Chargé d’évaluer les dispositifs de consultation des détenus, d’expression collective et de médiation initiés dans quelques prisons françaises, le chercheur Christian Mouhanna mesure les difficultés de leur mise en œuvre sur le terrain.
Chercheur au CNRS-CESDIP, Christian Mouhanna a participé à plusieurs groupes de travail sur la violence en prison. Il est l’auteur d’études sur les procédures rapides de jugement, la police urbaine et l’exécution des sanctions pénales en milieu ouvert.
Quel est l’objet de l’évaluation qui vous été confiée par la direction de l’administration pénitentiaire (DAP) ?
Évaluer les dispositifs de consultation, d’expression collective des détenus, de médiation entre les acteurs d’un conflit (détenus, ou surveillant-détenu), ou de participation des détenus à un certain nombre de décisions. Différentes expérimentations ont en e et déjà été menées, soit à l’initiative de certains directeurs, soit à l’initiative de la DAP, à la suite du rapport Brunet-Ludet sur l’expression collective des détenus. Cette nouvelle mission s’inscrit dans la lignée de précédents travaux sur les violences en milieu carcéral auxquels j’ai participé. Il existe toute une série de rapports qui établissent un lien entre violence et manque de dialogue, la violence survenant quand tout autre type d’expression a échoué. Ce nouveau travail vise à repérer les conditions pour qu’un dispositif puisse être mis en place et fonctionner. Le rapport n’est pas publié, mais nous mesurons d’emblée la difficulté de passer de préconisations nationales à un ancrage dans les pratiques sur le terrain.
Quelles sont ces conditions à réunir pour que des dispositifs de consultation et médiation soient mis en place ?
En premier lieu, il faut une volonté de l’administration centrale. Il y a des endroits où si la centrale n’impulse pas, rien ne se passe. Or, la dynamique d’expérimentation varie énormément d’un directeur de l’administration pénitentiaire à l’autre. La DAP ne doit pas non plus imposer un cadre trop précis, il faut que les acteurs locaux puissent adapter la « bonne idée » à leur situation: particularité de l’établissement, des publics accueillis, des modes de gestion antérieurs, des habitudes prises… Toute la difficulté est de passer du bricolage autorisé à un dispositif institutionnalisé, mais qui ne définisse pas de manière microscopique ce qu’il faut faire, sur quels sujets doit porter le dialogue par exemple… Cela déresponsabilise les acteurs.
Nous avons pu voir en effet que sur la consultation des détenus, les textes sont plus restrictifs que certaines expériences locales, si bien qu’un directeur a par exemple restreint le champ de la consultation après le décret sur l’article 29 de la loi pénitentiaire.
Oui, au lieu de donner de l’air, la loi ou les directives peuvent renforcer le carcan. J’ai d’ailleurs observé que les dispositifs marchent souvent mieux quand ils sont « clandestins », ou tout au moins discrets. Il y a des dispositifs informels de consultation de détenus qui fonctionnent depuis très longtemps dans quelques établissements. A une époque dans l’administration, il y avait une sorte de « droit à l’expérimentation ». De ce point de vue, on a fait un saut en arrière.
Au niveau d’un directeur de la prison, quelles sont les conditions pour parvenir à mettre en place ces dispositifs de médiation ?
La grande majorité des directeurs que nous rencontrons sont favorables à cette approche de renforcement du dialogue. Mais il faut plus, le chef d’établissement doit s’impliquer fortement, comme le montrent les exemples où cela a fonctionné. Et qu’il dispose d’une « fenêtre de tir » : que du haut en bas, tout le monde soit à peu près d’accord. Il suffit de l’opposition de trois syndicalistes pour bloquer le système ou d’une situation exceptionnelle, par exemple un afflux massif de détenus, suite à la fermeture d’une prison de la région. Toute l’énergie est consacrée à gérer cette arrivée et les dispositifs passent à la trappe. Le partenariat public privé dans les prisons en gestion déléguée restreint aussi les marges de manœuvre: sur certains aspects de la vie quotidienne, l’AP n’a plus de prise, comme les menus par exemple. Il ne sert à rien d’en discuter avec les détenus, les contrats passés avec le prestataire privé étant impossibles à modifier. Enfin, il faut que le directeur ait le temps de mettre en place les dispositifs, mais aussi de les faire évoluer, d’apporter des corrections après évaluation. Or, beaucoup ne restent que deux-trois ans au même poste. On a pu voir un chef d’établissement fortement engagé dans plusieurs dispositifs, remplacé par un nouveau directeur qui n’en n’avait rien à faire : tout est tombé à l’eau.
Et au niveau des surveillants, quelles sont les conditions pour que ces dispositifs puissent voir le jour ?
Il est nécessaire que les surveillants soient un minimum investis. C’est là que tout se complique. Comment faire comprendre au surveillant de base qu’il a intérêt à ce que ce type de dispositif soit mis en place, alors qu’il s’en sent souvent exclu et que les discours syndicaux sont très hostiles ? Il faut que les personnels aient l’impression d’y gagner quelque chose. Sinon, le surveillant peut se dire : « Je dois bosser plus et je n’ai rien en retour. » Pourtant, les effets bénéfiques de ces dispositifs en termes d’apaisement des tensions et de diminution des violences sont évidents.
Pourquoi les surveillants se sentent exclus lors de la mise en place de ces dispositifs ?
Parce qu’on reste dans un modèle où les bonnes idées descendent du haut vers le bas. On gère les surveillants comme il y a vingt ou trente ans, alors que ce ne sont plus les mêmes. Ils ont plus de qualifications, ils pourraient très bien proposer des choses, initier des bonnes pratiques. Or, si on ne leur demande jamais leur avis, la plupart disent quand le dispositif leur est présenté : « On écoute les détenus et pas nous. » Pourquoi ne serait-il pas possible que cinq surveillants se mettent autour d’une table dans un établissement et fassent des propositions ? Si les personnels ne s’approprient pas un dispositif, il sera abandonné au premier problème de sécurité, et même désigné comme responsable.
Les dispositifs que vous observez ont pu être l’occasion d’expérimenter de nouveaux modes d’organisation au sein d’un établissement ?
Rarement. Le plus souvent, cela manque de cohérence avec le reste. L’incohérence est criante dans les prisons modernes, où l’intervention demandée aux surveillants se limite à appuyer sur des boutons. Leur marge de manœuvre se situe dans le fait d’ouvrir ou pas la porte de la cellule, ou de mettre cinq minutes au lieu d’une seconde pour ouvrir la porte du sas. Or, c’est tout l’inverse qu’il faut faire pour réduire les tensions : il faut plus de dialogue, mieux se connaître. Et que l’interaction avec le détenu soit encouragée et reconnue comme faisant partie intégrante des missions de surveillant pénitentiaire.
Vous évoquez là un changement en profondeur du métier de surveillant…
Oui, on ne pourra pas imposer aux surveillants de faire de la médiation et de la consultation des détenus : il faut une véritable formation et réflexion commune, avec de la formation continue pour relancer, rappeler… La médiation n’est pas une approche évidente à intégrer. Il n’est pas facile pour le surveillant impliqué d’accepter la médiation assurée par un supérieur, par exemple. Les détenus non plus n’adhèrent pas nécessairement à l’idée de la médiation. Il peut y avoir beaucoup de freins et de résistances de part et d’autres. Faute
Toute la difficulté est de passer du bricolage autorisé à un dispositif institutionnalisé de consultation des détenus
d’une démarche ambitieuse de « conversion » des surveillants, il y aura dans chaque établissement quelques personnels qui adhèrent au dispositif, une masse qui regarde et une minorité hostile très virulente avec un discours démagogique sur les « prisons quatre étoiles » et la « voyoucratie ».
L’administration centrale est-elle prête à cette évolution ?
La centrale m’apparaît ambivalente: elle veut développer des dispositifs de médiation/expression, et en même temps que perdure cette organisation visant à tenir à distance surveillants et détenus pour éviter la collusion, les trafics, etc. Cette espèce d’homologie et de jalousie récurrente des surveillants vis-à-vis des détenus provient notamment du fait qu’ils se sentent eux aussi suspectés, contrôlés, encadrés par leur administration. Ce qui n’empêche pas les trafics d’ailleurs, comme pour les détenus, mais on ne veut pas le reconnaître.
Il semble y avoir des fractures entre personnels, certains commençant à valoriser le dialogue avec les détenus, d’autres stigmatisant fortement cette approche.
Oui, il y a une vraie fracture sur ces questions, parfois entre syndicats, mais aussi à l’intérieur d’un même syndicat. Et globalement les blocages ne viennent pas tant des surveillants individuellement que des syndicats. Antoinette Chauvenet dit toujours qu’il y a une intelligence individuelle des surveillants, mais que leur discours collectif s’inscrit presque à l’encontre de leur pensée personnelle. Qui peut être contre un dispositif qui fait baisser les tensions et violences? Cela rappelle inévitablement les débats dans les années 1990 sur l’arrivée de la télévision en cellule, avec d’un côté des surveillants qui avaient depuis longtemps proposé cette idée et s’étaient vu répondre que ce n’était pas pensable. De l’autre, des surveillants résolument contre. Quelques années après, plus aucun ne pouvait envisager qu’il en soit autrement. Pareil pour les UVF, qualifiées de « bordels » par certains syndicats lors de leur création, alors que tout le monde en reconnaît l’utilité aujourd’hui.
Comment mesurez-vous si les dispositifs marchent ou pas ?
C’est toute la question. Il est possible de mesurer l’évolution du nombre d’incidents, de procédures disciplinaires… Mais des facteurs de pérennisation tels que l’adhésion d’une majorité de surveillants, c’est plus difficile. Nous réalisons des entretiens avec les acteurs dans les établissements concernés. Sur la question de la consultation des détenus, il est notable qu’aucun directeur dans les endroits où nous sommes allés n’a prévu d’élection de représentants des détenus, contrairement à d’autres pays.
Jusqu’où sont allés les dispositifs les plus ambitieux ?
Jusqu’à la délégation aux détenus d’un petit budget à gérer pour qu’ils organisent des loisirs, activités, interventions extérieures. Mais cela reste plus limité qu’ailleurs.
Il y a une intelligence individuelle des surveillants,
mais leur discours collectif s’inscrit presque
à l’encontre de leur pensée personnelle
Le plus simple à mettre en place, n’est-ce pas la médiation, permettant de répondre aux incidents autrement que par une sanction disciplinaire ?
Je ne vois pas beaucoup d’exemples de médiations conçues comme alternative à la procédure disciplinaire. Ce dispositif est accepté par le personnel quand il intervient à côté ou après la sanction. Il s’agit seulement de regrouper les protagonistes d’un incident pour comprendre comment ils en sont arrivés là, comment peut-on continuer à vivre ensemble, clarifier les choses…
Ce que vous dites n’est pas très encourageant…
J’en suis désolé, mais il faut à mon avis affronter la complexité, faute de quoi on reste au niveau des bonnes intentions et d’initiatives peu pérennes. La première chose à faire dans un établissement, c’est un diagnostic sur les facteurs de violence. Par exemple, la cour de promenade est souvent le lieu des pires phénomènes. On peut l’expliquer par le manque d’activités dans certaines prisons. Les détenus sont toute la journée enfermés, sauf deux heures de promenade, si bien que lorsqu’ils sortent, c’est le défouloir. Augmenter le temps d’activité hors cellule réglerait pas mal de problèmes. La cour est aussi un espace où souvent, il n’y a pas de surveillants. C’est ambivalent, parce que plus on a de surveillance, moins on a de liberté, mais s’installent alors des logiques de violences et sujétion. De même, dans certains centres de détention où les portes des cellules sont ouvertes en journée, certains détenus préféreraient que ce soit fermé pour se protéger des autres. Ces problèmes sont compliqués, ils obligent les surveillants à s’impliquer plus dans la gestion des groupes de détenus, ça oblige à des remises en cause des pratiques à tous les niveaux.
N’y a-t-il pas une nouvelle impulsion à la DAP pour relancer ces dispositifs ?
Si, mais les gens sont quand même échaudés, beaucoup ont peur d’apparaître laxistes, c’est souvent ce qui arrive quand la gauche est au pouvoir. En ce sens, la loi Taubira est certes bien en deçà de ce qu’on pouvait en attendre, mais je trouve déjà exceptionnel qu’elle ait été adoptée. Dans d’autres ministères, il n’y a pas même le début d’une telle approche. Il est hors de question au ministère de l’Intérieur de dire que l’on va faire de la police de proximité, privilégier la prévention et le dialogue, alors que tous les ténors guettent pour hurler à l’angélisme.
Recueilli par Sarah Dindo et Marie Crétenot