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Des moyens considérables… au mauvais endroit

Depuis 2002, des moyens considérables ont été dévolus aux centres éducatifs fermés et établissements pénitentiaires pour mineurs. En pure perte, selon Philip Milburn. Pour le sociologue, ces structures ne permettent pas une prise en charge éducative satisfaisante, et ne jouent aucun rôle dissuasif. Il en appelle au réinvestissement de suivis intensifs en milieu ouvert.

Philip Milburn, sociologue et professeur à l’université de Rennes 2, conduit des recherches sur les établissements privatifs de liberté pour mineurs.

Qu’est-ce qui distingue les centres éducatifs fermés (CEF), les établissements pour mineurs (EPM) et les quartiers mineurs (QM) ?

Les CEF dépendent de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Ils privilégient un objectif éducatif très renforcé, sans dimension carcérale ni présence de personnel pénitentiaire. Ils sont néanmoins fermés, les jeunes n’ont pas le droit d’en sortir. La durée de séjour est de six mois, renouvelables une fois. EPM et QM sont des structures pénitentiaires, où interviennent des éducateurs de la PJJ. La durée moyenne d’incarcération est de deux mois et demi. Les EPM répondent à l’idée qu’en incarcérant les mineurs dans des établissements spécifiques, sans contact avec les détenus adultes, avec un très fort encadrement d’éducateurs, d’enseignants et une présence médico-psychologique, une large place peut être accordée à l’éducatif. Les quartiers pour mineurs restent des unités réservées aux mineurs au sein d’une prison pour majeurs, l’éducatif et la scolarité sont très peu présents. En EPM comme en QM, le fonctionnement reste surdéterminé par le carcéral.

Y a-t-il une hiérarchie entre les trois types d’établissements ?

Pas dans les textes. Mais il y a une forme de gradation liée au parcours institutionnel du mineur: le juge décide d’un placement en CEF parce que les mesures en milieu ouvert ont échoué, puis en EPM s’il réitère ou a violé les règles du CEF ; et, s’il s’avère intenable en EPM, l’administration pénitentiaire le transfère en QM… On échappe ainsi au projet initial, assignant des objectifs spécifiques à chaque catégorie d’établissement: c’est le parcours du jeune au sein de chaque structure qui est déterminant.

Dans les trois types d’établissements, tensions et violences semblent omniprésentes. Comment l’expliquez-vous ?

Le degré de violence me semble assez conforme au profil des gamins accueillis : si l’on rassemble des bagarreurs dans un même endroit, ils vont se battre, c’est peu différent de ce qu’ils vivent dans leur quartier. Mais ces violences focalisent l’attention, du fait de leur concentration. La tension permanente me semble pourtant une difficulté plus prégnante, on passe constamment de situations de crise à des contextes plus détendus. Le séjour en CEF, avec un encadrement très fort, 24 heures sur 24 pendant six mois ou un an, s’avère extrêmement astreignant pour les gamins : pas de cannabis, de télé ou de jeux vidéo, obligation de se lever à 8 heures du matin. Le régime leur apparaît comme dur, l’ambiance entre les jeunes aussi, les anciens bizutent les nouveaux. Pour un mineur qui n’a pas connu d’autre placement, c’est extrêmement angoissant d’être projeté dans ce contexte. Certains se rebellent dès le départ, d’autres tiennent trois ou quatre mois, puis fléchissent et explosent, agressent un éducateur. C’est encore plus marquant en EPM. Le niveau de contrôle limite dans un premier temps les possibilités de violence… jusqu’à ce que le sur-encadrement devienne insupportable pour certains.

Les CEF accueillent-ils effectivement les « multi-réitérants ou récidivistes » à qui ils étaient initialement destinés ?

Le public s’est élargi à des jeunes moins ancrés dans la délinquance. Entre 2002 et 2012, la sécurité occupait une grande place sur l’agenda politique et les CEF sont apparus comme une panacée permettant de tenir à l’écart des quartiers les mineurs très difficiles, qu’on ne savait pas où mettre ailleurs. Des foyers classiques ont été transformés en CEF, politique délibérée appuyée par la PJJ et le secteur associatif habilité qui développait ainsi son activité [en 2014, 33 CEF sur 50 sont gérés par des associations, ndlr]. Des places en CEF ont été créées au-delà du nécessaire, au détriment d’autres structures extrêmement efficaces – centres éducatifs renforcés, centres de placement immédiat – qui permettaient de sortir assez brièvement le jeune de son milieu pour le recadrer. De sorte que les juges pour enfants n’ont plus le choix : il n’y a de place qu’en CEF, qui deviennent dès lors « la pire des solutions à l’exclusion de toutes les autres ».

De nombreux éducateurs ont décrié le nouveau modèle éducatif promu via les CEF et EPM, « intégrant la contrainte au cœur du système de prise en charge ».

Ils suivent le mot d’ordre de leurs syndicats, affirmant qu’on ne peut pas éduquer sous contrainte. Ce n’est ni totalement faux, ni totalement vrai. Une prise en charge sous le mode de la contrainte est parfois nécessaire, ils le savent mais ne veulent pas l’assurer. En ce sens, les CEF les arrangent bien. On garde bonne conscience à l’égard des « patates chaudes », les gamins dont on ne sait plus quoi faire : ils ne vont pas en prison, on leur assure une prise en charge éducative, avec l’idée que la contrainte ne devrait finalement pas faire de mal. Dans les années 1980, il n’y avait rien entre le placement classique en milieu ouvert et la prison. Lorsque des gamins devenaient intenables, les éducateurs, qui mettaient un point d’honneur à s’opposer à l’incarcération, rédigeaient parfois des rapports au juge précisant qu’« untel aurait besoin d’un coup d’arrêt », sous-entendu « un petit séjour en prison ». La théorie éducative n’a jamais su répondre au problème des enfants tellement perturbés et turbulents que la pédagogie ne suffit plus. Le contrôle en soi n’est pas pédagogique, mais il en faut pour faire de la pédagogie.

Le Contrôleur général dénonçait en 2010 l’absence, dans certains CEF, de « projet de service » et de « document individuel de prise en charge », ainsi qu’un recours « abusif voire usuel à des moyens de contrainte physique ». Vos observations corroborent-elles ce constat ?

La faiblesse du suivi est réelle, et renvoie à la difficulté d’assurer une prise en charge pédagogique individualisée là où le collectif est omniprésent. Notre recherche dans six centres (1) montre que les personnels travaillent dans l’urgence, sont accaparés par les problèmes du quotidien : des jeunes qui se disputent, fument un joint… Ils n’ont ni le temps ni les compétences de mener de travail éducatif positif, serein et continu. La plupart des éducateurs en CEF n’ont pas de diplôme dans le social, sont incapables de comprendre les problématiques des jeunes, d’un collectif. Ils parviennent à obtenir un comportement correct, mais traiter des problématiques de fond sur la délinquance, sur le côté psychologique et social, c’est zéro. Quant à la dimension « contention », c’est un vrai problème en CEF, même s’il est difficile d’estimer précisément la fréquence de ces situations taboues. Lorsqu’un jeune devient violent, les personnels doivent assurer leur sécurité et celle des autres jeunes, mais ne sont pas mandatés pour intervenir physiquement. L’approche qui prévaut est de ne pratiquer de contention, c’est-à-dire bloquer physiquement un gamin, que lorsqu’il menace autrui. Si cela se produit, on le contient le temps qu’il se calme. Il arrive cependant qu’un éducateur « bloque » au sol un gamin surexcité, pas dangereux, mais qui énerve tout le monde. Physiquement ce n’est pas plus violent qu’une prise de judo, mais la violence symbolique est très forte: la puissance institutionnelle s’exprime physiquement. L’équipe en sort très mal à l’aise, parce que ce n’est pas son métier. Et elle doit maintenir une relation censée être pédagogique avec le gamin. Il faudrait restructurer le fonctionnement organisationnel, avec des éducateurs référents assurant le suivi individuel et d’autres, plus proches d’animateurs, orientés sur les activités et le collectif, évitant aux premiers de se retrouver en situation de con it ouvert avec les jeunes.

Cette répartition des tâches – éducation assurée par la PJJ et contrainte par la pénitentiaire – fonctionne-t-elle en EPM?

Oui, paradoxalement, le suivi pédagogique par les éducateurs y est plus efficace qu’en CEF, car les surveillants assurent la dimension de contrôle du comportement. Ils ne trouvent pas forcément ça drôle, mais c’est dans leurs missions et ils ne sont pas censés avoir une relation pédagogique avec le jeune. Les éducateurs peuvent ainsi faire de l’éducatif à plein temps. Idem à l’école, les élèves sont trois par classe, un surveillant reste derrière la vitre et intervient à la moindre anicroche. Les enseignants peuvent enseigner, faire un vrai travail de re scolarisation. Au niveau scolaire, les gamins progressent en EPM.

Les binômes surveillant pénitentiaire-éducateur, instaurés en EPM, s’inscrivent-ils dans cette logique ? A quelles difficultés se heurtent-ils ?

Ces binômes permettent aux surveillants et éducateurs de travailler en bonne entente. C’est tout. Confrontés ensemble aux gamins pendant les repas, quelques loisirs, ils constatent que leur régime de fonctionnement est proche. Les surveillants saisissent la part de contrainte et de rappel à la règle dans le travail des éducateurs, qui perçoivent la part d’éducatif assumée par les surveillants. Les jeunes les voient travailler ensemble, comprennent qu’ils ne peuvent pas les monter les uns contre les autres. Le grand problème encombrant leur cohabitation, c’est que le surveillant se pense comme représentant de l’institution et dernier maillon d’une chaîne hiérarchique, quand l’éducateur se pense comme un professionnel prenant des initiatives individuelles pour répondre aux besoins des jeunes. Qui au besoin s’assoit sur l’institution, parce que pour bien éduquer il faut parfois oublier l’institution pour que l’enfant puisse se la réapproprier. Si un gamin chahute, l’éducateur veut une réponse immédiate. Il l’emmène dans sa chambre, le prive d’un objet ou d’une activité, et discute avec lui de la sanction. Le surveillant est obligé de rédiger un rapport, il craint de se faire taper sur les doigts si la sanction n’est pas légale, que ça crée une émeute, et que ça lui retombe sur le dos. Étonnamment, il préfère souvent ne pas sanctionner, là où l’éducateur pense que c’est nécessaire.

Les jeunes comprennent-ils l’ambiguïté instaurée par la cohabitation PJJ/Administration pénitentiaire ?

Il y a parfois un déficit de sens dans leur tête. Certains pensent aller en prison «à la dure» pour «payer le prix», et ils se retrouvent un peu à l’école, avec l’éducateur derrière eux en permanence, des activités comme au CEF ou dans n’importe quel foyer. Leurs relations peuvent être meilleures avec les surveillants, sur un registre de rapport de force virile, qu’avec les éducateurs, parfois plus sévères, avec qui il faut causer, ça leur « prend la tête ». S’il était travaillé, ce brouillage pourrait se montrer utile, les obliger à comprendre que la prison ne se réduit pas à payer le prix et être quitte. La brièveté de leur séjour, à de rares exceptions près, ne permet pas ce travail. Au bout de deux mois, ils sont à peine sortis du brouillard qu’ils sont libérés ou en CEF.

Pouvez-vous expliquer les mesures de bon ordre et les régimes différenciés en EPM ?

Ces jeunes sont susceptibles d’avoir des actes subitement violents. Par exemple, parce qu’ils n’aiment pas les petits pois, ils jettent leur assiette à la figure du surveillant. Ce geste relève de la commission de discipline. Mais de tels incidents sont si fréquents qu’on passerait son temps à ces commissions – on en compte 450 par an dans certains EPM. De plus, la commission de discipline se réunit quatre ou cinq jours plus tard, l’effet sanction est inepte. D’où la création de ces mesures de bon ordre, qui sont des sanctions légères, pouvant être prises immédiatement, en accord avec les éducateurs et les surveillants. Elles peuvent consister à priver l’enfant de ping-pong ou de jeu vidéo le soir. Elles permettent de gérer les micro-sanctions au quotidien, sans mobiliser une procédure très lourde. Le régime différencié, quant à lui, est un système de « carotte et de bâton », rétribuant les bons comportements par un changement de régime: du plus dur, avec très peu de droits et aucune activité de loisirs, à un régime intermédiaire accordant un peu de liberté et à un régime de « responsabilité » laissant les gamins plus autonomes, leur permettant de regarder des films, de rester plus tard le soir, etc. Une régression indique le fait que l’enfant a perdu son droit à l’autonomie parce qu’il n’a pas su être responsable. Elle doit lui faire comprendre qu’il peut récupérer des droits en se comportant mieux. L’affectation des mineurs dans tel ou tel régime est décidée lors des commissions pluridisciplinaires uniques (CPU), selon une équation complexe : comportement, scolarité, ancienneté dans l’incarcération, appartenance à une bande, problèmes psychologiques, risque de suicide (la grande angoisse des personnels, bien plus que l’évasion)… Les débats peuvent être longs, des logiques s’opposent : un enfant peut être vulnérable du point de vue des psychologues, et perturbateur pour les autres.

En quoi le régime des QM diffère-t-il de celui des EPM ?

Le suivi éducatif est très léger en quartier mineur. Des éducateurs viennent de temps en temps, ils essaient de suivre les gamins, d’établir le lien avec leur famille. La scolarisation est obligatoire, mais aléatoire : quatre jours par semaine, pas pendant les vacances – un jeune incarcéré en été ne verra pas un enseignant –, si les mômes ne veulent pas y aller, ils mettent le bazar. Les gamins peuvent traîner dans leur cellule, regarder la télé, fumer, communiquer avec les majeurs lors de déplacements ou par les projections – ce qu’ils ne peuvent pas faire en EPM. Certains s’acclimatent très vite, le QM devient leur deuxième maison. La relation est généralement bonne avec les surveillants, qui sont leur principal interlocuteur et souvent ne portent pas l’uniforme, au profit du survêtement. Ceux-ci sont généralement volontaires pour l’affectation en QM, ont envie de travailler dans cet environnement. Ce n’est pas le cas en EPM, beaucoup demandent le poste pour retourner dans leur région d’origine. Sans avoir nécessairement les compétences pour travailler avec des mineurs. C’est encore un paradoxe: l’encadrement pénitentiaire est parfois meilleur en QM qu’en EPM. Les jeunes fanfaronnent en disant qu’ils préfèrent le QM, censé être un endroit tranquille où on n’a pas en permanence sur le dos des éducateurs, animateurs, enseignants, psychologues… En réalité, ce quotidien, beaucoup plus proche du « carcéral pur » des majeurs, est dur, tenable sur deux ou trois mois, guère plus. Dans les deux cas, la logique pénitentiaire reste prégnante. Par exemple, on va consacrer 3/4 d’heure d’une CPU à élaborer un projet pour un mineur, en présence de son éducateur PJJ qui a fait 300 km pour être là. Et on apprend le lendemain qu’il est transféré. Tout le boulot est à recommencer.

Pourquoi une majorité de mineurs restent détenus dans des quartiers mineurs, quand cinq EPM sur six disposent de places non occupées ?

La principale raison, c’est la proximité. Il n’y a que six EPM en France, aucun dans l’Est. Les trajets sont trop chers et trop longs pour les parents, alors que le lien avec la famille est un élément fort. Ne pouvant pas multiplier les EPM, l’administration est obligée de garder les quartiers mineurs. Par ailleurs, l’ouverture des EPM ont porté à 1 000 le total des places de prison pour mineurs, dont une part reste inoccupée. Les EPM devaient permettre aux juges de prononcer des peines conjuguant la dissuasion avec une forte dimension éducative. Ça n’a pas fonctionné, la plupart des juges et tribunaux pour enfants évitent à tout prix l’incarcération, ultime recours selon l’ordonnance de 1945. Ils n’ont pas pris l’option de « la prison éducative », plutôt celle des CEF.

Pensez-vous que vouloir faire du temps de détention un temps d’éducation ou de rééducation soit voué à l’échec ?

Sur deux mois, c’est de l’utopie. Des moyens considérables sont mis en EPM: 115 adultes pour 40 jeunes, des enseignants de haut niveau, des éducateurs diplômés bac + 3. C’est un dispositif extrêmement lourd, riche en apports, qui pourrait être efficace si les mineurs y restaient plus longtemps. Mais on ne peut évidemment pas appeler à « sur-incarcérer » pour des raisons éducatives, qui ne correspondent pas à l’objet légal de la prison (sanction, rétribution, dissuasion, neutralisation). Dans la mesure où la prison pour les mineurs est prévue par la loi, où les juges et les services éducatifs l’invoquent comme horizon auprès des jeunes et de leurs familles, on ne peut éviter d’y avoir recours, pour de courtes durées, sauf à discréditer l’action socio-judiciaire. Mais les moyens déployés en EPM seraient dix fois plus rentables en termes d’évitement de la récidive s’ils étaient investis dans une prise en charge intensive à la sortie de prison, par un éducateur référent. La prison ne peut avoir de sens pour un jeune que si elle est retravaillée dès la sortie avec son éducateur. Qui fasse un travail de fond, le voie tous les deux jours, l’envoie à l’école, faire du sport, avec le juge dans le cadre d’un contrôle judiciaire ou autre prise en charge en milieu ouvert. On aurait des résultats et ça ne coûterait pas plus cher.

Recueilli par Barbara Liaras `

(1) C. Lenzi, P. Milburn, Les Centres éducatifs fermés, La part cachée du travail éducatif en milieu contraint, Mission droit et justice (sous presse).


« On ne peut pas savoir ce qui va se passer »

« Ici [au quartier mineurs], si tu veux, tu dors. Si tu ne veux pas aller à l’école, tu ne vas pas à l’école. Tu as la télé. Tu es bien. […] En fait, la prison, ce n’est pas ça qui m’a fait arrêter… On va dire que ça ne m’a pas traumatisé… Il y en a, ça y est, je ne fais plus de conneries ! Non, moi, ça ne m’a pas traumatisé, je ne suis pas content d’être là-bas, je n’étais pas content d’être là-bas, j’étais dégoûté… je me dis, je fais des conneries, c’est comme ça… Je n’ai pas envie de refaire des conneries, hein… mais voilà, je dis ça maintenant, mais demain je vais aller voler aussi… c’est pour ça, on ne sait pas, on ne peut pas savoir… c’est ce qui va se passer dans la rue. »

Adrien, 16 ans, condamné à six mois dont trois avec sursis Extrait de G. Chantraine, Trajectoires d’enfermement, récits de vie au quartier mineurs, Cesdip, 2008