Créée par un visiteur de prison, la ferme de Moyembrie en Picardie accueille une vingtaine de sortants de prison en « placement extérieur ». Une mesure d’aménagement de peine dont les mérites sont reconnus, permettant un accompagnement soutenu. A Moyembrie, les anciens détenus réapprennent la liberté, la fierté d’accomplir un travail de ses mains, la vie en collectivité et l’entraide. Rattachée depuis quatre ans au mouvement Emmaüs, cette structure d’insertion traverse aujourd’hui de graves difficultés économiques.
Une lettre comme un appel. Un matin de 1983, Jacques Pluvinage reçoit le courrier d’un détenu qu’il suit comme visiteur de prison. Entre les lignes, transparaît l’angoisse de la sortie, l’inconnu de l’après, l’isolement de celui qui est devenu son ami. L’ingénieur agronome à la retraite et sa femme Geneviève décident de changer radicalement de vie : ils vendent tout ce qu’ils possèdent, achètent une ferme à l’abandon à Coucy-le-Château-Auffrique (Picardie). Ils y accueilleront quelques semaines plus tard l’auteur du courrier, à sa sortie de prison. « De fil en aiguille, de bouches à oreilles, il y en a d’autres qui sont arrivés », raconte Jacques. Puis, c’est au tour d’un juge de l’application des peines de Meaux de leur demander d’accueillir un détenu à sa sortie de prison. Le soir même, il dort à Moyembrie.
Ré-apprendre la liberté
« Venir en aide à celui qui veux s’en sortir. » La devise du fondateur de la ferme reste d’actualité pour les huit salariés et les nombreux bénévoles qui font vivre cette structure désormais affiliée au mouvement Emmaüs. Pour être accueilli à Moyembrie, il faut être volontaire. Après une demande écrite, une première rencontre est organisée en détention. L’occasion pour un membre du bureau de l’association d’expliquer au postulant les règles de la ferme: interdiction de quitter les 20 hectares du domaine sans autorisation ou sans être accompagné d’un encadrant, respect des règles de vie en communauté… Mais aussi le fonctionnement de la structure : quatre heures de travail le matin, rémunérées 620 euros par mois, aux ateliers de maraîchage, d’élevage, à la fromagerie, en cuisine ou à l’entretien de la ferme. Les après-midi sont consacrés aux démarches d’insertion : réouverture des droits sociaux, recherche d’un emploi, d’un logement, achat d’une voiture… Si Moyembrie permet aux sortants de prison de reprendre pied, le projet de la ferme est surtout d’assurer un tremplin pour un retour dans le monde extérieur. Après la première rencontre en détention, les détenus viennent découvrir la ferme lors d’une permission de sortir. L’occasion pour eux de découvrir les lieux, d’appréhender ce que pourrait être cette nouvelle étape de leur vie. Au terme de cette rencontre, l’avis des encadrants et des autres résidents est aussi pris en compte dans la décision finale d’accueillir ou non le postulant. Le dernier mot revient au service de l’application des peines, qui accorde ou refuse la mesure de placement extérieur.
« Mon corps était endormi et il s’est réveillé »
« Les premières semaines, j’ai senti mon corps revivre avec le travail. Mon corps était endormi et il s’est réveillé. C’est très important pour moi de me sentir vivant », confie Ahmed. « Ici, on voit des gens émerger alors que dans la vie, ils ont parfois sombré. On utilise ses mains, des mains intelligentes. Le travail est directement visible par ceux qui l’effectuent et on peut en être fier. Quand on découvre sa fierté, on est sur la bonne voie ! », s’enthousiasme Jacques Pluvinage.
Dès 8 heures chaque matin, retentit le son des voix et des machines dans la vallée picarde. A l’atelier bâtiment, vérification des chaînes des tronçonneuses et des niveaux d’essence des tracteurs. Avant d’entamer les travaux du jour : débroussaillage des talus et élagage. A l’atelier élevage, David et Christophe achèvent la traite des 22 chèvres alpines commencée une heure plus tôt, puis emportent leur collecte à la fromagerie qui jouxte la grange. Ils iront ensuite s’occuper des chevreaux, nourrir poules et poulets, chercher, compter et tamponner la centaine d’œufs récoltés quotidiennement. Il y a aussi Jérôme, dont les fromages de chèvre ont un succès qui ne se dément pas. Mais l’activité principale de la ferme, c’est le maraîchage. Salades, carottes, tomates, oignons, topinambours, framboises, rhubarbe, pommes de terre… la vingtaine d’anciens détenus affectés à ce chantier cultivent une diversité impressionnante de fruits et légumes biologiques. Ils seront distribués aux adhérents des quatre associations de maintien d’une agriculture paysanne (AMAP) ayant passé un partenariat avec la ferme.
« Le travail aux champs ou sous les serres est intense, notamment en ce moment et il ne permet pas souvent de prendre le temps de se poser, de discuter », confie Simon, encadrant, arrivé il y a quelques mois et conquis par la dimension sociale et humaine de la ferme. Les livraisons du mercredi ouvrent une parenthèse : « Ce trajet hebdomadaire vers Montreuil est pour moi une occasion privilégiée de passer trois heures de route pour discuter avec les gars, mieux faire connaissance, faire le point avec ceux qui m’accompagnent à tour de rôle. » A l’arrivée, discussions animées avec les « AMAPiens » sur les fruits et légumes dans le panier du jour, sur la météo de la semaine passée et à venir… Une complicité forte s’est installée entre des producteurs sur le chemin de la réinsertion et des bénéficiaires qui soutiennent le projet de la ferme, venant parfois prêter main forte à Moyembrie.
« La réinsertion, c’est à nous de la faire »
Après le travail, c’est à la porte d’Edmée que les résidents viennent frapper. Salariée de l’association, elle les accompagne dans leurs démarches administratives, leur recherche d’emploi, d’un logement, ou encore d’un médecin. En arrivant, il faut souvent refaire la carte d’identité, ouvrir des droits à la CMU, ou encore s’inscrire pour passer ou repasser le permis. « Il y a une solidarité incroyable à Moyembrie ! », se réjouit Anne-Marie Péry, présidente de l’association: «Les gars se donnent des tuyaux dans leur recherche de logement ou de travail. » Les résidents disposent d’une chambre individuelle qu’ils peuvent agencer comme ils l’entendent et dont ils ont la clé. Cet espace d’intimité permet à chacun de se retrouver, d’accueillir sa famille, de renouer des liens avec ses proches. Les résidents réapprennent aussi à gérer un budget: outre les paiements pour les parties civiles que certains doivent effectuer, chacun verse 280 euros par mois à la ferme, pour le logement, les repas, les assurances ou les déplacements. « Le principal, c’est de montrer qu’on est capable de faire quelque chose de bien, se réadapter, travailler, payer nos factures, avec notre paye. La réinsertion, c’est à nous de la faire », explique Jean-Philippe. Cela passe aussi par le « loisir encadré » : dans la grande pièce commune, où se prennent les repas collectifs, un planning d’activités est affiché. Les pensionnaires doivent s’y inscrire pour se rendre au cinéma, au foot, en randonnée, à la brocante ou encore au musée. « Ce n’est pas une mini-prison mais un espace où on apprend la liberté », défend Anne-Marie Péry. Un lieu dans lequel la confiance et la responsabilisation sont des valeurs centrales. En dépit des échecs, qui sont de « deux sortes » selon la présidente : « Il y a ceux qui, souvent en début de séjour, transgressent tellement le règlement que le retour en prison est inévitable. Et il y a des personnes qui partent de Moyembrie sans solutions. Mais l’an dernier, tous les gars qui sont passés par la ferme avaient un logement à leur sortie. Et plus de 60 % d’entre eux avaient un travail ou une formation qui les attendait. » Quant aux évasions de ce domaine sans murs d’enceinte ni barreaux, elles sont rarissimes.
Un modèle menacé
Malgré de très bons résultats en matière de réinsertion et de lutte contre la récidive, l’association est aujourd’hui en danger, avec un budget annuel une nouvelle fois en déficit. Au point que trois permanents sur huit viennent d’être licenciés pour raisons économiques et que la ferme s’est vue contrainte de faire appel à Emmaüs pour assurer sa survie. En plus des charges salariales de ses encadrants, une partie de la rémunération des résidents – 150 euros, sur les 620 euros mensuels au titre de leur contrat de 20 heures hebdomadaires – reste en effet à la charge de l’association, une fois les sommes perçues au titre des aides des contrats aidés (CUI-CAE) et des indemnités journalières versées par le ministère de la Justice. Côté recettes, moins d’un cinquième du budget provient de la vente de la production de la ferme. L’association tire ses ressources des adhésions et dons, mais aussi et surtout des financements publics. « Le prix de journée en détention est de 80 euros. Pour un placement extérieur, le ministère de la Justice ne nous verse que 21 euros, alors même que les études montrent que les résultats en matière de lutte contre la récidive sont meilleurs quand on bénéficie d’un tel aménagement de peine », s’insurge Anne-Marie Péry. Elle plaide non seulement pour une hausse significative de ce taux journalier, mais aussi pour une sécurisation de ce mode de financement. Car du jour au lendemain, les services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP) peuvent fortement limiter, voir même supprimer, le financement des mesures de placement extérieur, menaçant ainsi le modèle économique des structures d’insertion. En outre, la levée d’écrou d’un résident entraîne automatiquement la fin de son financement journalier par le ministère de la Justice, mais ne signifie pas forcément la fin de son séjour à la ferme. « On ne peut pas demander à un résident de partir au motif que l’on n’est plus financé alors même que l’on n’a trouvé aucune solution pour lui », explique la présidente de l’association : « Ce serait prendre le risque de le faire retomber plus bas et donc, d’augmenter le risque de récidive. Tout le monde serait perdant ! » Ainsi, plusieurs mois s’écoulent parfois entre la fin du placement extérieur et le départ de Moyembrie. Enfin, l’association doit faire face au désengagement de certaines collectivités territoriales qui la soutenaient jusqu’à présent, tel le conseil régional de Picardie, qui invoque « un recentrage de ses financements sur ses compétences exclusives ».
Les responsables de la ferme de Moyembrie comptent dès lors sur la promesse de Christiane Taubira d’une augmentation de 12 % du budget en faveur du placement extérieur. Le manque de soutien économique à l’égard de ce type de structures d’accueil menace en effet une mesure de placement extérieur pourtant reconnue comme « particulièrement adaptée à la partie la plus vulnérable de la population pénale » (Rapport Borvo et Lecerf du 4 juillet 2012 sur le bilan de l’application de la loi pénitentiaire). Ainsi en témoigne Didier, résident depuis plu- sieurs mois à la ferme : « Je n’ai pas honte de le dire, s’il n’y avait pas eu Moyembrie, je serais passé sous un train. Aujourd’hui, je suis remonté. J’ai mon propre appartement, mes propres meubles, je suis fier de ce que j’ai réussi à reconstruire. » Et le fondateur de la ferme d’interpeller : « Aussi paradoxal que ça puisse paraître, j’ai découvert ici des gens de valeur. La société est complètement idiote de considérer ces gens comme des irrécupérables. »
Samuel Gautier
Didier « J’ai fait un mois et demi de prison, pour une connerie d’alcool. Mais ça a été les moments les plus durs de ma vie. A Moyembrie, on change de mentalité. On est plus près des autres, on donne plus, on est reconnaissant. Je reste souvent l’après-midi pour travailler et je le fais avec plaisir. Il en faudrait plus en France des lieux comme ça. S’il n’y a pas des “fermes de Moyembrie” qui nous récupèrent à la sortie de prison pour nous donner un coup de pouce, on ne put pas s’en sortir.
Franco « J’ai passé onze ans en prison. La vie carcérale, c’est une vie de répression. On n’est plus un être humain. On n’est plus qu’un robot qui doit obéir au doigt et à l’œil ou sinon c’est la punition. Il n’y a que la haine qui vous tient. Je me disais : je sortirai et ce ne sera pas moi tout seul qui paiera. En prison, j’ai toujours réfléchi à la haine qui m’habitait. Non seulement réfléchi mais aussi attisé. Depuis 8 mois que je suis ici, tout doucement on me fait changer d’avis. On me fait comprendre qu’il n’y a pas que la haine dans la vie. Qu’il y a aussi des personnes qui sont capables d’altruisme, d’aider les autres sans rien demander en échange, une chose que je n’avais pas connue dans ma vie antérieure. »
Didier « Quand je vois que l’on arrive à donner des beaux légumes, je suis fier parce que quelque part, c’est moi le papa! J’ai besoin de ce que je fais sinon, je vais tourner en rond, je ne vais pas me sentir bien. Je suis encore convalescent. Je suis en bonne voie par rapport à mes problèmes alcooliques mais j’ai besoin de me sentir occupé. Quand je suis arrivé ici, j’étais triste. J’avais tout perdu et j’avais envie d’en finir. J’ai passé un mois et demi en prison et ça m’a beaucoup marqué, du mauvais côté. Moralement, ça m’a tué. Après, il faut se reconstruire. Cela va faire 18 mois que je suis sorti et maintenant, ça va mieux. »
Ahmed « Ici, j’ai appris beaucoup de choses. Quand je suis arrivé, j’ai senti mon corps revivre. En prison, j’étais toujours allongé. Parfois, j’avais même la flemme de me lever pour aller en promenade. Il n’y a rien à faire en prison. Il n’y a presque pas de travail. Le seul objectif en prison, c’est qu’il n’y ait pas d’histoires, pas de bagarres. Ici, les premières semaines, j’ai senti mon corps revivre avec le travail. »
Francis « Après 20 ans en détention, je m’aperçois que tout a changé. Les gens, la mentalité, les nouvelles technologies dont je ne sais pas me servir. Je sais téléphoner seulement depuis très peu de temps. Je ne vois pas quelqu’un sortir au bout de 15 ou 20 ans sans rien. La sortie, c’est aussi une préparation psychologique. J’avais une appréhension de sortir définitivement. J’ai refusé plusieurs aménagements de peine, je n’étais pas prêt. Se remettre dans la vie de tous les jours, ce n’est pas facile, surtout quand on est seul. Ici, on se sent protégé. On vous aide. Sortir de la ferme, ce sera une deuxième sortie quelque part. »