Sorties sèches, manque de structures d’hébergement adaptées, stigmatisation… Après un passage en prison, les usagers de drogues doivent se confronter à un parcours du combattant pour accéder aux soins.
« L’incarcération est un traumatisme, mais la sortie l’est tout autant, lance Maxime Ruby, travailleur social au Csapa Pierre Nicole (Paris). Retrouver les activités, la foule, les transports… Il y a beaucoup d’angoisses, et personne ne m’a jamais dit « je gère ». » À la fin de la détention, les usagers de drogues, le plus souvent isolés, sans ressources et sans logement, subissent un choc démultiplié. Dans les établissements qui proposent une prise en charge spécialisée aux personnes souffrant d’addictions (Csapa et Caarud : voir l’encadré ci-contre), entre 43 % et 61 % (1) des patients ont déjà fait un passage en prison. Des incarcérations, souvent de quelques mois seulement, qui se soldent en général par des sorties « sèches », sans accompagnement permettant de se réadapter. Et dans le cas d’un arrêt – progressif ou contraint – des consommations, le risque de rechute est très élevé.
La coordination dedans-dehors en question
Autre constat alarmant : après un passage en maisons d’arrêt, le risque de décès par overdose est bien plus important chez les anciens détenus que dans la population générale (2). Car faute de moyens humains, la préparation du projet de soins en détention est souvent limitée, voire inexistante. « Les soignants sont surchargés de travail et il y a un gros turn-over de CPIP [conseillers pénitentiaire d’insertion et de probation]. Nos collaborations sont donc tout le temps bousculées », explique Maxime Ruby.
Le manque de préparation se fait ainsi sentir dès la première rencontre entre l’usager sortant de prison et le travailleur social. « On se retrouve parfois à gérer des urgences, à devoir trouver en 24 h un rendez-vous en Csapa ou en Caarud. C’est du bricolage », explique Nathalie Vallet, travailleuse sociale à l’Arapej 93, une association qui accompagne des sortants. Si les personnes qui font des allers-retours en prison sont en général connues dans plusieurs centres de soin, à la sortie elles peuvent pourtant se retrouver « parachutées » dans un endroit où elles ne connaîtront pas les soignants. « Les professionnels de l’extérieur disent qu’ils ont du mal à contacter ceux de l’intérieur parce que ces derniers sont débordés. De temps en temps, une ou deux personnes vont s’impliquer pour créer cette continuité, des médecins ou bien des CPIP. Mais en général, les choses sont compliquées, analyse la sociologue Myriam Joël. Les sortants ne sont pas toujours en capacité de dire ce qui a été fait en termes de soins. Ils restent souvent quelques jours sans traitement de substitution. Et pour le reste des pathologies, ils sont souvent dans la nature. »
Après un passage en maisons d’arrêt, le risque de décès par overdose est bien plus important chez les anciens détenus que dans la population générale.
Pour la Fédération Addiction, la diversité des acteurs concernés par le suivi des personnes souffrant d’addiction aux stupéfiants (unité sanitaire, SMPR, Spip, Csapa, Caarud…) et leur manque de coordination expliquerait aussi cette gestion désastreuse de la sortie. La mise en place, en 2011, d’un système de Csapa référent (3) pour les établissements pénitentiaires d’une même région a permis quelques améliorations : un travailleur social peut désormais être détaché pour préparer une sortie (initier les démarches administratives et l’orientation vers les structures de soins et d’hébergement pertinentes). Un système qui permettrait des orientations plus fluides, grâce au réseau et à l’expertise des éducateurs du Csapa.
Pour faciliter la passerelle dedans-dehors, des structures médico-sociales et des associations ont aussi pris l’initiative d’intervenir en prison. À Marseille, l’association d’autosupport Nouvelle Aube tient depuis cinq ans une permanence hebdomadaire aux Baumettes, en partenariat avec une éducatrice spécialisée ; en Île-de-France, le Caarud de Mantes-la-Jolie intervient à la maison d’arrêt de Bois d’Arcy pour proposer un soutien matériel (mandats, lessive, courrier…) et moral aux usagers incarcérés. À Perpignan, une « équipe mobile hépatique » composée de soignants et travailleurs sociaux suit les usagers pendant et après leur détention – en réseau avec une trentaine de structures locales. À l’origine de ce projet, André-Jean Rémy, chef de service de médecine sociale et hépato-gastroentérologue : « L’unité mobile permet une action spécifique et l’intervention de professionnels de santé moins étiquetés « prison ». Ce qui permet d’avoir un suivi plus facile, car lorsque les détenus sortent, ils ont tendance à ne plus vouloir avoir de lien direct ou indirect avec la prison. » L’équipe perpignanaise a déjà inspiré d’autres projets, notamment à Bordeaux ou Toulon. Des initiatives locales souvent suspendues à des volontés individuelles, à des budgets souvent précaires – et au bon vouloir de l’administration pénitentiaire.
L’obstacle administratif
Pour les usagers de drogues, les problèmes logistiques peuvent avoir des conséquences dangereuses : quand les soignants ne sont pas prévenus d’un départ, les détenus retrouvent leur liberté sans ordonnance… Donc sans pouvoir se procurer rapidement leur traitement en pharmacie. « Si on s’entend bien avec l’administration pénitentiaire, on va être informés de la sortie quand la personne est au greffe. On fait alors une ordonnance en vitesse. Mais si c’est le week-end ou le début de soirée, il n’y a en général plus personne à l’unité sanitaire – et la personne sort quand même », regrette Damien Mauillon, médecin intervenant à la maison d’arrêt d’Angers et président de l’Apsep (4).
Même avec une ordonnance en poche, les sortants ne sont pas pour autant garantis d’accéder aux soins dans les temps… Car une majorité d’entre eux doit alors entamer des démarches auprès de l’assurance maladie. Lorsque les séjours sont de courte durée et que la préparation à la sortie est quasi inexistante, la procédure d’affiliation gratuite à la sécurité sociale et l’inscription à la CMU-C n’ont souvent pas eu le temps d’aboutir. « On a beau dire qu’il y a un maintien de l’affiliation pendant un an à partir de la sortie de prison, dans les faits, il faut compter environ trois mois avant un réel accès gratuit aux médicaments, souligne Laurent Michel, médecin addictologue et directeur du Csapa Pierre Nicole. Pendant ce temps-là, c’est nous qui payons les traitements de substitution et tous les autres médicaments des patients. » Il n’est pas rare non plus que les sortants aient besoin de reconstruire des identités administratives tout entières. « Il y a encore beaucoup de gens qui sortent sans carte d’identité, même après plusieurs années en prison… Et sans ça, on ne peut rien faire, regrette Maxime Ruby. Si les demandes de RSA et d’affiliation à la Sécu était effectuées avant la sortie, ce serait plus simple. »
« Je ne vois pas bien comment on peut mettre en avant un objectif de réinsertion alors qu’on n’est pas foutus de donner un accès réel aux droits sociaux », s’énerve Laurent Michel. « Des personnes sous traitement de substitution se retrouvent à devoir payer le ticket modérateur et doivent supporter le regard du pharmacien devant leur bulletin de sortie de prison… Alors certains préfèrent retourner au marché noir pour acheter. » Fatigués par la complexité et la lenteur des démarches, soignants et travailleurs sociaux ne manquent pourtant pas d’idées pour faciliter une prise en charge urgente : pourquoi ne pas créer une CMU-C systématique et nationale pour tous les sortants de prison ? Une antenne CPAM dans chaque prison ?
Une priorité pour s’en sortir : le logement
« Ce sont des parcours morcelés : aide sociale à l’enfance, PJJ (5), addictions… La prison fait partie de la vie au même titre que l’addiction », rappelle Nathalie Vallet. « Certaines personnes ont du mal à se rappeler combien de fois et combien de temps elles y sont allées. Leurs séjours de quelques mois en détention sont intégrés, normalisés. Ils deviennent des longues peines à force de courtes peines. »
Quand on est dans la survie, trouver un logement pour se « poser » est alors la condition sine qua non pour (re)commencer à se soigner ou faire un travail sur soi. « C’est compliqué de se soigner quand on est à la rue », ironise Vincent Follet, travailleur social de l’association Gaïa-Paris (qui gère un Csapa et un Caarud). Là encore, c’est la débrouille : en France, seules quatre structures proposent un héberge- ment temporaire en même temps qu’un accompagnement médico-social spécialisé : le centre Pierre Nicole à Paris, l’Atre à Lille, le Mas Thibert en Arles et l’Aurore à Gagny (93). Et dans les centres d’hébergement pour sortants de prison, le nombre de places réservées aux usagers de drogues est réduit à peau de chagrin. L’intérêt de ces dispositifs est pourtant prouvé : ils permettent entre autres d’éviter les regards méfiants réservés aux sortants de prison et aux « toxicomanes ». Car, doublement fragilisées, ces personnes se retrouvent en effet doublement stigmatisées.
« Si une structure d’hébergement a une seule place et qu’elle reçoit dix demandes, elle va choisir la personne qui paraît la plus facile à réinsérer », constate Vincent Follet. Certaines structures d’hébergement s’abriteraient derrière leur professionnalisme pour effectuer un « tri » entre les types d’addictions. « Les CHRS (6) disent souvent qu’ils prennent les personnes ayant des problèmes avec l’alcool mais qu’ils ne sont pas en capacité de gérer les consommateurs des produits psycho-actifs socialement disqualifiés (comme le crack, l’héroïne ou les métamphétamines). En creusant pendant les entretiens, on se rend compte qu’il s’agit d’une forte stigmatisation des conduites addictives », souligne Myriam Joël.
Pour beaucoup d’usagers de drogues, un arrêt total des consommations est difficilement envisageable ; les contraintes d’un cadre rigide de soins ou d’hébergement, inefficaces. « Pour moi, un des fils rouges de notre travail, c’est de casser le cycle infernal rue-conso-prison-rue-conso-prison. Ou du moins d’agrandir les temps à l’extérieur » explique Vincent Follet. D’où l’intérêt d’une diversité de structures pour s’adapter aux différents profils. Constatant que l’hébergement collectif ne convient pas à de nombreuses personnes, des associations belges et françaises proposent par exemple, depuis 2011, un accès immédiat à un logement privé subventionné – avec un accompagnement médical et social et sans exiger l’arrêt des consommations. Les premiers résultats « encourageants » (7) confirment l’intérêt de l’expérimentation.
Pour beaucoup d’usagers de drogues, un arrêt total des consommations est difficilement envisageable.
« C’est difficile de changer de mode de vie et souvent, on veut aller trop vite. C’est pour ça qu’en Caarud, on parle d’accompagnement : on essaye de suivre la personne à sa vitesse et pas d’imposer des choses au nom de la santé, raconte Rosine Réat, qui fut psychologue en Caarud pendant plusieurs années. Mais pour arrêter d’exposer les usagers de drogue aux problèmes de santé, il faudrait commencer par ne pas mettre les mettre en prison. »
Par Sarah Bosquet et Manon Cligman
Caarud, Csapa, deux manières d’accompagner
Les Centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour les usagers de drogues (Caarud) sont, comme leur nom l’indique, spécialisés dans les techniques de réduction des risques (RDR). Les équipes de travailleurs sociaux, dont l’activité est encadrée par un décret de 2005, y mettent à disposition des usagers du matériel et les accompagnent dans leurs démarches administratives et leur parcours de soin.
Dans les Centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa), une équipe pluridisciplinaire (soignants et travailleurs sociaux) propose un accompagnement social aux usagers en même temps qu’un suivi médical et/ou psychologique. À l’origine, leur démarche (définie par un décret de 2007) est plus axée vers le sevrage – en tous cas le traitement du comportement addictif.
Dans les faits, les frontières entre les deux types de structures sont plus complexes. Plusieurs Csapa diffusent des outils de RDR, et les Caarud peuvent aussi accompagner un usager dans une démarche d’arrêt des consommations si ce dernier le souhaite.
Le doute qui s’installe, c’est l’ennemi public n°1
Roberto, habitant du centre thérapeutique résidentiel du Csapa Pierre Nicole depuis un an, a fait plusieurs passages par les maisons d’arrêt de Fleury-Mérogis et de Nanterre.
« Je suis arrivé ici en juin 2016, avec seulement ma bonne volonté. Je n’arrivais pas à me sevrer tout seul, et j’ai dit à l’équipe que je comptais sur leur expérience pour m’aider. Au début, c’était très dur, mais après les six premiers mois d’arrêt des benzos, j’ai réussi à respirer. Les benzo m’aidaient à dormir un peu et à me concentrer même en étant shooté à l’héroïne… C’était très dur de s’en débarrasser. Le mal-être que ça provoque… On arrive plus à réfléchir, on a un drap blanc sur les yeux. Comme je n’ai pas commencé à me droguer avec une ordonnance, je n’allais pas arrêter avec une ordonnance non plus.
Ce qui ma ’aidé à avancer, ça a été les groupes de parole. Pour identifier ses problèmes et les réparer. Comprendre que l’agressivité, l’impulsivité, ça a un lien avec les étapes de notre vie où on a été cassé, où tout était un chantier. Je ne savais pas ce que c’était de faire un travail sur soi-même. Pour tout vous dire, les émotions, les sentiments… J’ai l’impression d’avoir tout appris ici. Avant je pensais : « Tu es comme tout le monde, des fois tu es de mauvaise humeur quand tu te réveilles. Alors tape dans les murs et basta. » Pendant les soins, le doute qui s’installe, c’est l’ennemi public numéro un. Ici, il y a des éducateurs, le psychologue, et l’addictologue en bas, c’est rassurant. Tu peux leur parler de tes sentiments, de tes émotions. Ils ont une très grande expérience, ils peuvent répondre à tout, à des choses auxquelles personne d’autre ne pourra répondre. La stabilité m’a aussi beaucoup aidé, le fait d’avoir la même heure de lever, de pouvoir faire la lessive, la cuisine… Tout ça c’est utile pour quelqu’un qui veut se soigner. Une assistante sociale m’a dit un jour : « Je ne comprends pas cette capacité que vous avez à vous faire du mal. » Ici, j’ai découvert que j’avais la même capacité à me faire du bien. »
(1) Selon l’enquête RECAP menée en 2011 par l’OFDT, 43 % des usagers de drogues pris en charge par un Csapa pour un problème de drogues illicites autres que le cannabis ont déjà été incarcérés : trois sur cinq l’ont même été plusieurs fois.
(2) « Fresnes, mortalité des sortants. Etude rétrospective de la maison d’arrêt des sortants de la maison d’arrêt de Fresnes », Johanne Prudhomme, Pierre Verger, Michel Rotily, OFDT, décembre 2002.
(3) Depuis le plan d’actions stratégiques 2010-2014 relatif à la politique de santé pour les personnes placées sous main de justice, l’Agence régionale de santé (ARS) a désigné, pour chaque établissement pénitentiaire, un Csapa qui assure cette mission en détachant un travailleur social de ses locaux à mi-temps.
(4) Association des professionnels de santé exerçant en prison.
(5) Protection judiciaire de la jeunesse.
(6) Centres d’hébergement et de réinsertion sociale
(7) Nathalie Castez, « Un chez soi d’abord fait des adeptes », Addictions : recherche et pratiques, décembre 2016.