Simulacre de consultation des syndicats et acteurs de terrain, indifférence aux alertes des instances de protection des droits de l’homme, court-circuitage du Parlement… L’examen du projet de loi Justice révèle la conception du débat démocratique du gouvernement.
« Ça devient la foire à neuneu ici ! »[1] « Tout n’est qu’un vaste théâtre. Il y a les desiderata du Président de la République. Et point barre. Le reste c’est du décor. »[2] « On s’essuie les pieds sur le Parlement. »[3] La colère et la consternation ont gagné l’Assemblée nationale, devant la tenue des débats sur le projet de loi Justice. Nouvelle goutte d’eau dans un vase déjà plein, le coup de force du gouvernement sur le droit pénal des mineurs ne passe pas – en dehors des rangs « En Marche ». Ni les couacs qu’il a entraînés : des débats reportés, tronçonnés, placés dans les interstices des ordres du jour, « entre la poire et le fromage »[4]. Ni, surtout, ce qu’il signifie : un mépris des fondements du débat démocratique. Le gouvernement a attendu la dernière minute, l’approche de la clôture prévue des travaux, pour glisser un amendement caché sous le bureau, adopté sans sourciller par la majorité. Objectif ? Lui permettre de créer un code pénal de la justice des mineurs par voie d’ordonnances. Alors que des missions d’information constituées au sein de chacune des chambres[5] travaillaient depuis des mois sur le sujet, les parlementaires ont appris à cette occasion que la Chancellerie avait préféré de son côté constituer en douce un groupe de travail (constitué en partie de parlementaires – autres donc) pour en tenir la plume. Exit ainsi le processus législatif : sur un sujet touchant aux libertés fondamentales d’enfants et d’adolescents, le Parlement est dépouillé de ses prérogatives. Exit aussi la consultation des acteurs de terrain, organisations syndicales et associations.
Une totale inflexibilité
« Vous n’avez que faire du fond politique de ce que nous discutons. Pour vous, nous sommes une chambre d’enregistrement. Sommes-nous encore dans un régime parlementaire ? », a explosé un Insoumis[6]. Difficile d’éluder totalement la question, même provocatrice. En commission des lois, les 1 101 amendements déposés sur le texte (de 176 pages), ont été examinés à marche forcée – moins de cinq minutes prises pour chacun. Garde des Sceaux et majorité ont fait bloc, soudés dans la volonté de ne rien changer au dispositif souhaité par l’exécutif. La commission a été de fait ramenée « au rang de simple correcteur d’orthographe »[7]. Ou tout au plus à celui de porte-plume du gouvernement, pour quelques ajouts. Logique similaire en séance publique. Le rapporteur Didier Paris (LREM) – toujours défavorable face à une proposition de l’opposition – n’a parfois même plus pris la peine de sauver les apparences, « s’en remett[ant] aux explications que la Madame la ministre voudra bien donner»[8] pour justifier son avis.
« Désagréable sensation que tout est déjà décidé, arrêté d’avance », résume un député LR[9]. Du côté des instances nationales de protection des droits de l’homme, les critiques se heurtent, tout autant, à un mur d’indifférence et de déni. Alors que la garde des Sceaux assure avoir « beaucoup de respect pour Jacques Toubon », Défenseur des Droits, elle n’hésite pas à qualifier de « contre-vérités » ses analyses sur le projet de loi, dont la mise en exergue d’une « atteinte à l’accès au droit des justiciables notamment des plus fragiles »[10]. Les travaux de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), rattachée aux services du Premier ministre, ont tout autant été balayés. Non avenue, sa dénonciation d’un « recul du respect des droits fondamentaux tant du mis en cause que de la victime »[11]. Et pour cause : la procédure accélérée d’examen du texte décidée par le gouvernement l’a privée de la possibilité d’émettre un avis étayé avant la clôture du dépôt des amendements à l’Assemblée nationale.
Un simulacre de consultation
Retranché, le gouvernement s’en tient envers et contre tout à son discours publicitaire. La réforme serait « construite avec les acteurs et pour le justiciable ». Elle serait le fruit de « concertations menées avec toutes les parties prenantes »[12]. Une « consultation de pure façade »[13] mise en cause par de nombreuses voix, à commencer par les magistrats : l’Union syndicale des magistrats (USM), placée au centre-droit, le Syndicat de la magistrature, à gauche – les deux étant rarement associés dans un front commun. Mais aussi par les organisations syndicales des services judiciaires (UNSA, CFDT, FO, CGT), le syndicat des avocats de France (SAF), la Fédération nationale des unions de jeunes avocats (FNUJA), la Conférence des Bâtonniers… Des projets de texte imprécis leur ont été transmis, des rendez-vous leur ont été fixés quand tout était déjà joué. Avec, là encore, l’impression d’une velléité de « réduire au silence toute critique »[14].
Habitué des rendez-vous ministériels, Henri Leclerc, avocat et président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme (LDH), a déclaré s’être « pour la première fois » trouvé face à un ministre de la Justice lui « donna[nt] le sentiment que tout ce qu’[il] pouvait dire n’avait aucun intérêt »[15]. Pour ne prendre qu’un exemple : la construction de places de prison pour résorber la surpopulation carcérale. Des dizaines d’associations et acteurs du champ pénal et pénitentiaire se sont élevés contre, pointant une proposition antinomique avec l’intention affichée du gouvernement de mettre un frein aux courtes peines de prison. Tous, dont l’OIP, ont rappelé que seule une refonte de l’échelle des peines dépassant la seule référence prison serait de nature à sortir de l’impasse, avec une restriction des possibilités de recours à la détention provisoire, des moyens dirigés vers les alternatives et une remise en question des comparutions immédiates, symbole d’une justice expéditive, aveugle et sourde aux problématiques amenées devant elle. En vain. Le gouvernement n’entend pas agir là-dessus, ni sortir d’une pénalité où l’emprisonnement peut être brandi pour tout délit, et instrumentalisé à des fins de communication et de dissuasion, sans en interroger le sens ni les conséquences. Pour preuve : la demande de la ministre d’une « réponse pénale tout à fait ferme »[16] dans le cadre des multiples comparutions immédiates qui émaillent le conflit social porté par les « gilets jaunes ». Avec l’encouragement du gouvernement, les maisons d’arrêt surchargées avalent encore, à flux continu, des condamnés à de très courtes peines. Le 4 décembre, à Marseille, Antoine, 25 ans, poursuivi pour avoir lancé une pierre sur deux caméras de vidéosurveillance, sans démonstration d’une quelconque casse, a été condamné à deux mois ferme – et immédiatement envoyé en prison.
Devant le Parlement, la garde des Sceaux assure que « l’efficacité ne consiste pas à brandir la prison comme l’alpha et l’oméga de notre politique pénale »[17], mais fait barrage à toute disposition visant réellement à en limiter la place. Devant les journalistes couvrant le conflit social, elle convoque la fermeté et le réflexe prison. Au débat démocratique escamoté s’ajoutent le double discours et l’inconséquence.
Par Marie Crétenot
[1] Philippe Gosselin (LR), séance du 23 novembre, Assemblée nationale (AN).
[2] Ugo Bernalicis (LFI), séance du 5 décembre 2018, AN.
[3] Philippe Gosselin (LR), séance du 5 décembre 2018, AN.
[4] Ibid.
[5] Mission d’information sur la justice des mineurs constituée en juin à l’Assemblée nationale ; mission d’information sur la réinsertion des mineurs enfermés au Sénat créée en mars 2018.
[6] Ugo Bernalicis (LFI), séance du 5 décembre 2018, AN.
[7] Syndicat de la Magistrature, L’insoutenable légèreté de la Commission des lois, Communiqué de presse, 13 novembre 2018.
[8] D. Paris, séance du 5 décembre 2018, Assemblée nationale.
[9] F. Meunier (LR), séance du 5 décembre 2018, Assemblée nationale.
[10] Réforme de la justice : le Défenseur des droits dénonce des atteintes à l’accès au droit des justiciables, Communiqué du 20 novembre 2018.
[11] CNCDH, Réforme de la justice pénale – Vers un nouveau recul du respect des droits fondamentaux, 20 novembre 2018.
[12] Nicole Belloubet, séance du 19 novembre 2018, Assemblée nationale.
[13] Communiqué de presse collectif, Mobilisons-nous pour une justice de qualité !, 9 février 2018.
[14] Ibid.
[15] « Nicole Belloubet, le droit dans ses bottes », Le Canard Enchaîné, 21 novembre 2018.
[16] N. Belloubet, point presse au Palais de Justice de Paris, 2 décembre 2018.
[17] N. Belloubet, séance du 19 novembre 2018, Assemblée nationale.