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Covid-19 en prison : le Conseil d’État s’efface devant l’Administration

Face à des politiques de prévention lacunaires, de nombreux recours ont été déposés devant les juridictions administratives pour tenter d'obtenir un renforcement de la protection sanitaire des personnes détenues. Mais les juges se sont montrés plus soucieux de ne pas perturber l'action de l'administration qu'attentifs au respect des droits fondamentaux des personnes incarcérées.

« Le Conseil d’État s’est pour l’heure montré parfaitement incapable de juger l’administration autrement qu’en saluant ses efforts et en protégeant ses éventuelles failles, au prétexte qu’elle ferait de son mieux. »(1) Ce sévère constat des avocats William Bourdon et Vincent Brengarth est loin d’être isolé. Alors que de nombreux recours – pour la plupart rejetés – ont afflué vers la haute juridiction pour contester la gestion gouvernementale de la crise du Covid-19, beaucoup ont surtout vu en elle un « chien de garde du pouvoir »(2). À tel point que, poussés à une opération de communication peu habituelle, d’éminents membres du Conseil d’État ont pris la défense de l’institution, évoquant notamment l’action positive du juge en matière de protection des droits des personnes incarcérées dans le contexte de l’épidémie. « Concernant la prison, explique ainsi le vice-président du Conseil d’État Bruno Lasserre, le juge des référés y a consacré trois audiences qui ont duré respectivement six heures, trois heures et demi et trois heures. (…) C’est au cours de ces audiences que l’administration s’est engagée à mieux formaliser les détections de détenus symptomatiques, ou encore que l’on a amélioré l’organisation de la communication des détenus avec leurs avocats. »

Rejets en cascade

Ces trois derniers mois, une vingtaine de requêtes en référé ont en effet été portées par des personnes détenues, associations, organisations d’avocats et syndicats de magistrats ou de personnels pénitentiaires devant le Conseil d’État. Mais à une exception près, ce dernier a toujours donné raison à l’administration. Certes, comme le souligne Bruno Lasserre, il est arrivé que dans le cadre des procédures engagées, cette dernière ait promis certaines améliorations, actées par le juge dans ses décisions de rejet. Mais en matière pénitentiaire comme dans d’autres domaines, soucieux de ne pas fragiliser les pouvoirs publics en s’immisçant dans leur gestion de la crise épidémique, le Conseil d’État a surtout fait preuve d’une retenue extrême dans le contrôle de l’action et des choix de l’administration.

Alors que « la surpopulation carcérale est un facteur d’aggravation des risques dans la lutte contre l’épidémie»(3) et que sa résorption constituait donc une nécessité sanitaire, le Conseil d’État a rejeté toutes les demandes susceptibles d’agir sur le volume de la population carcérale. Il s’est ainsi refusé à ordonner l’élargissement du champ des mécanismes provisoires institués par l’ordonnance du 25 mars 2020 pour faire baisser le nombre de personnes détenues(4) (lire page 11). Symbole éclatant de sa déférence à l’égard du gouvernement, il a également écarté les recours dirigés contre les dispositions de cette même ordonnance qui prévoyaient la prolongation de plein droit de la détention provisoire, ne voyant dans cette mesure aucune « atteinte manifestement illégale aux libertés fondamentales »(5). Contraste saisissant, la Cour de cassation a, au contraire, rappelé dans deux arrêts du 26 mai dernier que l’intervention du juge judiciaire constitue une garantie contre l’arbitraire et que la prolongation automatique des détentions provisoires est par conséquent contraire à l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme. Mais ce sont les demandes tendant au renforcement des mesures de protection sanitaire en faveur des personnes détenues qui ont fait l’objet du plus grand nombre de requêtes devant le Conseil d’État… et qui ont donné lieu au plus grand nombre de rejets.

Une logique condamnée par la CEDH

Dans une requête en référé-liberté adressée le 29 mars au Conseil d’État, plusieurs organisations – dont l’OIP – ont sollicité la correction des deux faiblesses principales du dispositif gouvernemental : l’absence de campagne de dépistage en prison, qui laisse craindre l’entrée et le maintien en détention de personnes porteuses asymptomatiques du virus, ainsi que la non-mise à disposition de masques pour les détenus en dépit de l’impossibilité d’un respect scrupuleux des gestes barrières en prison, en particulier dans les établissements toujours surpeuplés. La requête, qui invoquait la violation du droit à la vie et du droit de ne pas subir de traitements inhumains et dégradants, est rejetée le 8 avril. Le Conseil d’État estime que « le caractère manifestement illégal de l’atteinte doit s’apprécier notamment en tenant compte des moyens dont dispose [l’administration] et des mesures qu’elle a déjà prises ». Raisonnement pourtant récemment condamné par la Cour européenne des droits de l’homme(6), qui estime que la méconnaissance de droits intangibles ne saurait se justifier par un manque de ressources… Le Conseil d’État préfère néanmoins évoquer les contraintes d’une « stratégie de gestion et d’utilisation maîtrisée des masques mise en place à l’échelle nationale » pour juger que les « orientations générales » du plan sanitaire défini par l’administration centrale étaient, dans ce contexte, suffisantes. Et renvoie aux chefs d’établissements la responsabilité de décliner localement ces orientations et de prendre, « dans le champ de leurs compétences, toute mesure propre à garantir le respect effectif des libertés fondamentales des personnes détenues et des personnes y travaillant ou y intervenant ».

Les recours suivants ont alors ciblé la situation particulière des établissements et/ou des requérants pour essayer d’obtenir un renforcement des garanties sanitaires au niveau local. Sans succès. Même la présence, parmi les détenus d’une prison surpeuplée, de deux personnes infectées et de seize autres présentant des symptômes n’a pas suffi à convaincre le Conseil d’État d’ordonner qu’un dépistage soit organisé à l’échelle de l’établissement ou que des masques de protection soient distribués à la population pénale(7). De même, une personne incarcérée atteinte d’une pathologie l’exposant à de graves complications en cas de contamination par le Covid-19 n’a pas pu obtenir de masques pour elle et son codétenu, ni même que leur soit remis les matériaux qui leur auraient permis de se confectionner un masque artisanal(8).

Et les demandes d’expertises formulées par des personnes détenues souhaitant faire constater la réalité de ce que sont les mesures sanitaires prises dans leur établissement ont toutes été rejetées(9). Ainsi que l’a relevé Me Patrick Lingibé(10), « l’administration est présumée bien faire ». Alors que la pénurie de masques commençait à se résorber à l’échelle nationale, l’administration décidait début mai d’en imposer le port à tous les agents pénitentiaires – et non plus simplement aux surveillants – ainsi qu’à tous les intervenants extérieurs. Saisissant cette décision comme un signal, le Conseil d’État ordonnait le 7 mai 2020(11) qu’un masque soit également fourni aux détenus de la prison de Ducos (Martinique) se rendant à un « parloir avocat », une commission de discipline ou un entretien avec un conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation. Il s’agit là de la seule injonction prononcée par la haute juridiction en faveur de la protection sanitaire des personnes incarcérées depuis le début de la crise. Une prescription moins ambitieuse que la décision du juge de première instance, que le Conseil d’État n’a pas confirmé, d’accorder un masque à tous les détenus entrant en contact avec d’autres détenus. Il ne fallait tout de même pas aller trop loin…

par Nicolas Ferran

(1) « Le Conseil d’État se dévitalise alors qu’il devrait être l’ultime bastion des libertés », Le Monde, 12 avril 2020.
(2) « Libertés : le Conseil d’État agit le plus souvent en chien de garde du pouvoir », Mediapart, 22 avril 2020.
(3) Avis du 2 avril 2020 du Conseil scientifique Covid-19.
(4) CE, 08/04/20, OIP-SF.
(5) CE, 03/04/20, CNB et autres.
(6) CEDH, 20/01/20, JMB c. France.
(7) CE, 14/04/20, n°439899.
(8) CE, 22 avril 2020, n°440056.
(9) Ibid ; TA Caen, 04/05/20, n° 2000836.
(10) Dalloz-actu, 19/05/20.
(11) CE, 07/05/20, n°440151.

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