Depuis 2015, Médecins du Monde mène au centre pénitentiaire de Nantes un programme dans lequel professionnel·le·s de santé, personnes détenues et administration pénitentiaire travaillent ensemble à améliorer l’accès aux soins. Alors que les conditions dans lesquelles sont réalisées les extractions vers l’hôpital se révèlent être un motif de renoncement au soin, un outil jusqu’ici peu utilisé est identifié : les permissions de sortir pour raisons médicales.
En 2015, l’équipe nantaise de Médecins du monde (MdM) réussissait un improbable pari : obtenir l’autorisation du centre pénitentiaire de Nantes de développer, dans les quartiers maison d’arrêt femmes et centre de détention hommes, un programme expérimental visant à améliorer l’accès à la santé des personnes détenues(1). Ce n’est pas tant la finalité du projet qui rendait l’entreprise ardue que la méthode défendue par l’association : « Nous souhaitions intervenir dans une démarche communautaire, en plaçant la personne détenue au coeur du dispositif et en l’intégrant en tant que partenaire, au même titre que l’administration pénitentiaire et l’unité sanitaire », explique Irène Aboudaram, l’une des fondatrices de ce programme, aujourd’hui responsable expertises thématiques et plaidoyer à Médecins du Monde. L’association conditionne également son action au fait de pouvoir circuler librement en détention : « On ne voulait pas être cantonnés à un bureau au sein de l’unité sanitaire dans lequel les personnes viendraient nous voir, mais que ce soit nous qui puissions aller vers les personnes, créer le lien là où elles sont. La direction de l’établissement a très bien compris notre démarche, et nous a fait confiance », souligne Irène Aboudaram. MdM a ainsi obtenu le droit d’accéder aux cours de promenades, aux bâtiments d’hébergement, et même aux cellules, « si toutefois les personnes détenues l’acceptent », précise-telle.
L’association organise des ateliers collectifs pour discuter des problèmes et proposer des solutions. Très vite, une problématique émerge : celle des extractions médicales. « Beaucoup de personnes disaient renoncer aux soins à cause des conditions dans lesquelles se déroulent les extractions à l’hôpital : port d’entraves et de menottes, présence de surveillants pendant les soins… Certains nous confiaient : “J’ai un cancer mais j’attends d’être dehors pour me faire soigner, il me reste deux ans à faire” », se souvient Marie Hornsperger, coordinatrice du programme. D’autres pointent des incohérences dans le niveau de sécurité qui leur est appliqué lors des extractions. « Quelqu’un qui sortait librement en permission dans sa famille le week-end pouvait, la semaine suivante, aller chez le médecin menotté, entravé et escorté par plusieurs surveillants », rapporte Irène Aboudaram. En outre, pour l’unité sanitaire, organiser un rendez-vous médical avec un spécialiste à l’hôpital suppose de faire concorder les disponibilités du CHU avec celles des escortes, conduisant à un inévitable allongement des délais : ils étaient ainsi de 90 jours en moyenne dans le cadre d’un rendez-vous par extraction, soit 25 jours de plus que pour un rendez-vous sans escorte en 2018(2).
Informer les personnes détenues, sensibiliser médecins et juges
C’est d’une personne détenue que viendra la solution. « Un jour, en groupe de travail, un homme nous raconte que dans un autre établissement, il avait pu bénéficier d’une permission de sortir pour raison médicale. On a questionné le service de santé et on s’est aperçu qu’il y avait beaucoup de méconnaissance sur le sujet. Et comme les personnes détenues connaissent elles-mêmes généralement mal leurs droits, c’était très peu utilisé. » La direction de l’unité sanitaire sensibilise alors les médecins à cette possibilité, tandis que des prisonniers travaillent à une campagne d’affichage visant à informer leurs pairs, avec le soutien de la direction de l’établissement. « Elles ont aussi publié dans le journal de la prison l’interview de quelqu’un qui avait vécu une permission de sortir pour en faire la promotion », raconte Marie Hornsperger. Très vite, le nombre de demandes explose, passant de 29 en 2014 à 141 en 2016, dont 107 seront acceptées. Mais face à cette envolée, les juges de l’application des peines finissent par tiquer, et les refus à tomber. « Nous n’avions pas d’informations sur la nécessité de pratiquer le soin à l’extérieur. Notre crainte, c’était que ce soit utilisé comme un prétexte pour sortir un peu facilement. On redoutait aussi le phénomène de nomadisme médical et que ces rendez-vous échappent au parcours de soin en détention. Donc on rejetait pas mal de demandes », explique Pierre-François Martinot, juge de l’application des peines à Nantes. Une rencontre entre les responsables de l’unité sanitaire et les juges de l’application des peines permet de clarifier les choses et de mettre en place de nouvelles procédures. Dorénavant, les demandes sont appuyées d’un courrier de l’unité sanitaire, certifiant que celle-ci est bien prescriptrice du rendez-vous. « Ce procédé fluidifie beaucoup les choses. Nous, ça nous rassure, puisque ça nous garantit que le soin est nécessaire et qu’il ne peut pas être pratiqué à l’intérieur », explique le magistrat.
L’association propose également aux personnes qui le souhaitent de les accompagner sur le trajet, voire pendant la consultation. « On le fait une fois, deux fois, le temps que les personnes arrivent à se repérer dans les transports en commun et reprennent confiance en elles, pour que la troisième fois, elles se sentent capables de le faire par ellesmêmes », précise Marie Hornsperger. Et afin de s’assurer que les accompagnants ne soient pas perçus par le service pénitentiaire d’insertion et de probation et le juge de l’application comme des sortes de garants, détournés à des fins sécuritaires, MdM a obtenu que leur présence ne soit pas mentionnée lors des commissions d’application des peines. « L’important pour nous, c’est que les personnes ne se sentent pas obligées de faire appel à nous si elles n’en ressentent pas le besoin », souligne Marie Hornsperger.
Les permissions de sortir multipliées par neuf
La démarche paye : en 2019, 249 permissions de sortir pour raisons médicales ont été accordées, avec un taux d’acceptation de près de 70%, avant que ce chiffre ne retombe à 116 en 2020, 125 en 2021. En cause, les confinements mais aussi les quatorzaines imposées au retour des permissions dans le contexte de la crise sanitaire. « Les personnes préféraient ne pas sortir plutôt que de subir de longues périodes d’isolement à leur retour. Ou alors elles le faisaient sous le régime des extractions, puisque bizarrement, la quatorzaine n’était pas imposée dans ce cadre-là – à croire que les surveillants protègent du Covid ! », ironise Marie Hornsperger.
Aujourd’hui, la tendance serait à nouveau à la hausse. « On traite chaque semaine plusieurs demandes de permissions de sortir pour raisons médicales, qui sont généralement accordées, sauf si on a des éléments nous laissant craindre une évasion », précise Pierre-François Martinot. Mais cette augmentation n’a pas pour autant fait baisser le nombre d’extractions médicales. « Pour nous, ça signifie que l’on touche des gens qui auparavant ne se faisaient pas soigner, analyse Marie Hornsperger. De fait, presque tous(3) disent qu’ils auraient renoncé aux soins s’ils n’avaient pas pu se rendre à l’hôpital de cette façon-là – mais ces données ne concernent que la douzaine de personnes que l’on accompagne chaque année, ce n’est donc pas forcément représentatif », nuance la coordinatrice. Autre hypothèse, dans un contexte où les besoins restent supérieurs aux moyens d’escortes : que les créneaux ainsi libérés aient été attribués à des personnes aux problématiques moins urgentes et qui autrement n’auraient pu en bénéficier, ou dans des délais plus longs.
Humaniser les conditions d’extraction
Toutes les personnes détenues n’étant pas « permissionnables », légalement(4) ou en pratique (lire l’encadré), engager un travail sur les conditions dans lesquelles sont réalisées les extractions est, par ailleurs, primordial. Dès 2016, MdM rencontre les équipes d’escortes et négocie de pouvoir accompagner les personnes lors de leurs extractions, afin de mieux comprendre la problématique et ses enjeux. « La seule limite que l’on nous a posée, c’était de ne pas monter dans le camion, donc on retrouve les gens directement à l’hôpital. On s’est rapidement rendu compte que cet accompagnement répondait aussi à une demande des personnes détenues, qui pouvaient être rassurées par notre présence, donc on a décidé de continuer », explique Marie Hornsperger. Les réunions avec les équipes d’escortes permettent d’échanger sur les difficultés du métier et de confronter les pratiques : « Certains avaient des usages plus axés sur la sécurité que sur l’humain, et d’autres, qui étaient là depuis un certain temps, faisaient par exemple passer les personnes par des couloirs à la dérobée pour qu’elles soient moins visibilisées », rapporte ainsi la coordinatrice du programme. Face aux craintes pour leur santé que les agents avaient pu exprimer, des formations sur la prévention des risques infectieux sont organisées et étendues à tous les surveillants du centre pénitentiaire. Des rencontres annuelles entre équipes d’escortes et médicales sont aussi instituées, au cours desquelles « chaque service explique les contraintes qui sont les siennes. De pouvoir échanger, se parler, a permis d’améliorer les pratiques. Par exemple, l’unité sanitaire a arrêté de prendre des rendez- vous ophtalmo les mercredis après-midi parce que l’équipe d’escorte a fait remonter que les salles d’attente étaient pleines d’enfants et que passer avec les menottes au milieu des gamins, c’est compliqué, ça met tout le monde en difficulté ».
La démarche a permis de sérieuses avancées pour les patients. Les femmes détenues à la maison d’arrêt de Nantes ont ainsi obtenu que les surveillantes sortent de la pièce lors des mammographies, comme c’est théoriquement le cas pour les soins gynécologiques. Mais pour toutes les autres situations, « ça reste compliqué, reconnaît Marie Hornsperger. La question du secret médical se pose en permanence. Des surveillants qui restent pendant des soins supers intimes, une coloscopie par exemple, ça arrive tous les jours ». Des atteintes au secret médical qui ne sont pas toujours imputables aux seules équipes d’escortes : « Pendant le Covid, un médecin a refusé ma présence – souhaitée par le patient – parce qu’on était trop nombreux, mais ça ne lui posait pas de problème que le surveillant reste. » Au-delà du secret médical, le souci sécuritaire l’emporte bien souvent sur celui du soin. « Lors du dernier accompagnement que j’ai fait, une personne détenue dont les veines étaient très abîmées avait besoin de faire un examen avec un produit de contraste, raconte la coordinatrice. L’infirmière n’arrivait pas à le piquer, je suggère qu’il puisse se piquer tout seul. L’infirmière était d’accord, le patient était d’accord, mais le surveillant a refusé au motif que l’aiguille est une arme. Donc clairement, les extractions restent un problème en termes d’accès au soin. »
par Laure Anelli
Le cas complexe des situations de violences conjugales
Si les juges de l’application des peines nantais ne rechignent pas à accorder des permissions de sortir pour raisons médicales, un cas de figure leur pose toutefois problème : celui des auteurs de violences conjugales. Un récent décret a en effet introduit l’obligation, pour la justice, d’informer la victime chaque fois que son agresseur sort de prison. « Cela suppose d’avoir les coordonnées de la victime. Lorsqu’elles ne figurent pas au dossier, on est un peu contraints de refuser la permission de sortir », explique Pierre- François Martinot. Une problématique qui se poserait de plus en plus fréquemment alors que la proportion de personnes incarcérées pour ce type de faits est loin d’être négligeable et en nette augmentation, d’après ce magistrat. La situation est encore plus complexe lorsqu’une peine mixte impliquant le port du bracelet antirapprochement a été prononcée dans le cadre d’un sursis probatoire. « Le bracelet antirapprochement doit être réinstallé à chaque sortie du condamné, sur lui mais aussi sur sa victime. Tout cela est assez lourd à mettre en place, ça demande de l’anticipation. Or, les demandes de permission de sortir pour raisons médicales surviennent souvent à bref délai et pour des durées souvent courtes. Dans ces cas-là, on privilégiera l’extraction. »
(1) Lire notamment : « À Nantes, soignants, surveillants et détenus ensemble pour améliorer la santé », Dedans Dehors n°93, octobre 2016.
(2) « Les permissions de sortir pour raisons médicales : l’expérience de Médecins du monde au centre pénitentiaire de Nantes », Actualité et dossier en santé publique, n°104, septembre 2018.
(3) Sur les onze personnes accompagnées par MdM en 2021, dix déclarent qu’elles ne seraient pas allées à l’hôpital sans MdM.
(4) Les personnes en détention provisoire ne peuvent obtenir de permissions de sortir, de même que certaines personnes condamnées : celles soumises à une période de sûreté, celles condamnées à la réclusion criminelle à perpétuité non commuée, ou encore celles faisant l’objet d’une interdiction de séjour dans la localité. En outre, les personnes condamnées à plus de cinq ans de prison doivent avoir purgé la moitié de leur peine pour pouvoir en bénéficier.
Publié dans Dedans Dehors n°115, juin 2022.