La Cour européenne des droits de l’homme a, depuis quelques années, mis en avant l’importance d’Internet, qui contribue « grandement à améliorer l’accès du public à l’actualité et, de manière générale, à faciliter la communication de l’information »(1) et qui constitue un outil sans précédent d’exercice de la liberté d’expression(2) et d’accès à des informations et à des services qui pour certains ne sont d’ailleurs disponibles que par ce biais(3). Mais elle est également consciente qu’Internet pose des défis considérables et inédits aux autorités pénitentiaires. Elle a donc adopté depuis le milieu des années 2010 des solutions prudentes, qui visent à préserver tout à la fois les exigences de maintien de l’ordre et de la sécurité dans les établissements, et le respect des droits fondamentaux des détenus – cette même Cour ayant affirmé à plusieurs reprises que la privation de liberté n’entraîne pas de privation des autres droits fondamentaux(4). Parmi ces droits fondamentaux figure notamment l’accès à l’information, pour lequel la Règle pénitentiaire européenne 24.5 précise que « les autorités pénitentiaires doivent aider les détenus à maintenir un contact adéquat avec le monde extérieur ».
Saisie par un détenu purgeant une peine de réclusion à perpétuité et qui s’est vu refuser par les autorités pénitentiaires locales l’accès à plusieurs sites internet officiels – interdictions confirmées par les juridictions internes pour des raisons sécuritaires et économiques –, la cour de Strasbourg a, dans son arrêt Kalda c/ Estonie du 19 juin 2016, rappelé le rôle joué par Internet dans l’amélioration de la diffusion des informations en général et pour les détenus en particulier, et précisé que toute détention implique un certain nombre de restrictions des modalités de communication. Si elle refuse ainsi explicitement de faire de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme – qui protège le droit à la liberté d’expression et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations et des idées – la source d’un véritable droit d’accès à Internet pour les détenus, elle ajoute deux choses. Cet arrêt exige en premier lieu que toute ingérence dans le droit des détenus à recevoir des informations soit « prévue par la loi », c’est-à-dire par un texte suffisamment clair et accessible (ce qui était le cas en l’espèce). En deuxième lieu, si le droit interne accorde l’accès à Internet, tout refus d’accès à certains sites nécessite une motivation expresse. En l’occurrence, M. Kalda souhaitait accéder à des sites officiels proposant des informations juridiques relatives aux droits fondamentaux (sites du garde des Sceaux, du Parlement estonien et du Conseil de l’Europe), nécessaires pour pouvoir défendre ses droits devant les tribunaux et qui, comme le souligne la Cour, sont utilisés par les juridictions estoniennes elles-mêmes. Balayant l’argument mis en avant par l’État de l’éventuel surcoût généré par l’accès à ces sites, les juges strasbourgeois relèvent qu’aucune analyse sérieuse des risques qui pouvaient découler de l’accès à ceux-ci n’a été effectuée. Le refus opposé à M. Kalda ne représentait donc pas à leurs yeux une mesure légitime, car c’est bien le critère de l’utilité du site que le détenu souhaite consulter qui constitue l’élément essentiel.
C’est ce que confirme l’arrêt Jankovskis c/ Lituanie quelques mois plus tard. Dans cet arrêt du 17 janvier 2017, le requérant, qui souhaitait poursuivre des études universitaires en détention, s’est vu refuser l’accès à un site ouvert et administré par le ministère de l’Éducation et contenant des informations relatives à l’enseignement et aux possibilités d’étudier en Lituanie. Relevant l’intérêt de pouvoir accéder à un tel site constamment actualisé, la Cour ne comprend pas pourquoi les autorités pénitentiaires locales n’ont envisagé que l’interdiction pure et simple, sans considérer notamment les possibilités d’ouvrir au demandeur un accès limité ou contrôlé à ce site officiel, ce qui n’aurait alors posé aucun risque en matière de sécurité. Un raisonnement identique a été retenu en 2021 dans l’arrêt Ramazan Demir, dans lequel la Cour estime qu’en refusant totalement l’accès d’un détenu au site de la Cour européenne, de la Cour constitutionnelle turque et du Journal officiel, « les juridictions nationales n’ont pas procédé à une analyse détaillée des risques de sécurité qui auraient résulté de l’accès à ces sites ».
Prudente, la jurisprudence strasbourgeoise l’est certainement en la matière. Mais elle est également évolutive, puisque la Cour rappelle que « l’accès à Internet est de plus en plus considéré comme un droit et [que] des appels ont été lancés pour que soient élaborées des politiques efficaces visant à assurer l’accès universel à Internet et à combler la ‘‘fracture numérique’’ »(5). Une fois consacré, il semble difficile d’imaginer que ce droit s’arrête à la porte des prisons.
Par Jean-Manuel Larralde, professeur à l’Université de Caen-Normandie
(1) Times Newspapers Ltd c/ Royaume-Uni (n° 1 et 2), 13 mars 2009.
(2) Delfi AS c/ Estonie (GC), 16 mai 2015.
(3) Ramazan Demir c/ Turquie, 9 février 2021.
(4) Yankov c/ Bulgarie du 11 décembre 2003.
(5) Ramazan Demir, § 33.