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« Cesser d’occulter le débat sur les longues peines »

Le projet de réforme pénale présenté le 9 octobre ne prévoit rien d’autre pour les longues peines qu’un examen de leur situation aux deux tiers de la peine en vue d’une éventuelle libération sous contrainte. Jean-Claude Bouvier, juge de l’application des peines, déplore que le débat ait été passé sous silence. Il compte sur les parlementaires pour supprimer les obstacles à l’aménagement des longues peines, qui constitue la meilleure façon d’assurer une difficile transition entre le dedans et le dehors.

Jean-Claude Bouvier est vice-président du tribunal de l’application des peines de Créteil, ancien secrétaire général du Syndicat de la magistrature et membre du conseil d’administration de l’OIP.

Comment expliquez-vous que le projet de réforme pénale écarte globalement la question des longues peines ?

Un élan a été créé avec la Conférence de consensus sur la prévention de la récidive, mais il y a eu ensuite une longue période d’arbitrages, dans lesquels le ministère de l’Intérieur a joué un rôle prédominant, ce qui est quand même une drôle de particularité française. Les premières versions du texte de la Chancellerie revenaient sur certains obstacles à la libération conditionnelle des longues peines. Ces dispositions ont tout bonnement disparu dans la version du 4 septembre. Il semble que les lignes de fracture soient assez fortes au sein de ce Gouvernement. Ce qui n’est pas si étonnant. L’appropriation d’un discours pragmatique sur les aménagements de peine comme outil efficace pour la prévention de la récidive reste un processus récent.

Est-il devenu impensable de revenir sur le droit pénal applicable en matière criminelle ?

Non, mais il faudrait que les politiques progressistes cessent d’occulter ce débat. Aujourd’hui, il n’est pas même porté par le ministère de la Justice. En dépit de ce silence, il est encore possible de faire comprendre que le droit pénal comporte des blocages qui enrayent tout le dispositif d’aménagement des longues peines. Cette question est aussi devenue un « non sujet » du fait de l’instauration de mesures de sûreté. On se préoccupe moins de la manière dont les auteurs d’infractions les plus graves seront libérés, en fin de peine ou de façon anticipée avec un suivi, puisque de toutes façons des mesures de sûreté pourront prendre le relais après l’incarcération.

Faut-il continuer à contester le principe même de mesures de sûreté applicables à l’issue de la peine ou aborder la question autrement ?

Dès les premières versions de la Chancellerie, rien ne figurait sur les mesures de sûreté, il y a un véritable blocage sur ce point. La rétention de sûreté posant le plus de problème de principe, car elle prive totalement de liberté une personne qui a déjà subi une incarcération, je pense qu’il faut se polariser sur la suppression de cette mesure. Et de la surveillance de sûreté qui lui est liée. La surveillance judiciaire s’applique pour sa part en milieu ouvert et pas au-delà de la peine prononcée: elle concerne des sortants de prison, mais uniquement le temps des réductions de peine accordées. Il faut aussi interroger la procédure qui permet de recourir aux mesures de sûreté et n’apporte pas suffisamment de garanties. En particulier, l’évaluation du risque de récidive préalable au prononcé d’une mesure de sûreté peut être réalisée par un centre national d’évaluation (CNE), mais il est aussi possible dans nombre de cas de se contenter d’une expertise psychiatrique, ce qui me paraît problématique.

Pouvez-vous expliquer les différences entre l’évaluation d’un CNE et celle d’un expert-psychiatre ?

L’évaluation du CNE a le mérite d’apporter un regard pluridisciplinaire construit et cohérent. Elle cherche à dégager d’une part des facteurs de vulnérabilité (contextes à risque pour la personne, facteurs de récidive…) et d’autre part des facteurs de protection (points positifs, évolution de la personne, éléments de contexte favorables à la non récidive…). Contrairement à une expertise psychiatrique, l’ensemble des thématiques sont abordées, pas seulement celles liées à la personnalité, mais aussi celles relatives à l’environnement social, les liens familiaux, le projet d’insertion… Il reste des critiques à faire sur les méthodes ou la formation des personnels assurant l’évaluation. Mais cet outil peut être investi et amélioré à mon sens. Sa démarche tend à se rapprocher de la recherche internationale sur l’évaluation des facteurs de risque, elle est plus rigoureuse qu’une simple audition par l’expert psychiatre, auquel on demande de travailler sur une mission qui n’est pas la sienne.

Une expertise commence par un diagnostic sur d’éventuels troubles psychiatriques et dégage des tendances de personnalité. Partant de là, elle doit se prononcer sur un risque de récidive, alors que les liens entre état psychique et dangerosité criminologique ne sont pas nécessairement pertinents. Et ce n’est pas le simple fait d’être psychiatre qui permet de travailler sur ce type de corrélations. Les deux rapports (Burgelin en 2005 et Garraud en 2008) qui ont précédé l’introduction des évaluations de la dangerosité dans le droit français, avaient souligné la difficulté de les confier à des psychiatres. Le premier posait comme condition sine qua non qu’ils acquièrent une véritable formation criminologique. Nous sommes en 2014, rien n’a progressé sur ce plan. Le second expliquait la nécessité de mettre un terme à la confusion entre la mission de diagnostic de l’expert psychiatre et celle d’évaluation des facteurs de risque de récidive. Il est assez frappant de constater que les recommandations de ces deux rapports ont totalement été ignorées par le législateur.

Et que davantage de décisions judiciaires se fondent uniquement sur une expertise psychiatrique…

Oui, parce que la saisine du CNE n’est possible que dans certains cas limités par la loi. Pour les aménagements de peine, seules sont concernées les libérations conditionnelles de certains condamnés à de très longues peines (article 730-2 du CPP). Tout le reste de l’activité des CNE est absorbé par les procédures relatives aux mesures de sûreté. En dehors de ces cas, les juridictions ne peuvent recourir qu’à une expertise psychiatrique.

Des changements législatifs sont-ils nécessaires sur ce point ?

Nous avons besoin de changements législatifs, avant même de travailler sur de nouvelles méthodes d’évaluation. L’expert psychiatre devrait pouvoir continuer à être désigné, mais uniquement pour évaluer si la personne présente des troubles psychiatriques. Et les juridictions d’aménagement des peines devraient pourvoir saisir le CNE pour toute situation, sans qu’aucune évaluation de la dangerosité n’ait de caractère obligatoire. L’idée de se baser sur la gravité de l’infraction pour décréter la nécessité d’une évaluation ou non est une absurdité. On peut avoir une personne condamnée à une peine entre 5 et 10 ans, qui n’a pas forcément commis une des infractions les plus graves prévues à l’article 730-2, et pour autant estimer que la sortie anticipée demande une évaluation rigoureuse. Pas forcément dans l’objectif de refuser la libération anticipée, mais de mieux repérer quel devrait être le cadre d’un aménagement de peine pour cette personne au vu de ses facteurs de risque et de protection, quelles prises en charge sont nécessaires. C’est aussi ça l’intérêt de l’évaluation.

Le droit pénal comporte des blocages qui enrayent tout le dispositif d’aménagement des longues peines.

Vous évoquez aussi le système des Commissions pluridisciplinaires des mesures de sûreté comme obstacle majeur aux aménagements pour les longues peines…

Quand on veut accorder une libération conditionnelle à certaines personnes condamnées à de très longues peines, on est aujourd’hui obligé de respecter une procédure (article 730-2 du CPP) qui impose la saisine d’une commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté (CPMS). Premier problème : elle a un délai de six mois pour rendre son avis, et le tribunal d’application des peines doit lui aussi statuer dans les six mois. En pratique, la plupart des huit CPMS sur le territoire ne respectent même pas le délai de six mois, qui oscille en réalité entre neuf et dix-huit mois. Si l’avis de la commission n’est pas rendu dans le délai imparti par la loi, le tribunal de l’application des peines peut passer outre : mais dans la pratique, peu de juridictions prennent cette initiative.

Autre problème : pour rendre son avis, la CPMS saisit le CNE pour une évaluation de la dangerosité de la personne. Le rapport d’évaluation est un élément essentiel afin d’apprécier les problématiques du condamné mais il n’est pas communiqué à la juridiction de l’application des peines: il est transmis à la commission qui, seule, en dispose. Ainsi, la CPMS de Paris ne l’adresse jamais au tribunal de l’application des peines et donne des instructions en ce sens au CNE – lui enjoignant de ne pas délivrer le rapport au TAP qui lui en ferait la demande.

Dans un délai de neuf à dix-huit mois, comment un projet d’aménagement de peine peut-il tenir, avec une promesse d’embauche par exemple ?

Pour y remédier, les condamnés ont tendance à déposer la demande le plus tôt possible dans l’élaboration de leur projet d’insertion. S’ils attendent d’avoir un projet abouti, des éléments tels que l’hébergement ou la promesse d’embauche peuvent en effet s’écrouler avant la prise de décision. Mais c’est aussi un handicap énorme, parce que leur situation est évaluée par le CNE sans que leur projet ne soit bien ficelé. Or, l’environnement dans lequel la personne va vivre ou son projet de travail constituent des éléments essentiels. L’évaluation a donc toutes les chances d’être moins favorable et d’entraîner un rejet de la conditionnelle.

Les juridictions d’application des peines perçoivent encore l’aménagement de peine comme une mesure de faveur, qui doit être réservée aux plus « méritants ».

Beaucoup de personnes condamnées sont concernées par ce problème ?

De plus en plus. Outre les condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité, sont concernés ceux qui ont commis une infraction qui peut être punie d’une peine de suivi socio-judiciaire (SSJ) et ont été condamnés à une réclusion criminelle supérieure à 15 ans. Or, la liste des infractions punies d’un SSJ n’a cessé de s’élargir. Sont également concernées les personnes ayant commis les infractions les plus graves visées à l’article 706-53-13 du CPP (1), et qui ont été condamnées à une peine supérieure ou égale à 10 ans. Pourtant, l’aménagement de peine peut être opportun même dans ces cas, parce qu’une sortie bien préparée dans le cadre d’un aménagement apporte de meilleures garanties préventives qu’une mesure de sûreté imposée à la personne sans projet d’insertion.

Préconisez-vous la suppression des commissions pluridisciplinaires de sûreté ?

L’avis de ces commissions devrait au moins être facultatif. Les CPMS sont des organes administratifs, composées d’un magistrat de la cour d’appel, du préfet de région, du directeur interrégional des services pénitentiaires, d’un expert psychiatre, d’un expert psychologue, d’un représentant d’une association d’aide aux victimes et d’un avocat : elles ne procèdent pas elles-mêmes à une évaluation, elles n’entendent généralement pas la personne condamnée et ne sont pas à son contact direct. L’apport du CNE est essentiel, pas celui des CPMS. Rappelons que le législateur a clairement créé ces commissions pour empêcher les libérations conditionnelles d’auteurs de certains crimes. Le projet de loi du 27 février 2008 prévoyait ainsi qu’une LC ne pourrait être prononcée qu’avec l’accord de la commission. Le Conseil constitutionnel a censuré cette disposition, si bien que la juridiction n’est pas tenue de suivre l’avis de la CPMS. Il pèse néanmoins sur la décision et pose surtout un problème de délai rédhibitoire, si bien que nous en arrivons à une situation de blocage.

Quels sont les autres obstacles aux aménagements des longues peines sur lesquels le législateur devrait revenir ?

Dans le cadre de la même procédure (article 730-2), la juridiction est obligée d’assortir une décision de libération conditionnelle d’un placement sous surveillance électronique mobile. A défaut, elle doit prononcer une mesure probatoire (avant la conditionnelle) : soit une semi-liberté, soit une surveillance électronique, d’une durée d’un à trois ans. Or, la surveillance électronique n’est pas supportable très longtemps et la semi-liberté est très difficile pour quelqu’un qui a déjà passé une longue période de détention. Les condamnés se trouvent donc en difficulté pour tenir ces mesures, sans que ce soit pour autant révélateur d’une incapacité à se réinsérer. Il faudrait donc a minima ajouter le placement extérieur aux mesures probatoires possibles : pour des condamnés à de très longues peines, très précarisés, ayant perdu tous liens sociaux et familiaux, il s’agit de la seule mesure envisageable car elle comporte un hébergement et une prise en charge sociale. Au mieux, il faudrait supprimer l’article 730-2 et laisser à la juridiction le soin de pouvoir adapter la durée des mesures probatoires et de ne pas y recourir dans toutes les situations.

Le projet de réforme pénale ne revient pas non plus sur les périodes de sûreté, en particulier automatiques…

Tout le projet de loi étant traversé par l’idée d’une nécessaire individualisation, maintenir des périodes de sûreté automatiques est une aberration. Le texte incarne aussi l’idée de l’aménagement de peine comme meilleur outil de préparation à la sortie et de prévention de la récidive, le plus adapté pour assurer la transition entre le dedans et le dehors, avec participation de la personne. Or, non seulement aucun aménagement de peine n’est possible pendant la période de sûreté, mais avec le jeu des réductions de peine, le terme de la période de sûreté peut aussi devenir voisin de la fin de peine. Si bien qu’à la fin de la période de sûreté, il devient difficile, voire impossible, de mettre en place un aménagement de peine. Nous en arrivons à ce paradoxe : les périodes de sûreté entraînent les situations les plus risquées en termes de récidive.

La seule disposition concernant les longues peines dans le projet de loi est la nouvelle procédure de libération sous contrainte, qui impose l’examen de toute situation aux deux tiers de la peine en vue d’un éventuel aménagement. Que peut-on en attendre ?

Dans l’élaboration du projet de réforme pénale, plusieurs hypothèses avaient été évoquées, dont celle plus ambitieuse d’une conditionnelle quasi systématique. L’hypothèse retenue est la plus mesurée, mais elle présente tout de même des apports. Il faut avoir conscience qu’une proportion limitée de condamnés formule des demandes d’aménagement de peine. Plus leur peine est longue, plus les condamnés sont nombreux à déposer un dossier, mais nous sommes très loin des 100 %.

L’intérêt de cette nouvelle procédure est d’obliger les juridictions à travailler sur la possibilité d’une libération anticipée pour toute personne détenue. Le projet de loi introduit l’idée d’un aménagement de peine comme transition entre une détention au sein de laquelle se prépare le projet, et un suivi sur l’extérieur immédiatement mis en place. Il tente de faire sortir les juridictions d’une perception – encore courante – de l’aménagement comme mesure de faveur. Dans cette conception, les personnes qui posent des difficultés en détention, ont des incidents disciplinaires, ne peuvent y prétendre car elles n’ont pas une attitude assez « méritante ». Si l’on considère au contraire l’aménagement comme la meilleure façon d’inscrire un projet de réinsertion, il s’applique plus particulièrement à ceux qui « posent problème », car ils ont sans doute encore plus besoin d’accompagnement que les autres.

Et quelles sont les limites prévisibles de cette procédure de libération sous contrainte ?

Il ne suffit pas de prévoir de passer toute situation en audience, car il reste à définir le contenu du projet d’insertion et à faire en sorte d’impliquer le condamné. Il me semble intéressant d’examiner avec les personnes non demandeuses leur situation, d’essayer de travailler avec elles sur un projet de sortie. Mais si nous restons avec les mêmes effectifs de professionnels, les mêmes défaillances des services de droit commun en matière d’insertion, d’hébergement, de soins, les mêmes méthodes de suivi… cette nouvelle procédure risque d’aboutir à des audiences en chaîne avec beaucoup de rejets, car les projets de sortie n’auront pas pu être construits.

Recueilli par Sarah Dindo

(1) Assassinat, meurtre, torture ou acte de barbarie, viol, enlèvement ou séquestration.


« Rien n’est fait pour réhabiliter les peines à deux chiffres »

« Vu la frilosité du JAP à l’égard des longues peines, je m’oriente doucement et sûrement vers la sortie sèche, sachant que je n’accepterai pas l’aumône judiciaire en fin de peine. J’ai bénéficié d’une permission de sortir à caractère familial d’une durée de 48 heures en février 2012. Tout s’est très bien déroulé mais je n’ai jamais plus rien obtenu depuis. Pourquoi ? Je n’ai créé depuis aucun problème intra et extra muros. J’ai compris que la réhabilitation est un mot inventé pour satisfaire certains et que la réinsertion n’est que foutaise. En l’état, rien n’est fait pour réhabiliter les peines à deux chiffres. Elles se voient plongées dans les oubliettes judiciaires jusqu’à être dépoussiérées au moment venu pour devenir socialement ré adaptables. » Homme incarcéré depuis 12 ans, fin de peine en 2019

« Vu le quantum de ma peine et l’empilement des textes de loi au gré des faits divers, je ne me fais guère d’illusions sur un possible aménagement de peine dans l’avenir. Comment envisager un aménagement de peine lorsqu’on ne dispose d’aucun outil pour cela (impossibilité de communiquer avec divers organismes comme pôle Emploi, associations, caisse de retraite ou de Sécurité sociale, etc.) avec les moyens actuels comme le téléphone ou Internet ? Le détenu est réduit à son geste criminel et on fait fi de ce qu’il a été avant et ce qu’il est devenu après. Bien sûr, il est hors de question d’oublier ce qui a amené un homme en prison mais pourquoi ne pas donner aussi de l’importance à ce qu’il est devenu ? » Homme incarcéré depuis 11 ans, condamné à la réclusion criminelle à perpétuité

« Pour prévenir la récidive, il faudrait que l’administration pénitentiaire se montre plus humaine, plus à l’écoute, mieux formée et informée. Et que les juges de l’application des peines observent les règles du code de procédure pénale, en individualisant plus et en accordant plus facilement les aménagements : tous les détenus ne sont pas et ne seront pas des récidivistes. Au moment du procès, les peines sont, en principe et en majorité, individualisées. Il faut que le parcours, la réinsertion et l’aménagement de la peine le soient aussi. » Homme incarcéré depuis 15 ans, fin de peine en 2020