Dans un rapport publié en décembre, le Contrôle général des lieux de privation de liberté (CGLPL) met en lumière la condition des personnes condamnées à des peines de longue durée. Et souligne les « atteintes aux droits spécifiques » dont font l’objet ces oubliés parmi les oubliés. Rencontre avec l’une des autrices du rapport, Mari Goicoechea, en charge des saisines et des enquêtes au CGLPL.
Qu’est-ce qui a poussé le CGLPL à consacrer un rapport aux longues peines ?
Mari Goicoechea : La durée moyenne des incarcérations ne cesse de s’allonger à mesure que l’arsenal répressif se durcit, mais qui s’intéresse à ce que l’on fait de ces peines ? Au-delà des grands concepts comme « le sens de la peine », qui semblent ne susciter aucun écho, nous voulions revenir à des choses très concrètes : où sont les personnes concernées, que voient-elles, comment passent-elles leurs journées ? Et quand ces journées s’étirent sur vingt ans, qu’est-ce que cela donne ? Nous tenions à laisser beaucoup de place au témoignage : il s’agit de donner à voir ce que sont réellement ces peines de longue durée que l’on ne veut pas regarder en face.
Dans les faits, ces personnes se retrouvent dans un labyrinthe dont elles ne trouvent pas la sortie. Même en tant que contrôleur, quand on se rend en établissement pour peine, on est submergé par cette impression très plombante d’un temps qui s’étire à l’infini. On mesure la routine extrême à laquelle sont soumises les personnes qui y vivent, et qui pendant dix ans vont voir le même escalier pour se rendre à la même bibliothèque… C’est difficile à imaginer. Visiter une maison centrale, c’est se rendre compte de la vacuité du temps.
Cela dit, nous voulions aussi rappeler que les longues peines commencent en maison d’arrêt. On l’oublie, mais c’est une étape qui dure longtemps, comme l’a bien montré Anne-Marie Marchetti dans son ouvrage de référence*. Comme tout le monde y passe, des personnes qui n’ont pas du tout les mêmes enjeux y cohabitent : l’une va rester deux mois et l’autre cinq ans, en attendant son procès puis son passage au CNE** [centre national d’évaluation], dans les conditions d’insalubrité et de surpopulation que l’on connaît. Or, les personnes qui encourent de longues peines sont souvent passées par des faits particulièrement violents, et subissent un choc carcéral un peu différent, avec encore plus de risques suicidaires. C’est aussi en maison d’arrêt qu’elles vont devoir préparer leur procès : dans quelles conditions, avec quels moyens ? Le procès a d’ailleurs aussi des implications importantes pour la prévention du suicide, mais c’est très peu étudié.
Pour ce qui est du suivi des personnes, tout ce temps passé en maison d’arrêt est comme suspendu, en attendant la condamnation définitive. On leur promet que leur passage au CNE va permettre de débloquer les choses et qu’en établissement pour peine, elles vont enfin avoir accès à un travail, des entretiens… C’est généralement très attendu, et la désillusion n’en est souvent que plus grande.
Qu’est-ce qui explique, selon vous, l’invisibilisation des longues peines dans le débat public ?
C’est le grand silence, le grand oubli. La longue peine a un effet d’endormissement sur la personne condamnée comme sur l’opinion publique. C’est une lente anesthésie : on est mis sous cloche loin du monde, le lien avec l’extérieur se distend, on perd progressivement les moyens de s’exprimer – et plus on reste emmuré longtemps, plus c’est difficile de sortir. De même, à l’extérieur, on ne sait pas bien ce qu’il se passe dedans, on oublie ceux qui s’y trouvent et on se moque un peu de l’état dans lequel ils sortiront.
Nous savions donc que ce rapport n’allait pas déchaîner les foules. Même la Direction de l’administration pénitentiaire (Dap) nous l’a dit assez clairement : avec la surpopulation carcérale qui monopolise le débat, on s’intéresse essentiellement aux courtes peines, aux maisons d’arrêt qui explosent, aux alternatives, mais pas vraiment aux établissements pour peine. C’est très dommage, parce qu’en réalité, l’allongement des peines joue un rôle essentiel dans la surpopulation. D’ailleurs les centres de détention commencent eux aussi à exploser ici et là, d’autant qu’[avec les transferts de désencombrement,] on les transforme de facto en maisons d’arrêt… Donc je pense que c’était malgré tout un bon moment pour remettre le sujet sur la table.
Pourriez-vous revenir sur le rôle du CNE dans les affectations ?
Nous avons commencé à nous intéresser aux longues peines en visitant les quatre sites du CNE, que nous n’avions pas contrôlés depuis très longtemps. Nous avons cherché à mieux comprendre cette clé de voûte sur les affectations. Et nous avons eu l’impression que le CNE était davantage un outil de gestion des flux sur le territoire qu’un outil dont on pouvait réellement s’emparer pour construire des parcours d’exécution de peine. Parce que les détenus ne disposent pas vraiment des outils dont ils auraient besoin pour informer leur choix, connaître par exemple les formations ou le suivi disponible dans tel ou tel établissement. Et il y a de toute façon un fossé entre ce qui est préconisé par le CNE et les affectations effectives.
Un autre point noir, ce sont les délais. Il faut attendre un an de plus en maison d’arrêt, voire deux, juste pour être évalué pendant six semaines… et pour rencontrer une équipe qui potentiellement aurait pu être constituée sur place : un Cpip [conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation], un surveillant, un psychologue… Une personne détenue nous disait : « Ça fait déjà six ans que je suis là, ils ne m’ont toujours pas évalué ? Ils ne savent pas encore qui je suis, ce que je veux, où est ma famille ? »
Une fois passée l’affectation, votre rapport souligne que le suivi en établissement pour peine reste lacunaire et la sortie, peu préparée.
Quand on reprend toutes les visites du CGLPL en centre de détention et en maison d’arrêt ces dix dernières années, on se rend compte à quel point le suivi dépend des établissements : ici, il y a quelque chose, et là, rien. Beaucoup de Cpip nous disent qu’avec toutes les tâches qu’ils ont à faire, ils n’ont plus de temps à consacrer au cœur de leur métier. Mais nous rencontrons aussi des détenus qui ont trouvé ce dont ils avaient besoin pour se mobiliser… C’est beaucoup trop aléatoire. Cela dépend trop de l’endroit où l’on tombe, du personnel sur place, de la présence d’un concessionnaire pour donner du travail…
C’est d’autant plus problématique qu’il est extrêmement difficile de changer d’établissement – à moins d’un transfert disciplinaire, qui entraîne de graves conséquences sur la suite du parcours. Le plus souvent, une fois qu’on est dans un établissement, on y reste : aucun recours n’est possible contre la première affectation. À terme, forcément, ça limite les possibilités : dans une maison centrale, un homme m’a dit qu’il avait refait cinq fois le CAP cuisine. On évoque dans le rapport une personne qui suit toutes les formations proposées là où il est, de la cuisine à la peinture… Ça n’a pas forcément grand sens, à part pour occuper le temps.
Le « parcours d’exécution de peine » (PEP) est pourtant censé permettre de mobiliser des moyens spécifiques pour le suivi des personnes qui purgent de longues peines.
Là aussi, c’est beaucoup trop aléatoire. Personne ne peut dire quel établissement dispose de psychologues PEP, et de combien. Quand il y en a, c’est toujours une personne de plus avec qui faire des entretiens… et quand il n’y en a pas, le travail revient au Cpip, avec les moyens dont il dispose. Mais quand bien même il y a un psychologue PEP pour un établissement de 200 personnes, ça ne fait pas un entretien par semaine…
Certaines personnes ont perdu toute motivation, mais les autres ne demandent qu’à être occupées, actives, à montrer qu’elles avancent… Par contre, elles ne comprennent souvent pas ce qu’on attend d’elles. Parce qu’il y a un fossé entre les « gages de réinsertion » qu’elles sont censées produire et les moyens dont elles disposent pour le faire. Le rapport sur le centre de détention de Joux-la-Ville le dit très bien : les personnes détenues sont sommées de mobiliser des leviers dont elles n’ont pas la maîtrise. Joux-la-Ville est un établissement fléché AICS [pour les auteurs d’infractions à caractère sexuel] et on demande aux détenus de s’investir dans leur suivi psychologique, mais pour pouvoir voir un psychologue, il y a de très longs délais d’attente…
D’ailleurs, on se rend compte que ces établissements censés être fléchés ne le sont pas tant que ça, puisque la proportion d’AICS y varie de 10 à 90%… Alors si en plus aucune prise en charge particulière ne les y attend, quel est le sens de ces affectations, qui ont des impacts sur tant d’autres droits ?
Vous regrettez le recours insuffisant aux aménagements de peine. Quels sont les freins spécifiques pour les longues peines ?
La période de sûreté [pendant laquelle la personne condamnée ne peut bénéficier d’aucun aménagement ou permission de sortir] gèle tout pendant de longues années. Les aménagements ne peuvent être envisagés qu’après l’évaluation de fin de peine par le CNE, ce qui entraîne là encore des délais importants. De même pour les expertises psychologiques ou psychiatriques obligatoires, dont la validité est en outre limitée à deux ans. Sans parler des délais d’audiencement, des politiques locales d’application des peines, de la disponibilité des structures d’accueil et d’accompagnement à l’extérieur… Mais le principal frein est le contenu de la demande d’aménagement : si on n’a rien à mettre dans le dossier, c’est compliqué. Or les attaches sociales sont souvent très distendues en fin de peine, et quant à trouver un logement, une formation ou du travail, après une telle coupure et qui plus est sans Internet… Les personnes nous disent souvent : « Par quel miracle est-ce que je pourrais trouver tout ça ? »
Manque de suivi, accès aux soins, sortie sèche… Les problèmes que vous soulevez semblent être ceux de la prison en général. Qu’est-ce qui vous fait parler d’« atteintes aux droits spécifiques » concernant les longues peines ?
D’une certaine manière, c’est vrai que c’est un rapport sur la prison en général. Mais les peines de longue durée mettent en lumière de manière encore plus prégnante les effets de l’incarcération. Toutes les atteintes aux droits se multiplient et se creusent. C’est déjà indigne d’être fouillé à nu pendant trois mois, alors pendant trente ans… Nous avons aussi voulu souligner les atteintes physiques, sensorielles, psychiques occasionnées par ces vies captives sur de si longues durées. Toutes les affections de santé sont accentuées, et on vieillit en prison, on y meurt. Ce dernier point touche tout de même particulièrement les longues peines.
Votre rapport cite un détenu qui dit : « L’impasse, c’est quand tu sors. Il n’y a pas de solution, on a fait trop d’années… » Recevez-vous beaucoup de témoignages de cette « suradaptation » à la prison, qui rend la sortie encore plus difficile ?
Nous abordons ce sujet à la fin du rapport. Mais par définition, l’action du CGLPL s’arrête à la fin de la peine. Ce témoignage est tiré du documentaire de Grégory Lassalle, En dehors***, qui retrace la première année de liberté d’un homme après 25 ans de prison. Il vit chez sa mère et tourne en rond dans le salon, où il a reconstitué une espèce de cellule dont il a énormément de mal à sortir… Il était pourtant euphorique en sortant, avec une attente immense : enfin la liberté ! Mais la chute est brutale. Sa santé a bien décliné en prison, et il se rend compte que tout ce qu’il a pu faire à l’intérieur ne lui permet pas de remplir un CV…
Le choc de la sortie est d’autant plus grand que beaucoup n’ont jamais remis un pied dehors pendant tout ce temps. Le manque de permissions de sortir est particulièrement criant. Même en cas d’événement familial grave : les personnes passent à côté de moments très importants pour elles, on touche à ce qu’il y a de plus fort à leurs yeux. Ce sont des instants de vie fondamentaux qui sont complètement ratés. C’est d’ailleurs un sujet qui pourrait faire consensus dans l’opinion : chacun sait ce que c’est de perdre un parent, un enfant…
On ne peut pas attendre des personnes détenues qu’elles jouent le jeu et s’emparent de ces fameux « leviers de réinsertion » si on nie leur humanité dans des moments aussi essentiels. Il faut supprimer les règles absurdes qui distinguent le nombre et la durée des permissions de sortir accessibles en centre de détention et en maison centrale. Et quand les permissions de sortir sont impossibles, il faut tout faire pour permettre des extractions ponctuelles, même si ce n’est pas idéal, dès lors qu’elles sont accompagnées, sécurisées… Cela dénouerait beaucoup de frustrations inutiles.
Propos recueilli par Johann Bihr
Cet article est paru dans la revue Dedans Dehors n°122 – mai 2024 : Isolement carcéral « je suis dans un tombeau »
* Anne-Marie Marchetti, Perpétuités, Plon, 2001.
** Service de l’administration pénitentiaire chargé d’examiner la situation de certaines des personnes condamnées aux peines les plus longues, au début et à la fin de leur incarcération. L’évaluation initiale vise à déterminer dans quel établissement pour peine elles seront affectées, et l’évaluation finale conditionne l’octroi d’éventuels aménagement de peine.
*** Grégory Lassalle, En dehors, Les films de l’œil sauvage, 2021.