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Danemark : « normaliser » le quotidien des condamnés

Les prisons « ouvertes » représentent au Danemark 60 % des places en établissement pour peines. Sans occulter la prégnance de la préoccupation sécuritaire dans les prisons fermées, le chercheur Peter Scharff Smith décrit un régime pénitentiaire fondé sur le principe de « normalisation », visant à rapprocher le plus possible le quotidien carcéral des conditions de vie prévalant à l’extérieur.

Peter Scharff Smith dirige des recherches interdisciplinaires à l’Institut danois pour les droits de l’homme. Il travaille particulière- ment sur les usages et les effets de l’isolement en prison, les droits des enfants de personnes détenues, l’histoire de la prison et les idéologies punitives (1).

Le principe de normalisation est au cœur de l’exécution des peines au Danemark. Cela signifie que les conditions de vie en prison doivent être les plus proches possibles de celles qui prévalent à l’extérieur. Comment ce principe se traduit-il au cours d’une détention ?

Il importe de préciser que la sécurité reste une préoccupation importante des autorités pénitentiaires danoises, et prend parfois le pas sur les autres principes, y compris la normalisation. Par ailleurs, les conditions de détention des prévenus sont très éloignées de celles des condamnés, et restent basées sur un régime cellulaire. Enfin, une partie du parc pénitentiaire est ancien et la configuration des locaux empêche d’y mettre pleinement en pratique le principe de normalisation.

Néanmoins, l’une des caractéristiques du système danois est le recours aux prisons dites « ouvertes », qui représentent un tiers des places de l’ensemble du parc pénitentiaire et 60 % de celles réservées aux condamnés. Le régime de détention y est relativement libéral, et permet le maintien des liens avec l’extérieur dans de bonnes conditions.

Une autre particularité est le fait que les détenus préparent eux-mêmes leurs repas, dans toutes les prisons, y compris celles de sécurité maximum. Des cuisines équipées sont mises à leur disposition, avec tout le matériel nécessaire, notamment des couteaux – ces derniers étant désormais attachés au mur par un câble d’acier. Une supérette à l’intérieur de la prison permet d’acheter les denrées nécessaires. Tous les détenus condamnés doivent travailler, étudier ou suivre un programme de prise en charge. La durée de la semaine de travail est la même qu’à l’extérieur, soit 37 heures. Ils reçoivent un salaire et une allocation hebdomadaire pour leurs achats alimentaires et de première nécessité.

Comment le principe de l’ouverture vers le monde extérieur se concrétise-t-il ? En particulier, quelles sont les modalités d’exercice des liens avec les proches, de communication vers l’extérieur et depuis l’extérieur, de liberté d’expression… ?

Il faut bien différencier les maisons d’arrêt – où les conditions de visite et de communication sont mauvaises et très marquées par l’environnement carcéral – les prisons fermées – où les autorités s’efforcent d’appliquer le principe de normalisation, avec des résultats mitigés – et les prisons ouvertes, où les conditions sont les meilleures. Dans les prisons fermées, les détenus ont droit à une heure de visite hebdomadaire, mais en pratique, cette durée atteint facilement trois, quatre, parfois cinq heures. Les parloirs sont généralement assez satisfaisants, plusieurs prisons prévoient des aménagements particuliers pour les visites des familles. Certains établissements proposent des appartements dans lesquels détenus et familles peuvent passer jusqu’à 48 heures.

L’Institut danois pour les droits de l’homme travaille depuis 2005 sur la question des enfants de parents emprisonnés. Grâce à cette collaboration, de nombreux établissements ont considérablement amélioré les conditions de visite afin de les rendre plus accueillantes pour les enfants. Au début de ce projet, presque tous les parloirs que nous avons visités remplissaient seulement leur fonction première, c’est-à-dire un lieu où deux adultes peuvent se rencontrer et avoir des relations sexuelles. Les parloirs d’aujourd’hui, au moins une partie d’entre eux, sont adaptés aux familles, offrent un accès à des terrains de jeux, disposent de jouets convenant aux différentes tranches d’âge… Des surveillants dédiés aux enfants ont été formés, ils prennent des initiatives et des responsabilités spécifiques, comme d’améliorer les conditions de visite, de photographier le père ou la mère en cellule afin que l’enfant puisse visualiser ses conditions de vie, ou permettre au parent emprisonné d’enregistrer une histoire pour son ou ses enfants, organiser des groupes de discussion thématiques pour les parents détenus, etc. Après une phase expérimentale, il vient d’être décidé d’étendre le dispositif à toutes les prisons du Danemark.

Les conditions de visite sont généralement les meilleures dans les prisons ouvertes. A Jyderup, qui a ouvert en 1988, quasiment tous les espaces extérieurs sont accessibles aux visiteurs, de même qu’une petite chapelle, les cuisines où les détenus peuvent préparer un repas avec leur famille, les terrains de sport où ils peuvent jouer avec leurs enfants… Ces derniers peuvent aussi jouer avec les enfants des autres familles en visite. L’ambiance est détendue. Pendant le week-end, les visites peuvent se dérouler de 9 h 30 à 19 h 30, ce qui permet aux familles de passer ensemble un moment aussi « normal » que possible.

Dans certaines prisons ouvertes, les détenus ont accès à Internet, à Facebook, au moins quelques heures par semaine. Ils peuvent parfois conserver leur téléphone portable, qui est alors attaché dans la cellule – et n’est donc plus physiquement mobile, mais qu’ils peuvent utiliser pour téléphoner ou envoyer des SMS – ce qui constitue un progrès considérable. Les conversations et les messages peuvent être contrôlés si nécessaire. Dans les prisons fermées, on est dans un système plus classique de cabines téléphoniques, avec ce que cela implique de manque de confidentialité, de temps d’attente, de coût, etc.

La prison fermée d’Ostjylland comprend un petit supermarché et chaque unité – de six à douze cellules – dispose d’une cuisine équipée et d’une salle à manger. Il arrive que les surveillants prennent leurs repas avec les détenus.

Vous écrivez que le recours aux prisons ouvertes au Danemark, après la Seconde Guerre mondiale, résulte plus d’un hasard que d’un processus planifié et pensé. Pouvez-vous décrire ces circonstances, et nous expliquer comment s’est construite une théorie pénologique autour du fonctionnement de ces établissements ?

Ce qui apparaît aujourd’hui, c’est que les prisons ouvertes ne résultent pas d’une politique mûrement réfléchie et planifiée, fondée sur des principes égalitaires, mais découle en fait d’incarcérations massives au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : plus de 40 000 personnes, accusées de traîtrise ou de collaboration, ont été emprisonnées. Cette augmentation massive de la population carcérale a contraint les autorités à utiliser des baraquements et des installations temporaires. Quelques prisons ouvertes existaient avant la guerre, mais c’est avec les incarcérations massives d’après-guerre que les autorités ont pris conscience que des prisons pouvaient fonctionner avec un très faible niveau de sécurité et un régime quotidien relativement libéral. De même, la pratique qui consiste à laisser aux détenus le soin de préparer leurs repas remonte aux années 1970 : le directeur d’un nouvel établissement l’avait initiée, il a été très controversé, l’administration centrale s’y était assez fortement opposée. Par la suite, cette initiative s’est avérée si positive qu’elle a été étendue à tous les établissements et qu’elle est aujourd’hui emblématique du système danois.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, plus de 40 000 personnes ont été emprisonnées dans des baraquements et des installations temporaires. C’est alors que l’on a pris conscience que des prisons pouvaient fonctionner avec un très faible niveau de sécurité et un régime quotidien libéral.

La dernière prison qui a ouvert au Danemark, à Ostjylland en 2006, et celle prévue pour 2016 sur l’île de Falster sont toutes les deux des prisons fermées. Leur conception a-t-elle été davantage guidée par des préoccupations sécuritaires ou par le principe de normalisation ?

Ces deux prisons ont été construites en remplacement de prisons fermées. Le principe de normalisation a sans conteste été un facteur important lorsqu’il a fallu choisir entre les différentes propositions architecturales. La prison d’Ostjylland, située à une vingtaine de kilomètres de la ville d’Horsens, couvre une surface d’environ 65 hectares. L’architecture tend à rappeler la structure d’un village, c’est-à-dire que les bâtiments sont bas, disséminés sur le site, ils laissent beaucoup d’espace disponible et accessible aux détenus à l’intérieur d’un périmètre hautement sécurisé. L’hébergement est réparti en cinq unités, avec une capacité totale de 228 places. Lorsque le CPT a visité les lieux en février 2008, il y avait 161 détenus, dont cinq femmes hébergées dans une unité séparée, mais qui participaient aux activités et travaillaient avec les hommes. Les cellules sont individuelles, mesurent 12,5 m2 et sont entièrement équipées. Les quartiers de détention sont décorés par des plantes, des œuvres d’art et, dans l’ensemble, de gros efforts ont été faits pour atténuer l’ambiance pénitentiaire. Il y a un petit supermarché dans l’enceinte de la prison, chaque unité – de six à douze cellules – dispose d’une cuisine équipée et d’une salle à manger. Il arrive que les surveillants prennent leurs repas avec les détenus. Chaque unité bénéficie également d’une salle informatique, d’un billard, de tables de ping-pong, de jeux de fléchettes et d’une salle de sport, installations auxquelles les détenus ont accès quotidiennement. Il y a aussi une salle culturelle comprenant une bibliothèque, une salle de musique, une église et une salle de prière pour les musulmans. Ces infrastructures ont clairement la normalisation pour objectif. Mais il n’est pas si aisé de faire vivre ce principe et il semble que le succès ne soit pas totalement au rendez-vous. Par exemple, il était prévu qu’un bureau des surveillants très ouvert soit installé dans chaque aile, ce qui aurait favorisé les interactions et un dialogue normal entre détenus et personnels. Pour des raisons de sécurité, ce bureau a été fermé par une vitre, et le résultat obtenu va à l’inverse de celui attendu : les contacts entre surveillants et détenus sont amoindris.

Propos recueillis par Barbara Liaras

(1) Peter Scharff Smith : « A Critical look at Scandinavian Exceptionalism. Welfare State theories, Penal Populism, and Prison Conditions in Denmark and Scandinavia » in Ugelvik, Thomas and Jane Dullum (ed.) Nordic prison practice and policy – exceptional or not?: Exploring penal exceptionalism in the Nordic context, London/New York: Routledge.


Conseil de l’Europe : la « normalisation » au cœur des régimes de détention

Trois principes fondamentaux revêtent une importance particulière dans les préconisations du Conseil de l’Europe en matière de régime pénitentiaire. Le premier est celui de l’individualisation, appelant à l’élaboration d’un plan personnalisé de déroulement de la peine pour chaque condamné. Il s’agit d’adapter les activités et tout ce qui peut être proposé au détenu, en tenant compte de facteurs tels que l’âge, les capacités intellectuelles, le niveau d’instruction, l’origine et la situation sociale, la personnalité, la nature et les circonstances de l’infraction, etc.

Le second principe est celui de la normalisation, exigeant que la vie en prison soit organisée de manière à être aussi proche que possible des réalités de la vie hors les murs. Le quotidien pénitentiaire tend habituellement à reproduire une série de routines immuables, souligne le Conseil, qui suscitent chez les détenus, surtout si la détention est longue, de la passivité, un sentiment d’impuissance ou une incapacité à exercer des responsabilités. Une bonne mise en œuvre du principe de normalisation permet au détenu de rester en contact avec les valeurs, responsabilités et réalités qui caractérisent la vie quotidienne en milieu libre, facilitant d’autant sa réintégration dans la société. Le principe de normalisation encourage à privilégier un régime « ouvert » de détention permettant une certaine autonomie. Les détenus peuvent disposer de la clé de leur cellule, circuler au sein de l’établissement, accéder à des espaces en plein air… Les commentaires annexés aux Règles pénitentiaires européennes (RPE) invitent ainsi à permettre aux détenus de bénéficier d’activités les « occupant en dehors de leur cellule au moins huit heures par jour », de percevoir « une rémunération conforme aux salaires pratiqués dans l’ensemble de la société » ou de se voir proposer un « travail conforme aux normes et techniques de travail contemporaines ». De même, concourent à la sécurité et à l’apprentissage de la responsabilité le fait d’autoriser les détenus à discuter collectivement de « questions relatives à leurs conditions » et de « communiquer » à cet égard « avec les autorités pénitentiaires ».

Le principe de responsabilité, très lié à la normalisation, vise à donner aux détenus l’occasion d’exercer des responsabilités personnelles dans la vie quotidienne en prison : prendre des décisions et en mesurer les conséquences. Le Conseil de l’Europe juge essentiel que les administrations pénitentiaires créent des situations permettant cet exercice et que le personnel pénitentiaire apporte son soutien aux détenus en les motivant, les conseillant et les guidant. Au Danemark, par exemple, la loi demande aux directeurs de prison d’instituer des mécanismes de « co-détermination », une modalité répandue à l’extérieur qui permet aux détenus (aux employés) ou à leurs représentants de participer à la prise de décision, y compris sur des sujets importants et dès les premières étapes de la discussion. La loi sur l’exécution des peines (Sentences Enforcement Act) exige que des porte-paroles soient élus dans chaque aile d’une prison, à bulletin secret, sous le contrôle de l’institution et des représentants des détenus. Dans le texte d’application, les services pénitentiaires danois précisent que « l’institution doit prendre l’initiative de discussions régulières avec les porte-paroles élus, qui peuvent également initier de telles discussions ». Les élus peuvent se réunir avec les autres détenus ou entre eux afin de préparer les réunions, ils ne peuvent pas être récusés par l’administration.