Le régime d’isolement se définit plutôt par la privation – de contacts, d’activités, de perspectives – que par un programme de prise en charge effectif. Ce qui en fait un régime de relégation par excellence, difficilement compatible avec l’exercice des droits des personnes détenues.
« Quand on va voir nos clients dans les cachots de l’isolement, on a vraiment le sentiment de s’enfoncer toujours plus loin au fond d’un gouffre. On imagine difficilement des lieux plus inaccessibles », confie Raphaël Kempf, avocat au barreau de Paris. Par définition, le régime d’isolement se manifeste en effet par une mise à l’écart de la collectivité, justifiée comme la condition nécessaire à la prévention des risques qui l’ont motivé. Qu’ils soient placés au cœur de la prison, avec une configuration architecturale bloquant toute perspective sur le reste de la détention, ou relégués dans sa partie la plus reculée, les quartiers d’isolement (QI) sont conçus pour être aussi hermétiques que possible.
Dans les faits, la personne isolée ne peut généralement participer à aucune activité collective, ni même croiser une autre personne détenue : même si elle est toujours accompagnée d’au moins un surveillant lors de ses déplacements, tout autre mouvement est bloqué le temps de son passage. Si certaines personnes isolées peuvent distinguer des silhouettes par leur fenêtre, d’autres en sont empêchées par la disposition des lieux ou par la présence de caillebotis doublant le barreaudage, au point que le simple fait d’apercevoir une autre personne détenue relève de l’exception : « Je ne croise aucun autre détenu, mais il y a un carreau à la musculation, donc si quelqu’un passe devant la salle pendant que j’y suis, je peux l’apercevoir, furtivement », témoigne Monsieur S., incarcéré à la maison d’arrêt de Lyon-Corbas. Au bout de neuf ans d’isolement, « je me force à parler à voix haute tous les jours parce que je sens que sinon, je vais perdre la parole », confie une autre personne détenue au centre pénitentiaire de Vendin-le-Vieil.
Des interactions quasi inexistantes
Certes, la circulaire de 2011 relative à l’isolement[1] précise que « le chef d’établissement doit favoriser, si la personnalité de l’intéressée et les motifs de l’isolement le permettent, le regroupement avec plusieurs autres personnes détenues isolées », autour d’activités ou en cour de promenade. Une recommandation réitérée dans le cadre du processus de « labellisation » des quartiers d’isolement depuis 2015. Mais ces dispositions, dépourvues de tout caractère impératif, ont une portée très limitée. « Il n’y a que les balances qui peuvent être ensemble en cour de promenade », avance Monsieur R., incarcéré au centre pénitentiaire d’Orléans-Saran. « Il y a un manque de volontarisme de la part de la Dap [Direction de l’administration pénitentiaire] à ce sujet », estime quant à lui un ancien directeur de maison d’arrêt. « On reste dans une culture de l’isolement absolu, qui consiste à isoler par principe, alors qu’il n’y a aucun risque à regrouper les profils non dangereux, notamment les personnes isolées pour leur propre sécurité. » Pour l’ancien chef d’établissement, « on doit la sécurité au détenu, il n’est pas là pour se faire taper dessus. Mais le phénomène du parapluie joue aussi : beaucoup de collègues préfèrent ne prendre aucun risque pour s’assurer qu’en cas d’incident, on ne vienne pas ensuite leur reprocher d’avoir mis ensemble deux isolés. »
La circulaire de 2011 précise également que « pour prévenir un trop grand isolement social, le maintien des contacts et des échanges entre le personnel et les personnes détenues isolées est essentiel ». Toutefois, non seulement ces interactions comportent des limites inhérentes à la position d’autorité du personnel pénitentiaire, mais celui-ci ne fait l’objet d’aucune formation obligatoire à ce sujet. Cette préconisation est en outre difficilement applicable du fait de la pénurie généralisée de surveillants. À la maison d’arrêt de Périgueux, « il n’y a pas d’agent présent en permanence au sein du QI-QD et les détenus peuvent parfois attendre très longtemps avant qu’il soit répondu à leurs requêtes », relevait le Contrôle général des lieux de privation de liberté (CGLPL) après une visite sur place en décembre 2022[2].
La présence d’une équipe de surveillants dédiée, le plus souvent partagée avec le quartier disciplinaire, est souvent mentionnée comme un facteur de meilleure connaissance mutuelle, mais elle peut aussi se révéler à double tranchant : « Il y a des surveillants qui sont faits pour cela et qui tirent vers le haut les personnes placées à l’isolement. Mais inversement, certains détenus subissent un enfer parce que l’équipe les a pris en grippe », témoigne Monsieur D., directeur d’un centre pénitentiaire, qui n’hésite pas à parler d’un « risque d’arbitraire » accru.
Le personnel soignant, quant à lui, n’a ni la vocation ni le loisir, étant donné la pénurie d’effectifs médicaux, de pallier le manque de contacts des personnes isolées (voir p. 28). « Dans les établissements où j’ai travaillé, poursuit Monsieur D., je n’ai jamais rencontré d’unité sanitaire où le nombre de soignants permettait une prise en charge à la hauteur des besoins. Donc les visites imposées par le code pénitentiaire sont formelles et se font à un rythme accéléré. »
Ce manque criant d’interactions ne peut être en partie compensé que par le maintien des relations avec les proches, le régime d’isolement préservant théoriquement l’intégralité des droits de visite. Mais l’exercice de ce droit peut être limité par l’éloignement familial, les personnes isolées étant davantage sujettes aux transferts que les autres personnes détenues. L’arrivée du téléphone en cellule s’est révélée salutaire pour préserver un lien avec l’extérieur, mais cette solution connait également des limites : les personnes isolées étant dans l’incapacité de travailler, elles n’ont pas toujours les ressources suffisantes pour assumer le coût important de ces communications. Elles n’ont d’ailleurs pas toujours de liens avec des proches : « Mes clients à l’isolement reçoivent très peu de visites. Ce sont des gens qui sont isolés dans la vie aussi », confie Rosanna Lendom, avocate au barreau de Grasse.
Une prise en charge en creux
Cette limitation des contacts n’est guère compensée par un accès à des activités qui pourraient en amoindrir les effets délétères. Par définition, les personnes isolées ne peuvent participer aux activités collectives organisées en principe pour le reste de la détention, sauf autorisation spécifique du chef d’établissement. La circulaire de 2011 prévoit toutefois que « des espaces spécifiques aux activités en commun pourront être aménagés au sein des QI, en particulier lorsqu’ils sont de taille importante[3] ». À la maison d’arrêt de Draguignan, le CGLPL notait certes en mai 2022 que « l’administration pénitentiaire organise ponctuellement des activités entre deux ou plusieurs personnes détenues à l’isolement dans les salles prévues à cet effet afin de rompre le sentiment de solitude et de mise à l’écart[4] ». Mais d’après les témoignages de personnes détenues aux quatre coins de la France, une telle initiative semble davantage faire figure d’exception que de règle. Au nouveau centre pénitentiaire de Mulhouse-Lutterbach, une salle d’activités a bien été prévue pour les personnes isolées, mais fin 2022, selon le CGLPL, elle n’accueillait aucune activité collective.
L’affectation à l’isolement est notamment synonyme d’impossibilité de travailler. Même si selon la circulaire, « le chef d’établissement doit tout mettre en œuvre pour proposer du travail aux personnes détenues isolées », celles qui en font la demandent semblent systématiquement se voir répondre : « Au QI, il n’y a pas de travail. » Auquel cas la seule possibilité qui s’offre à elles est de candidater pour le poste d’« auxi[5] » au QI – à moins qu’il ne soit attribué à une personne affectée en détention ordinaire, comme c’était le cas en 2023 à la prison de Roanne, selon le CGLPL.
Les activités proposées par des intervenants extérieurs, déjà soumises à de longues listes d’attente en détention ordinaire, sont encore moins accessibles aux isolés. En effet, le régime d’isolement ne disposant pas de budget spécifique, les directions choisissent le plus souvent que les heures d’intervention budgétées profitent à des groupes plutôt qu’à une ou deux personnes, donc à la détention ordinaire plutôt qu’à l’isolement. Des heures d’enseignement sont malgré tout accessibles dans certains établissements – de façon très variable d’une prison à l’autre, en fonction de sa taille et de son taux d’occupation. À la maison d’arrêt de Chambéry, Marie-Pierre Valcke, responsable locale d’enseignement, ne dispose plus d’aucun créneau pour les personnes isolées depuis septembre : « Je suis la seule enseignante, donc au vu de la forte demande, je ne peux pas trouver de place dans mon emploi du temps. Il y a des listes d’attente, j’essaie de faire tourner les groupes. Avec le taux de surpopulation actuel[6], il faudrait qu’on soit en binôme : là, on pourrait proposer un créneau d’1h30 par semaine aux isolés », explique-t-elle. Dans le même département, le centre pénitentiaire d’Aiton, dont la capacité est quatre fois plus importante, est quant à lui doté d’une équipe d’enseignants plus fournie, et l’un d’eux se déplace au QI chaque semaine. Une intervention qui permet de garantir une certaine continuité dans le parcours scolaire des élèves détenus, en dépit de leur placement à l’isolement.
Mais le faible volume horaire dont disposent les enseignants pour les personnes isolées ne peut profiter qu’à celles qui sont déjà inscrites dans un parcours d’apprentissage et dotées d’une certaine autonomie : « Cela s’apparente plus à une sorte de tutorat, reconnaît Marie-Pierre Valcke, pour des gens qui ont déjà un projet et qui sont assez autonomes pour travailler à distance, par eux-mêmes. » L’isolement renforce donc les inégalités sociales et d’accès à l’apprentissage, au détriment des personnes dont l’incarcération s’inscrit dans une trajectoire marquée par la rupture avec le système scolaire. Des inégalités parfois encore renforcées par certains traitements particuliers : évoquant le cas d’une personne dont l’affaire a été fortement médiatisée, une conseillère d’insertion et de probation observe : « Il ne faut pas qu’il se suicide, donc il a accès à des cours individuels, de l’occupationnel… Alors que les autres, ils n’ont que la bibliothèque une fois par semaine et la salle de sport, le minimum syndical. »
Des mouvements vers la bibliothèque de l’établissement sont en effet parfois mis en place, avec des créneaux réservés aux personnes isolées. Mais le plus souvent, ces dernières n’ont accès qu’à une bibliothèque dédiée au sein du QI, dont les ouvrages sont peu nombreux et peu variés – des « rebuts de la bibliothèque principale », comme le reconnaît un chef d’établissement. « Ici c’est neuf, mais il n’y a rien, plus de BD que d’ouvrages », déplore Monsieur S., placé à l’isolement au centre pénitentiaire de Caen-Ifs. « Le gradé m’a dit d’écrire à la grande bibliothèque [de l’établissement] pour demander des titres, mais un mois et demi plus tard, il n’y a toujours rien. »
D’après Guillaume Gras, chef du bureau de la gestion des détentions à la Dap, « certains QI peuvent avoir des salles d’activité nombreuses, et donc une offre d’activités individuelles diversifiée ». Certains établissements proposent parfois des séances individuelles de sophrologie, ou comme au centre pénitentiaire de Mulhouse-Lutterbach, de la médiation animale – activité qui semble actuellement avoir la faveur de l’administration pénitentiaire dans la plupart de ses programmes de prise en charge(7). Mais dans leur grande majorité, les personnes isolées disposent au mieux de deux heures de sortie de leur cellule par jour, pour aller en cour de promenade, au coin bibliothèque ou en salle de sport – presque toujours en solitaire. « Il y a en tout et pour tout une petite salle de bibliothèque et une petite salle de sport pour douze : tout le monde veut y aller, et si tu ne te signales pas à 7h le matin, on te dit que c’est trop tard. C’est premier arrivé, premier servi », relate Monsieur B., incarcéré au centre pénitentiaire d’Orléans-Saran. Madame P., incarcérée au centre pénitentiaire de Lille Sequedin, raconte quant à elle sa journée type à l’isolement : « Je me lève à 5-6h. Je prends un verre de thé. Je demande le sport, de 9h à 10h. Et ensuite, c’est fini. Je lis, je regarde la télé. Le lundi après-midi, je peux aller à la bibliothèque. Il n’y a rien d’autre. »
Or les salles de sport sont parfois chichement équipées, comme au centre de détention de Saint-Mihiel où un seul appareil est signalé. Le matériel est régulièrement dysfonctionnel : au centre pénitentiaire d’Orléans-Saran, d’après Monsieur B., « le vélo n’a plus de selle et les deux appareils de musculation sont hors service ». De même qu’une partie des agrès au centre de détention de Roanne, selon le CGLPL en 2023.
« La cour de promenade est plus petite qu’une cellule »
Quant aux cours de promenade, elles ne disposent la plupart du temps d’aucun équipement permettant de s’asseoir, de s’abriter de la pluie, de se protéger du soleil ou de faire du sport : « Des œilletons à la porte et sur le mur, deux caméras et rien d’autre : ni banc, ni WC, ni barre de traction. Rien du tout », décrit Monsieur G., incarcéré à la maison d’arrêt de Lyon-Corbas. À l’exception de certains grands établissements comme le centre pénitentiaire d’Avignon-Le Pontet, la plupart des cours de QI sont de très petite taille, et toutes sont équipées d’un grillage qui obstrue la vue du ciel. « On dirait un bunker ! C’est tellement triste, il vaut mieux rester dedans », se résigne Monsieur C., incarcéré au centre de détention de Liancourt. Parfois même, la « cour » est une simple pièce garnie de quelques ouvertures, ne donnant pas l’impression de sortir à l’extérieur : « À mon grand étonnement, on est resté au quatrième étage », raconte l’avocat Raphaël Kempf, de passage au bâtiment D3 de Fleury-Mérogis. « Et derrière une porte qui ressemble exactement aux autres, on se retrouve dans un espace un tout petit peu plus grand qu’une cellule, mais sans meuble, avec une ouverture à l’air libre à la verticale, à travers des grillages : pas de fenêtre, pas d’horizon, aucune ouverture de champ pour le regard. La pièce comporte un couloir grillagé qui permet au surveillant de voir ce qu’il se passe. »
Comme Monsieur C., beaucoup de personnes isolées préfèrent donc rester dans leur cellule. « La cour de promenade est plus petite qu’une cellule et elle sent très mauvais, je n’ai aucun intérêt à y aller », explique Monsieur A., incarcéré au centre de détention de Salon-de-Provence. Pour certains, ce renoncement est principalement motivé par l’insalubrité : « Impossible, il y a trop de rats ! Comme il n’y a pas de banc, il faudrait s’asseoir par terre, j’ai trop peur de me faire mordre », s’exclame Monsieur L., incarcéré au centre de détention de Val-de-Reuil. Celles et ceux qui renoncent à la promenade passent donc leurs jours confinés dans des cellules obscurcies par des pare-vue les isolant du reste de la population carcérale, mais empêchant aussi une bonne partie de la lumière naturelle d’éclairer leur quotidien : « Le caillebotis est tellement serré qu’il bouche toute la lumière, décrit Madame P. Il faut allumer tout le temps, je ne situe plus le jour et la nuit. J’ai l’impression d’être dans un tombeau. »
par Odile Macchi
Cet article est paru dans la revue Dedans Dehors n°122 – mai 2024 : Isolement carcéral « je suis dans un tombeau »
[1] Ministère de la Justice, Circulaire du 14 avril 2011 relative au placement à l’isolement des personnes détenues, JUSK1140023C.
[2] CGLPL, Rapport relatif à la dignité des conditions de détention à la maison d’arrêt de Périgueux (Dordogne), décembre 2022.
[3] L’article R. 213-18 du code pénitentiaire prévoit lui aussi que « le chef de l’établissement pénitentiaire organise, dans toute la mesure du possible et en fonction de la personnalité de la personne détenue, des activités communes aux personnes détenues placées à l’isolement ».
[4] CGLPL, Rapport de visite de la maison d’arrêt de Draguignan (Var), mai 2022.
[5] Personne détenue travaillent à l’entretien des locaux ou au fonctionnement de la vie en détention (cuisine, buanderie, cantine, etc.).
[6] 162% en mars (source : Direction de l’administration pénitentiaire).