Après plusieurs décennies de politiques répressives, le Portugal a choisi, au début des années 2000, de décriminaliser l’usage et la détention de stupéfiants. Quinze ans après l’adoption de la loi, le pays est-il devenu le « paradis de la consommation » criminogène et décadent annoncé par ses détracteurs ? Les recherches tendent à montrer le contraire.
Face à l’explosion du nombre d’héroïnomanes, d’overdoses et de l’épidémie du VIH qui ont marqué les années 1980-1990, le Portugal a fait un choix pour le moins controversé. Le pays a décidé, par une loi du 29 novembre 2000, de décriminaliser la consommation de tous les stupéfiants, comme leur acquisition et leur détention lorsqu’elles sont destinées à un usage personnel. Que l’on ne s’y trompe pas : « la consommation et la détention de drogues restent interdites et sujettes à pénalités », souligne João Goulão, qui a contribué à l’élaboration de la loi et dirige aujourd’hui le Service d’intervention sur les comportements addictifs et la dépendance (Sicad). S’ils ne constituent plus un délit, l’usage et la détention de stupéfiants restent des infractions administratives.
Concrètement, avec cette loi entrée en application en juillet 2001, les contrevenants ne risquent plus de sanctions pénales, ni d’être envoyés derrière les barreaux. Avant la réforme, la possession, l’acquisition, la détention et la culture de drogues réservées à un usage personnel étaient passibles d’une peine d’un an d’emprisonnement. Avec la loi de 2000, une personne contrôlée avec moins de 5 grammes de haschisch, d’1 gramme d’héroïne et de 2 grammes de cocaïne n’est plus nécessairement sanctionnée, ou seulement administrativement. Au-delà de ces quantités, elle est toujours poursuivie.
L’acquisition et la détention de toutes les drogues ont été décriminalisées en 2000 au Portugal, dès lors qu’elles sont réservées à un usage personnel. Au-delà de certaines quantités, le contrevenant s’expose à des poursuites pénales.
Soigner plutôt que sanctionner
«L’idée qui sous-tend cette loi est que l’addiction est un problème sanitaire, social, plutôt que criminel», explique M. Goulão. Le principal objectif est de dissuader la consommation de drogues et d’encourager les toxicomanes à traiter leur dépendance. Les contrevenants sont envoyés devant des organes administratifs dédiés, les commissions pour la prévention de la toxicomanie, aussi appelées « commissions de dissuasion ». Il en existe dix-huit, réparties sur tout le territoire. Placées sous la tutelle du ministère de la Santé, elles sont constituées de juristes, de travailleurs sociaux et de médecins, chargés d’examiner les motivations et les circonstances entourant l’infraction avant de déterminer la réponse la plus adaptée.
Dans les faits, un contrevenant sur cinq qui passent en commission est considéré comme un « consommateur problématique », toxicomane. Ceux-là sont orientés sur un traitement médical. S’ils le suivent jusqu’au bout, aucune sanction ne leur est généralement infligée. Dans le cas contraire, ils peuvent recevoir un avertissement oral ou écoper de diverses sanctions, telles qu’un travail d’intérêt général, l’obligation de suivre un programme éducatif, l’interdiction d’exercer certaines activités professionnelles ou de fréquenter certains lieux ou personnes. Toute sanction pécuniaire est exclue: « Les toxicomanes sont souvent dans une situation financière déjà très fragile, qui les conduit parfois à se livrer à un petit trafic de subsistance, explique le directeur du Sicad. Leur infliger une amende ne ferait qu’accroître la pression économique qui pèse sur eux, et le risque qu’ils commettent encore davantage d’infractions. »
Les quatre cinquièmes restants sont des usagers occasionnels, récréatifs. L’objectif de la commission n’est pas de les orienter vers un traitement, mais « de les confronter à leur consommation et à la place qu’elle prend dans leur vie, à ses effets, pour interrompre des carrières d’usager avant qu’elles ne deviennent problématiques». Au premier passage en commission, le consommateur occasionnel reçoit un avertissement, « une sorte de carton jaune », et n’écope souvent que de l’obligation de se présenter à un centre social ou médico-psychologique, pendant une période probatoire. Si, au terme de ce délai, aucune nouvelle infraction n’a été commise, le dossier peut être classé sans suite. Dans le cas contraire, une amende, la suspension de certaines prestations sociales ou d’autres types de sanctions peuvent être infligées.
La proportion d’héroïnomanes dans les prisons portugaises est passée de 44 % à 30 % entre 2001 et 2007.
Dispositif de soins renforcé
La loi de décriminalisation s’est accompagnée d’un lot de réformes sociales et sanitaires, imaginé par la commission d’experts nommée par le gouvernement en 1998. Campagnes de prévention, multiplication des centres de soins et des dispositifs thérapeutiques, généralisation de l’accès aux traitements de substitution, programmes d’échange de seringues, mise en place d’équipes de maraude « pour aller chercher les toxicomanes là où ils se trouvent », structures de réinsertion sociale… « Ce paquet de réformes constituait le cœur de nos propositions. Mais cette approche sanitaire n’aurait pas été cohérente sans la décriminalisation de l’usage des drogues, explique João Goulão. A l’inverse, si nous avions décidé de décriminaliser sans installer cet arsenal socio-sanitaire, nos résultats n’auraient pas été aussi positifs. »
La consommation « aveugle devant la loi »
Principale cible du dispositif au moment de sa conception, « l’usage problématique de drogues » – c’est-à-dire la consommation de drogues par injection et l’usage prolongé ou régulier d’opiacés, de cocaïne ou d’amphétamines – a été divisé par deux en vingt ans selon João Goulão. Preuve, pour le directeur de la Sicad, de l’efficacité des dispositifs de traitement mis en place. Une tendance à la baisse qu’on ne retrouve pas en France. Selon l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies, le taux de consommateurs problématiques serait passé de 3,9 à 7,5 pour mille habitants entre 1999 et 2011.
En dehors de ces cas particuliers, la consommation des autres types de drogues (cannabis, méthamphétamines…) a cependant continué d’augmenter, suivant la tendance européenne. Dispersion des habitudes de consommation, diversification des substances, des types d’usagers et des trajectoires… Pour le professeur Candido da Agra, « le phénomène est aveugle devant la loi ». Et le Portugal conserve néanmoins l’un des taux les moins élevés de prévalence en Europe. L’explosion du nombre de toxicomanes annoncée par les détracteurs de la loi ne s’est donc pas réalisée. Pour Candido da Agra, « il est prouvé par la recherche empirique que le pénal n’est ni nécessaire, ni efficace pour prévenir l’usage des drogues. »
Moins d’infections au VIH et de décès
La loi a aussi permis de réduire le stigmate pesant sur les toxicomanes. « Ne craignant plus d’être perçus comme des criminels, ils se présentent plus spontanément aux structures de soin et de prévention », note João Goulão. Si bien que plus de 28000 personnes étaient sous suivi médical en 2013 (1), la majeure partie pour un traitement de substitution à des opiacés. La situation sanitaire s’est nettement améliorée : plus de 900 personnes toxicodépendantes étaient dépistées positives au VIH en 2000. Treize ans plus tard, moins de 80 ont été diagnostiquées porteuses du virus (2). Le nombre de décès liés à la drogue a également considérablement chuté au Portugal, davantage que dans l’Espagne voisine.
Des tribunaux désengorgés
La décriminalisation a eu mécaniquement pour effet de désengorger les tribunaux : en 2000, les juges voyaient défiler plus de 14 000 personnes pour infraction à la loi sur les stupéfiants, que ce soit pour trafic, simple consommation, ou les deux. La majeure partie d’entre eux étant de simples consommateurs, les procédures se soldaient dans deux cas sur trois par une amende. Ces derniers désormais pris en charge par les commissions de dissuasion, les contrevenants à la loi sur les stupéfiants ne sont plus que 5 500 par an à passer devant les tribunaux (3).
« La loi a également eu un curieux effet sur l’activité policière, souligne João Goulão. Les forces de police, auparavant occupées à réprimer les petits trafiquants-consommateurs, ont d’abord été déstabilisées. La réforme leur a permis de faire évoluer leurs techniques et de concentrer leurs moyens sur de plus gros poissons. Les saisies concernent des quantités de drogues bien plus importantes. Grâce à une collaboration renforcée avec les forces policières étrangères, la police portugaise démantèle davantage de trafics à dimension internationale. »
Il est prouvé par la recherche empirique que le pénal n’est ni nécessaire, ni efficace pour prévenir l’usage des drogues.
Baisse de la délinquance associée
Autre effet de cette politique : elle aurait entraîné une baisse des infractions commises sous l’emprise de stupéfiants ou en vue de s’en procurer (4). La proportion de personnes incarcérées pour ces motifs a d’ailleurs diminué, passant de 44 % en 1999 à 24 % en 2013 (5). « Si bien que les infractions commises en lien avec les stupéfiants, auparavant premières causes d’incarcération, figurent aujourd’hui à la troisième place du classe- ment », souligne João Goulão. Ce qui pourrait en partie expliquer, selon les chercheurs Caitlin Elizabeth Hughes et Alex Stevens, la baisse du taux moyen d’occupation des prisons observée entre 2001 et 2009 au Portugal : il est en effet passé de 119 % en 2001 à 101 % en 2005 (6), descendant même sous la barre des 100 % entre 2006 et 2009, avant de remonter à partir de 2009 (7), « probablement en raison de la hausse de la délinquance de subsistance observée après la crise de 2008 », avance le professeur Goulão.
Un modèle sauvegardé face à la crise
Face à la crise financière de 2008 et aux mesures d’économie drastiques adoptées par le gouvernement, les dirigeants de la Sicad ont un temps craint que des coupes budgétaires ne viennent porter un coup fatal au dispositif de soins. Cela n’a pas été le cas. « Le gouvernement a compris que la crise ne pouvait qu’aggraver les problèmes liés aux drogues, et a limité les coupes. Même la coalition de droite, qui avait pourtant voté contre la loi en 2000, soutient aujourd’hui cette politique. » La Sicad a fait pour sa part le choix de rogner sur les moyens dévolus à la recherche afin de préserver l’intégrité du dispositif de soins. La suite leur a donné raison: le service a enregistré un nombre important de rechutes de toxicomanes avec la crise. Une preuve de plus, s’il en fallait, que l’usage des drogues répond à d’autres lois que la Loi.
Laure Anelli, Marie Crétenot et Audrey Martins
(1) Sicad, rapport annuel 2013
(2) Idem
(3) Hughes and Stevens, « What can we learn from the portuguese decrimi-nalization of illicit drugs ? », British journal of criminology, 50 (6), 2010
(4) Idem
(5) Hughes and Stevens, ibid et rapport annuel 2013 de la Sicad
(6) Hughes and Stevens, ibid
(7) Statistiques pénales annuelles du Conseil de l’Europe (Space)