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Dentiste, kiné, ophtalmo… En prison, les soins spécialisés à la peine

Les besoins en matière de santé sont énormes en prison. En plus d’un état de santé généralement dégradé par rapport à la population générale, les personnes détenues sont souvent atteintes par leurs conditions de détention. Pourtant, les freins à une prise en charge de qualité sont nombreux, et le suivi requis par certaines pathologies semble, à bien des égards, incompatible avec les restrictions imposées par la prison, ainsi que le révèle l’OIP-SF dans un rapport d’enquête paru le 6 juillet.

« J’avais un problème avec une dent qui bougeait et me faisait souffrir. Mais il n’y a pas de dentiste, j’ai fini par arracher ma dent tout seul. Puis le médical m’a prescrit du Tramadol. » « Incarcéré depuis mars 2017 à la maison d’arrêt de Reims, je reste depuis le premier jour vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans ma cellule, diminué par des douleurs dorsales sans avoir accès au kiné. Il en est de même pour l’accès aux soins ophtalmologiques. Âgé de 63 ans je me sens rompu, anéanti, déshumanisé, privé de lecture faute de lunettes adaptées. » En 2021, l’OIP a reçu plus de 500 sollicitations de personnes détenues et de leurs proches ayant pour objet des problèmes d’accès aux soins dits « spécialisés », c’est-à-dire hors médecine générale – un nombre qui apparaît globalement stable au fil des années. Face à ce phénomène aussi massif que préoccupant, l’OIP a décidé de lancer une enquête de grande ampleur, afin de le documenter et d’en comprendre tant les tenants que les aboutissants. Cette enquête donne lieu à la publication en juillet d’un rapport intitulé « La santé incarcérée : enquête sur l’accès aux soins spécialisés en prison ». Principal constat : si l’offre de soins spécialisés en détention permet d’intégrer dans un parcours de dépistage et de traitement des personnes qui en étaient éloignées à l’extérieur, de manière générale, celle-ci ne répond que partiellement aux besoins sanitaires des personnes détenues, conduisant parfois à une dégradation de leur état.

Dentistes, kiné, psy, ophtalmo, gynéco… de nombreuses carences

Dans certains lieux de détention, comme à la maison d’arrêt de Niort ou de Chaumont, les personnes détenues accèdent à certaines consultations spécialisées dans un délai plus court que la population du territoire. Partout ailleurs, c’est généralement plutôt l’inverse qui se produit. Sur la petite cinquantaine de répondants au questionnaire diffusé par l’OIP dans le cadre de son enquête, les trois quarts ont connu l’impossibilité totale d’accéder à un rendez- vous avec un spécialiste, dentiste en tête, mais aussi kinésithérapeute, psychiatre, cardiologue et ophtalmologiste. Chez les femmes, les soins gynécologiques sont aussi très fréquemment déficitaires(1).

D’abord en cause, des vacances de postes (lire page 19). D’après notre enquête auprès des unités sanitaires, plusieurs postes de chirurgien-dentiste ne sont pas pourvus, comme ceux de la maison d’arrêt de Saint-Sulpice ou du centre pénitentiaire de Châteaudun, vacants depuis deux ans. En matière de kinésithérapie aussi, de nombreux postes ne trouvent pas preneur(2), entre autres dans les prisons de Riom, Eysses, Arras, Oermingen, Bourges, Varces ou encore Digne(3). Et quand un praticien intervient dans l’établissement, sa présence est souvent insuffisante pour répondre aux besoins. « Pour les soins c’est l’enfer, trop d’attente, pas de réponse. J’ai des soucis avec ma vue, pour avoir un entretien avec un ophtalmologiste on m’a répondu qu’il y avait un an d’attente », témoigne une personne détenue à Mauzac. Une personne détenue à la maison centrale de Saint-Maur a, quant à elle, attendu deux ans avant de bénéficier d’une correction effective de la vue. Quand ils sont présents en détention, les spécialistes ne disposent pas toujours du temps et du plateau technique nécessaires pour dispenser les soins appropriés. C’est vrai notamment pour les dentistes, contraints parfois de proposer des soins par défaut, quand ils ne sont pas réduits à un rôle d’« arracheur de dents ». « Le dentiste me demande depuis vingt mois quelle est ma date de sortie car sinon, “il va devoir faire le ménage”», témoigne ainsi un détenu. Ces difficultés de prise en charge grèvent la relation entre les soignants et les patients. « À cause de ces problèmes d’accès aux soins, j’ai du mal à garder le lien avec les détenus, ils sont en colère, ils jettent l’éponge », désespère Ariane Mayeux, médecin cheffe de l’unité sanitaire du centre de détention de Riom. Les comportements d’évitement et de défiance compliquent d’autant plus le suivi médical des personnes qui entretiennent déjà des relations sporadiques avec le système de santé, en amont de la détention mais aussi entre les murs.

Le poids des contraintes pénitentiaires

Une partie des consultations programmées, estimée entre 10 et 30% par la Cour des comptes en 2014, est annulée ou reportée en raison de l’absence de la personne détenue au rendez-vous. Cet absentéisme est cependant souvent involontaire et s’explique en grande partie par des problèmes de coordination entre l’administration pénitentiaire et l’unité sanitaire. Les rendez-vous sont programmés sans visibilité de l’emploi du temps de la personne détenue, donc potentiellement sur des horaires déjà occupés par d’autres activités – rendez-vous avec les conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation (Cpip), parloir, travail, etc. À la maison d’arrêt de Bois d’Arcy, David Brust, kinésithérapeute, pointe également des difficultés organisationnelles, particulièrement pesantes en maison d’arrêt, où le régime « portes fermées » contraint les surveillants à accompagner chaque mouvement de personnes détenues : « Dans les moyens qu’on met à disposition, une partie part en fumée parce que les patients ne sont pas disponibles de façon fluide, on a des temps morts puis quatre arrivent en même temps. Tout cela dépend des ouvertures de cellules, des promenades… Il y a une complexité d’organisation qui perturbe notre fonctionnement. »

Le parcours du combattant pour se soigner à l’extérieur

Faute de pouvoir consulter un spécialiste en détention, les personnes détenues devraient en principe pouvoir se faire soigner à l’extérieur. Mais la réalité est plus complexe. Les extractions pour raisons médicales, qui nécessitent une escorte pénitentiaire, sont régulièrement annulées par manque de personnel. Et quand elles ont lieu, les conditions dans lesquelles elles se déroulent conduisent nombre de détenus à préférer se priver de soin tant les dispositifs de sécurité et moyens de contrainte sont souvent excessifs, appliqués indistinctement à tous quelle que soit leur dangerosité. Il est ainsi fréquent que des personnes détenues soient examinées menottées et en présence de personnels pénitentiaires – y compris pendant des interventions chirurgicales –, au mépris de leur dignité mais aussi du respect du secret médical (lire page 20). Et si la loi prévoit la possibilité d’octroyer à certaines catégories de personnes détenues des permissions de sortir pour soins, sans surveillance pénitentiaire donc, celles-ci sont dans les faits peu employées, patients et médecins étant généralement peu informés de cette possibilité. À Nantes, l’association Médecins du monde a impulsé une campagne de sensibilisation avec et auprès des personnes détenues, des médecins, Cpip et juges à l’usage de cette mesure, avec des résultats édifiants : si toutes ne sont pas accordées (le taux de refus avoisine les 30%), les permissions de sortir ont été multipliées par neuf en cinq ans, passant de 28 en 2014 à 249 en 2019, avant de redescendre en raison de la crise sanitaire (lire page 23). Mais cette solution ne résout cependant pas tout, nombre de personnes détenues étant légalement exclues de ce dispositif(4).

Des addictions qui apparaissent et des pathologies qui s’aggravent

Face à tous ces problèmes, dans les unités sanitaires, les équipes médicales, souvent très engagées, pallient comme elles peuvent, avec les moyens du bord. « En fauteuil roulant à cause d’une blessure par balle, le médecin m’a prescrit trois séances de kiné par semaine. Je suis ici depuis un mois et demi, mais il n’y a pas de kiné. Du coup c’est l’infirmière psychologue, que je vois tous les jours, qui s’occupe de mes soins », témoigne une personne détenue. C’est aussi souvent à coup d’antidouleurs que les médecins « traitent » les patients. Une personne atteinte d’arthrose déclare ainsi prendre de l’oxycodone depuis 30 mois pour diminuer les douleurs liées à sa maladie. Des pratiques de dernier recours qui, sur le long terme, mettent en danger la santé des personnes, car les prescriptions répétées d’antalgiques créent de nouvelles addictions aux opiacés, ainsi que s’en alarmait un médecin de l’unité sanitaire de Châteaudun dans un courrier adressé aux autorités( 5). Au centre pénitentiaire de Riom, dans lequel le poste de kiné n’est pas pourvu depuis l’ouverture de l’unité sanitaire en 2016, Ariane Mayeux, médecin cheffe de l’USMP, se désole : « Pour des douleurs chroniques, on fait de grosses prescriptions de morphine. Ce n’est pas facile de dire qu’on en prescrit parce qu’il n’y a pas de kiné… On les rend dépendants. »

Le défaut de prise en charge contribue surtout à la détérioration de l’état de santé des détenus. Les pathologies dentaires, dermatologiques, oculaires s’accentuent (lire page 26). « L’attente d’un soin ou d’un avis spécialisé est beaucoup plus longue qu’à l’extérieur. Le retard de prise en charge crée des mal-être ou des douleurs qui s’installent et se chronicisent, par exemple des pathologies d’épaule, de genou en attente d’avis spécialisé, d’examen complémentaire, ou d’interventions ambulatoire (arthroscopie, infiltration…), qui vont gêner le patient pendant de longs mois dans son quotidien, alors que dehors il serait pris en charge plus rapidement », explique le Dr Lanis, cheffe de service de l’USMP d’Aix-Luynes. Le mal-être et les douleurs persistantes suscitent également des syndromes dépressifs, et ce d’autant plus que les détenus ne disposent souvent d’aucune visibilité sur les suites qui seront données à leur demande de soins.

Les difficultés d’accès aux soins retardent aussi la pose d’un diagnostic. « Pour plein de facteurs, les détenus ne sont pas dépistés assez rapidement en détention. Des patients nous sont adressés avec des pathologies cancéreuses à un stade très avancé », déplore le Dr Grimopont, qui exerce à l’unité hospitalière sécurisée interrégionale (UHSI) de Lille, dans lequel de nombreux détenus sont hospitalisés pour des soins oncologiques. Ces unités spécialement destinées aux personnes détenues garantissent des conditions davantage respectueuses des droits fondamentaux des patients que dans les hôpitaux ordinaires, bien que les conditions d’hospitalisation parfois très rudes poussent aussi de nombreux malades à refuser d’y être transférés. Et si les équipes de ces unités hospitalières tentent de compenser par une grande réactivité dans la mise en place des traitements, ces retards de prise en charge n’entraînent pas moins de réelles pertes de chance pour les malades et donnent lieu à des situations parfois dramatiques (lire l’encadré ci-dessous).

Quand la prise en charge sanitaire est incompatible avec la détention

Notre enquête pose enfin la question de la prise en charge des nombreuses personnes détenues dont l’état de santé exige un suivi sanitaire au long cours : celles atteintes de pathologies chroniques, de longues maladies, en situation de handicap, ou encore les personnes âgées dépendantes, de plus en plus nombreuses en prison, la proportion de personnes détenues âgées de plus de soixante ans ayant plus que quadruplé en quarante ans(6). Pour elles, les multiples contraintes liées à la détention mais aussi l’architecture carcérale constituent autant d’obstacles supplémentaires dans l’accès au soin et une prise en charge adaptée. Et si des dispositifs légaux existent pour permettre la remise en liberté des personnes dont l’état n’est pas compatible avec la vie en prison, ceux-ci ne sont que rarement utilisés : complexes et méconnus, ils sont peu demandés, et encore plus rarement octroyés. En cause, le manque de structures alternatives pour accueillir les personnes concernées, mais aussi la frilosité des magistrats, qui les réservent le plus souvent aux seules personnes en fin de vie et dont le pronostic vital est engagé à très court terme. Face à ce sombre tableau, il y a urgence à agir.

Par Laure Anelli, Odile Macchi et Cécile Marcel  

(1) « Les soins gynéco en souffrance », Dedans Dehors n°106, décembre 2019.
(2) Au moment du recueil des données.
(3) Rapport d’activité 2021de l’USMP de Bourges, rapports d’activité 2020 des USMP d’Eysses, Arras, Oermingen et Digne, entretien d’avril 2022 avec François Chiron, médecin à l’unité sanitaire de la maison d’arrêt de Grenoble Varces, de mai 2022 avec Ariane Mayeux, médecin coordonnatrice de l’USMP du centre pénitentiaire de Riom.
(4) Les personnes en détention provisoire ne peuvent obtenir de permissions de sortir, de même que certaines personnes condamnées : celles soumises à une période de sûreté, condamnées à la réclusion criminelle à perpétuité non commuée, ou encore faisant l’objet d’une interdiction de séjour dans la localité. En outre, les personnes condamnées à plus de cinq ans de prison doivent avoir purgé la moitié de leur peine pour pouvoir en bénéficier.
(5) « À Châteaudun, les dents ne sont plus soignées », Dedans Dehors n°112, octobre 2021.
(6) En 1980, on comptait 359 détenus âges de 60 ans et plus pour 36913 personnes écrouées, soit 0,9%. Ils étaient 3193 pour 75021 écroués en 2021, soit 4,2%.


Une population vulnérable, aux besoins sanitaires importants

Bien que les études portant sur la santé des personnes détenues soient anciennes et mériteraient d’être réactualisées, celles-ci, combinées aux études qui ont récemment été menées localement, établissent clairement que les personnes détenues sont en moins bonne santé que la population générale et ce, dès leur entrée en détention. Ainsi, les comportements à risques liés à la consommation de tabac, d’alcool, et de stupéfiants sont surreprésentés en détention. Selon l’étude de la Drees de 2003(1), 78 % des entrants déclaraient fumer quotidiennement, 31 % indiquaient une consommation excessive d’alcool, 33 % une utilisation prolongée et régulière de drogues au cours des douze derniers mois et 11 % une polytoxicomanie. La surexposition à la précarité et aux comportements addictifs induit par ailleurs une prévalence très élevée des pathologies bucco-dentaires chez les personnes détenues. L’enquête de la Drees estimait en 2003 que plus de la moitié des arrivants avaient besoin de soins bucco-dentaires – des résultats corroborés par des études régionales menées plus récemment(2). S’agissant des maladies infectieuses, deux personnes détenues sur 100 sont séropositives au VIH et une sur vingt au virus de l’hépatite C, soit environ quatre fois plus qu’en population générale en France(3). Quant aux troubles psychiatriques, plus de la moitié des personnes détenues ont un antécédent à l’entrée en prison(4), un entrant sur six ayant même déjà été hospitalisé en psychiatrie. Les pathologies sont surreprésentées : une personne détenue sur 25 répond aux critères diagnostics de schizophrénie, soit quatre fois plus qu’en population générale, plus d’une personne détenue sur trois est atteinte de syndrome dépressif, une sur dix est atteinte de dépression mélancolique à haut risque de suicide et une sur trois d’une anxiété généralisée(5).
(1) M.-C. Mouquet (dir.), « La santé des personnes entrées en prison en 2003 », Études et résultats, n° 386, 2005, Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) du ministère des Solidarités, de la santé et de la famille.
(2) Enquête sur la santé des personnes incarcérées à l’entrée en détention en Grand-Est, ORS Grand-Est, juillet 2021.
(3) Enquête Prevacar, Direction générale de la santé et Institut de veille sanitaire, 2010.
(4) Proportion qui monte même à 70% dans une enquête menée en 2017 dans le Nord-Pas-de-Calais. « La santé mentale des personnes entrant en détention », Lille, F2RSM Psy, novembre 2017.
(5) Enquête de prévalence sur les troubles psychiatriques en milieu carcéral, étude pour les ministères de la Santé et de la Justice, décembre 2004.


Un retard de prise en charge dramatique

Lorsqu’il sent pour la première fois une grosseur au pectoral, en août 2021, Monsieur A., incarcéré au centre de détention de Casabianda, se rend à l’unité sanitaire. Alors que cette boule ne fait que grossir, une échographie est réalisée mi-septembre. Elle révèle la présence d’un « regroupement d’adénopathies [de ganglions enflés] (une demi-douzaine), de 60, 30 et 20mm pour les plus volumineuses ». L’examen sanguin réalisé fin septembre 2021 ne révèle pour sa part « aucun syndrome inflammatoire ou infectieux », selon un certificat médical émanant de l’unité sanitaire. Pourtant, et en dépit de la progression de ces grosseurs et de douleurs croissantes, Monsieur A. ne reçoit pour tout traitement que des anti-inflammatoires et antibiotiques, suivis de doses croissantes d’antidouleurs (du Doliprane au Tramadol, un dérivé morphinique).
« Cette masse a été traitée initialement comme un phénomène inflammatoire, analyse un médecin saisi du dossier par l’OIP. L’absence de réponse au traitement et la taille des ganglions repérés à l’échographie auraient dû entraîner des examens complémentaires rapides, potentiellement une biopsie. Le compte rendu de l’échographie est par ailleurs parcellaire et ne permet pas de juger du caractère potentiellement cancéreux des adénopathies étudiées. » Ce n’est que début décembre que Monsieur A. est transféré à l’UHSI. La masse « mesurait alors 19cm, suintait, et lui comprimait la partie gauche de son corps, qui était enflée. Cela lui déformait le buste et était même visible de dos », témoigne sa compagne. Sur place, une batterie de tests est rapidement réalisée : scanner, échographie et surtout biopsie. La conclusion est sans appel : Monsieur A. souffre d’un cancer métastatique de stade 4 et son pronostic vital est engagé à court terme. Le 30 décembre, une suspension de peine pour raison médicale lui est accordée, afin de mourir auprès des siens. « Le cancer dont souffre mon ami a été diagnostiqué beaucoup trop tardivement. Pourquoi ses douleurs et ses demandes de soins n’ont-elles pas été prises en compte ? », s’interroge aujourd’hui sa compagne. — Charline Becker

Publié dans Dedans Dehors n°115, juin 2022.