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« Faire baisser la température pour éviter l’explosion »

Dans l’irruption de la violence, l’individu n’est que la moitié de l’équation. David J. Cooke a développé la méthode PRISM pour analyser les facteurs « situationnels » qui peuvent augmenter – ou réduire – la violence en prison : conditions de vie, compétence et attitude du personnel, régime pénitentiaire…

Peut-on dire que vos travaux ont montré que l’institution carcérale génère de la violence alors que l’on a davantage tendance à désigner les individus auteurs d’incidents ?
Je ne le dirais pas ainsi : il est artificiel de séparer les deux aspects. Mes recherches ont montré que l’individu n’est que la moitié de l’équation. De nombreux détenus souffrent de pathologies de la personnalité, de toxicomanie… Ils ont souvent des antécédents de violences, car c’est le message qu’ils ont appris, très jeunes, pour résoudre les problèmes. Il est certain que si vous maintenez des personnes « difficiles » dans un environnement néfaste, la violence sera au rendez-vous.
A l’inverse, vous pouvez réduire le niveau de violence en agissant sur l’environnement. Et en montrant qu’il existe d’autres façons d’obtenir ce qu’on désire ou dont on a besoin : par la verbalisation, en discutant, argumentant.

Vous mentionnez le « modèle pop corn », de quoi s’agit-il ?
Une personne qui présente un risque élevé de violence peut-être comparée à un grain de pop corn : il n’éclate que s’il est exposé à une source de chaleur. Vous pouvez évaluer avec précision les facteurs de risque individuels attachés à une personne ; mais vous devez considérer qu’elle risque moins « d’exploser » si elle n’est pas stimulée par des conditions de vie néfastes. Le « modèle pop corn » invite à agir sur la source de chaleur : faire baisser la température dans l’institution, en agissant sur les « facteurs situationnels », c’est-à-dire toutes les caractéristiques de l’environnement institutionnel dans lequel la violence se produit.

Quels sont ces « facteurs situationnels » favorisant la violence carcérale ?
Il n’y a pas un ou deux facteurs simples. Chaque institution doit faire l’objet d’une analyse spécifique : les facteurs de violence dans une prison pour femmes ne le seront pas nécessairement dans une prison pour mineurs. Il faut évaluer les niveaux de sécurité en vigueur. Trop élevés, ils peuvent aggraver le problème : un enfermement trop strict, à l’isolement, augmente la colère et l’agressivité. Un manque de sécurité et de contrôle peut aussi être contre-productif. D’autres facteurs relèvent de l’organisationnel : est-ce que l’établissement dispose de politiques claires précisant ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas ? Quelles réponses sont apportées en cas de manquement aux règles ? Y-a-t-il une personne responsable identifiée, vers qui se tourner si la violence se produit ? L’organisation répondelle efficacement aux conflits, prend-elle des mesures efficaces ? La question du personnel est cruciale, c’est probablement le plus important des facteurs. Est-il suffisamment formé, quelle est son attitude envers les détenus, les surveillants considèrent- ils leur travail comme du « gardiennage » ou estiment-ils qu’ils ont un rôle à jouer pour aider les personnes à évoluer ? Nous nous intéressons également aux modalités de prise en charge : les besoins de cette population particulière sont-ils identifiés, des programmes agréés sont-ils proposés pour répondre à des besoins tels que la gestion de la colère ? Il importe aussi de s’intéresser aux mécanismes psychologiques, pour comprendre comment l’environnement peut les amplifier : les personnes vivant dans l’institution sont-elles effrayées parce qu’elles pensent que le personnel ne contrôle pas la situation ? Sont-elles frustrées par le sentiment de ne pouvoir arriver à rien ? Sont-elles abattues et sans espoir ? Quels sont les effets de dispositifs de contrôle ou de sanction renforcés en milieu carcéral ? Plus vous maintenez la pression sur les gens et les gardez verrouillés sans rien d’autre à penser, plus ils vont élaborer des plans, développer des compétences pour obtenir des armes et planifier des agressions. Ce qui arrive même dans des unités ultra sécurisées. En outre, les personnes visées par les dispositifs ultra sécuritaires présentent souvent des traits de personnalité « inhabituels », voire psychopathiques. Elles sont souvent très préoccupées par leur statut, par le regard porté sur elles. Si vous les abordez sur le mode de l’affrontement, elles le vivront comme une menace à leur perception de soi, et auront probablement une réaction agressive. De même qu’un enfermement strict ou de longues périodes d’isolement fera monter leur colère ; il faudra alors s’attendre à une réponse violente lorsque vous les amènerez dehors, ce que vous devrez faire un jour ou l’autre, même avec des « chaînes ». A l’inverse, vous pouvez apaiser cette colère en entretenant le dialogue et en proposant des activités diversifiées.

Quelle est l’influence de la conception des locaux, de la posture des personnels, et du programme d’activités proposé aux détenus ?
J’ai eu la chance de travailler dans l’unité spéciale de Barlinnie [qui a fonctionné de 1973 à 1994], accueillant des hommes considérés comme les plus violents d’Ecosse, qui avaient connu jusqu’alors les quartiers d’isolement ou de haute sécurité.
Le personnel de Barlinnie avait reçu une formation spécifique, il communiquait beaucoup avec les détenus. L’accent était mis sur les relations, plus que sur les structures sécuritaires, et sur l’accès à une grande variété d’activités. Cette unité a été une vraie réussite. Elle a montré qu’en agissant sur l’environnement, vous pouvez réellement influer sur le comportement.
Et que, hormis de rares cas psychiatriques, les détenus « difficiles » ne le sont que dans certains contextes.
Par ailleurs, des études montrent que les personnels ayant moins d’expérience professionnelle sont plus exposés au risque d’agression. Certains détenus peuvent avoir du mal à accepter qu’un jeune homme à peine sorti de formation vienne leur dire quoi faire. Les personnels doivent donc apprendre à aborder les personnes avec qui ils travaillent. Le risque est plus élevé lorsqu’ils sont perçus comme entretenant des interactions négatives avec les détenus, et lorsque l’encadrement est insuffisant, ou ne parvient pas à régler les conflits entre les personnels.

Hormis de rares cas psychiatriques, les détenus « difficiles » ne le sont que dans certains contextes.

Comment arrivez-vous à la conclusion qu’une action sur le fonctionnement de la prison plutôt que sur les individus, se montre plus efficace en « temps et en coûts » ?
La prise en charge individuelle d’une personne est longue et coûteuse. Certains refusent de s’engager dans les programmes ou activités proposés par l’administration, y compris thérapeutiques. Une action sur les facteurs situationnels impacte toutes les personnes vivant dans l’institution, y compris celles ne souhaitant pas coopérer.

Confronté à une vague de mutineries à la fin des années 1980, le Scottish Prison Service (SPS) a changé radicalement sa politique de lutte contre la violence carcérale à l’issue d’une « réunion de crise » de trois jours associant des détenus. Pouvez-vous raconter cet épisode ?
Le service pénitentiaire écossais a été confronté pendant une dizaine d’années à une succession de grandes mutineries, avec des détenus sur les toits, des prises d’otages, des incendies volontaires… Pour le gouvernement il fallait tout simplement neutraliser les quelque 120 perturbateurs par un enfermement strict. C’est ce qu’ils ont fait… et 120 autres perturbateurs ont pris le relais. Après une mutinerie particulièrement grave, qui a vu l’intervention d’une unité d’élite de l’armée pour délivrer un otage, un nouveau directeur de l’administration pénitentiaire a été nommé. Il a décidé de réunir une soixantaine de personnes au sein même de cette prison : des membres du service de santé, des universitaires (dont j’étais), des personnels pénitentiaires… et dix prisonniers parmi les émeutiers. La réunion a duré trois jours, nous prenions les repas ensemble.
Il en a résulté un changement radical dans la prise en charge des détenus : « plutôt que d’isoler le détenu problématique, intégrons-le ; laissons-lui une voix dans le déroulement de sa peine et sur le fonctionnement du régime pénitentiaire. » La ligne de conduite est passée de « faire des choses aux détenus » à « faire des choses avec les détenus ». Le document issu de cette réunion, intitulé « Opportunité et responsabilité » envisage le détenu comme un être humain responsable, avec des besoins, à ne pas traiter comme un enfant, et auquel il faut donner la possibilité de changer. Cela a conduit à l’élaboration d’un éventail de programmes de très haut niveau, proposant différents types de prise en charge pour répondre aux besoins de chacun. Ces programmes ont tous été accrédités, c’est-à-dire qu’ils ont suivi un processus complexe pour s’assurer de leur pertinence et de leur bonne conception. Cela a été très coûteux à implanter dans l’ensemble du système pénitentiaire.

Plutôt que d’isoler le détenu problématique, intégrons-le ; laissons-lui une voix dans le déroulement de sa peine et sur le fonctionnement du régime pénitentiaire.

Au titre des changements alors mis en place, quelles ont été les « stratégies pour s’assurer que tous les détenus soient plus impliqués dans la façon dont se déroule leur peine » ?
Chaque détenu se voit attribuer un surveillant référent. Ensemble, ils prennent en compte la durée de la peine, les besoins particuliers de la personne (en termes de travail, d’éducation ou de santé), les programmes qu’elle pourrait suivre. Ces décisions ne sont pas imposées au détenu, il s’agit vraiment d’une collaboration. Certains détenus refusent ces propositions et préfèrent attendre leur fin de peine sans rien faire. Le surveillant va néanmoins essayer de développer une bonne relation avec la personne, pour saisir un moment où elle sera peut-être plus réceptive. Cette nouvelle approche a modifié la dynamique dans les prisons : on est passés d’un style de gestion autoritaire, agressif, à quelque chose de beaucoup plus collaboratif, négocié. Le niveau de communication s’est amélioré, l’environnement est plus détendu, si bien que les tensions et la violence diminuent.

Quelles ont été les stratégies visant à « développer et soutenir le rôle des surveillants » ?           Au départ, les surveillants n’étaient là que pour maintenir les détenus sous clé. Il y a maintenant une distinction entre ceux qui sont chargés d’assurer la sécurité périmétrique, et ceux qui sont qualifiés à accompagner et à être au contact des détenus. Le travail de ces agents référents est beaucoup plus riche : ils participent activement à la prise en charge, prennent part aux décisions relatives à la gestion de la détention. Ils suivent des formations, par exemple sur les techniques de « désescalade verbale » visant à régler les situations tendues sans recours à la force.

Vous avez développé l’outil PRISM, en quoi consiste-t-il ?
Cette méthode permet d’engager une analyse des facteurs de risque situationnels dans une institution, pour développer des réponses appropriées. Vingt-deux facteurs de risque, groupés en cinq catégories, sont évalués : actes de violence au sein de l’institution (nature, fréquence, gravité…) ; facteurs liés aux conditions de détention (qualité du bâti, propreté, bruit, espace…) ; facteurs organisationnels (forces et faiblesses de l’institution en matière de gestion de la violence) ; caractéristiques du personnel (formation, effectifs, mode relationnel avec les détenus…) et gestion institutionnelle de la situation de chaque personne (politique de l’institution à l’égard des détenus violents, programmes existants, activités disponibles…).
Lorsque nous intervenons dans une institution, nous réunissons une équipe de six à huit personnes, issues des différentes catégories de personnel, et leur demandons de collecter des données sur chaque thème. Ils conduisent des entretiens avec le personnel et les détenus, en suivant des protocoles. Cette étape prend deux ou trois semaines, après quoi le groupe passe en revue les informations pour évaluer la présence de chaque facteur de risque. Puis il démarre un processus d’élaboration de scénarios les plus probables sur les phénomènes de violence qui peuvent survenir dans ce lieu, et réfléchit à des réponses appropriées : peut-on réorganiser les installations, revoir les critères d’affectation dans telle ou telle unité, mettre en place un programme spécifique pour les arrivants, développer un programme de formation du personnel pour leur apprendre à communiquer avec une personne en colère… ?

PRISM a été utilisé dans différents pays et types de prison : cet outil peut-il facilement être adapté à différentes cultures et situations pénitentiaires ?
PRISM propose une évaluation scientifique des facteurs de risques, mais il fait appel au jugement des professionnels, qui doivent estimer si tel ou tel facteur est pertinent dans le contexte de leur institution. En ce sens, le processus est suffisamment flexible pour être adapté à des situations diverses.
Cet outil a été utilisé dans cinq prisons d’Ecosse, en Angleterre dans trois ou quatre prisons, y compris une de haute sécurité et une pour mineurs, en Norvège dans deux prisons et deux hôpitaux de haute sécurité, au Danemark, à la Barbade et en Nouvelle-Zélande. Le processus proposé peut servir dans différents cas de figure : pour analyser un incident critique, comme à la Barbade, où avait eu lieu une mutinerie de grande ampleur ; pour évaluer le fonctionnement d’une institution, pour voir si des changements sont nécessaires : certains établissements se trouvent dans une situation de blocage et entreprennent ce processus pour en sortir ; en Nouvelle- Zélande, PRISM a été utilisé dans des unités de haute sécurité confrontées à de violents problèmes de gangs, mais aussi en amont de l’ouverture d’une nouvelle prison.

Recueilli par Barbara Liaras

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