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Faute d’interprètes, des droits au rabais

En l’absence d’organisation structurelle et de financements conséquents, l’accès aux services d’interprètes professionnels est quasiment impossible en prison. Quand des partenariats avec des organismes existent, ils sont souvent méconnus ou jugés inaccessibles par les personnes exerçant en milieu carcéral. Un dysfonctionnement qui a de lourdes conséquences sur l’accès au droit et aux soins des personnes étrangères.

En prison, les besoins d’interprétariat sont criants. À plusieurs étapes de l’incarcération, les traductions sont mêmes indispensables : « Lors de l’arrivée dans l’établissement, les procédures disciplinaires quelle qu’en soit la forme, les mesures de classement et de déclassement d’activités, les entretiens contradictoires, les démarches avec le conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation, la prise en charge sanitaire », listait le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) en 2014(1). Six ans plus tard, et alors que le Contrôleur préconise un accès gratuit à leurs services(2), la venue d’interprètes en prison relève toujours de l’exception.

En cause d’abord, le cadre juridique. Si la loi prévoit que les personnes prévenues peuvent bénéficier, dans le cadre du suivi de leur affaire pénale, de la prise en charge par l’État des services d’un interprète(3), les condamnés n’y ont accès qu’« en cas de nécessité absolue, si la personne détenue ne parle ou ne comprend pas la langue française et s’il ne se trouve sur place aucune personne capable d’assurer la traduction ». Sauf qu’aucun texte ne vient encadrer ou préciser ce qui relève d’une « nécessité absolue ». Contactée par l’OIP, la direction de l’administration pénitentiaire assure avoir transmis un état des lieux de ses besoins au ministère de la Justice en juin dernier, mais précise que « l’organisation ainsi que le cahier des charges [du marché à venir] ne sont pas fixés à ce jour ». Conséquence de cette absence de politique nationale : des conventions aux contours variables sont signées par les directions interrégionales des services pénitentiaires. L’un des principaux organismes du secteur, ISM interprétariat, a également passé un marché avec le ministère de l’Intérieur : sur demande des préfectures, l’association intervient ainsi dans plusieurs établissements pénitentiaires franciliens dans treize cas-types parmi lesquels les mesures d’éloignement… « Nous avons d’autres marchés avec des hôpitaux, mais à ce jour aucun avec le ministère de la Justice », explique l’une des responsables de la structure.

De ces disparités résulte une grande confusion sur les situations qui peuvent permettre de bénéficier d’un interprète. « Ici, le SPIP peut avoir recours à des services d’interprétariat sur des demandes d’asile ou si personne dans la prison ne parle la langue nécessaire. En revanche, pour notifier des obligations de quitter le territoire, c’est sans traducteur. On fait des gestes, c’est d’une inhumanité sans nom », rapporte ainsi Justine Baranger, coordinatrice des points d’accès au droit (PAD) gérés par le Casp-Arapej. À la maison d’arrêt de Fresnes, « les besoins d’interprètes pour le recueil des récits des demandeurs d’asile ont été exprimés plusieurs fois à la préfecture. Mais on n’a jamais eu de retour à ce jour », se désole Dalia Frantz, coordinatrice du PAD dans cet établissement.

Quand elles sont possibles, les démarches nécessaires à la venue d’un interprète ou à la prise d’un rendez-vous téléphonique peuvent par ailleurs se révéler extrêmement chronophages, voire vaines. « Ça m’a pris deux semaines avant d’avoir une réponse négative : il n’y avait pas d’interprète pour la langue que je cherchais. Parfois, il y aussi des interprètes frileux à l’idée de venir en prison. Et quand il y en a un de disponible, faire une demande d’autorisation pour le faire rentrer prend à nouveau du temps », soupire Dalia Frantz. Au vu de ces obstacles, la majorité des personnes ayant témoigné pour cet article rapportent renoncer le plus souvent à formuler des demandes d’interprétariat.

Certes, des exceptions existent, comme au quartier mineurs de Fleury-Mérogis (le plus grand de France), où les éducateurs de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) peuvent solliciter sans restriction des interprètes pour les entretiens. « Je travaille régulièrement avec une même interprète arabophone, on a développé un lien de confiance, raconte Léa Houeix, éducatrice. Je profite de sa présence au maximum pour essayer de voir ce qui ne va pas au quotidien, de faire le lien entre le jeune et les surveillants pour qu’ils viennent poser des questions. »

Des atteintes au droit de la défense

Problématiques au quotidien, les dysfonctionnements en termes d’accès à un interprète se révèlent dramatiques en cas de passage devant la commission de discipline. En principe, l’intervention d’un interprète doit y être assurée « dans la mesure du possible ». Mais en pratique, les nonfrancophones n’en bénéficient pas, et sont rarement assistés d’un avocat. Difficile dans ce cas de comprendre ce qui leur est reproché, de se défendre ou de contester une sanction.

Un déni de droit dont semble s’accommoder l’administration pénitentiaire. « Un de mes anciens clients, détenu à la maison d’arrêt de Lille-Sequedin, parlait seulement kurde. Il a été en commission de discipline sans avocat (il ne m’avait pas demandé), sans que les faits qu’on lui reprochait n’aient été traduits, sans interprète durant la commission de discipline », s’indigne Me Quentin Mycinski. À la suite d’un courrier de ma part, la direction de l’établissement m’a indiqué qu’il n’y avait pas de problème car il s’était fait comprendre par mimes, me précisant qu’il n’y avait pas d’interprète en kurde sur le ressort de la cour d’appel de Douai, ce qui est inexact. La direction interrégionale a considéré qu’il n’y avait rien à redire. » En 2013, la sociologue Yasmina Bouagga observait dans une audience : « Un détenu irakien est accusé d’avoir insulté un surveillant […]. C’est un autre surveillant, d’origine maghrébine, qui assure la traduction au cours de l’audience […]. L’asymétrie du rapport de force est extrême en défaveur de ce détenu qui ne peut pas se défendre seul, qui n’est pas assisté d’un avocat et qui a pour seul porteparole un surveillant qui agit davantage en interrogateur qu’en traducteur. »(4) Des témoignages similaires sont régulièrement recueillis par les organes de contrôle. « Au cours d’une visite, les contrôleurs ont assisté à une commission de discipline au cours de laquelle il apparaissait d’évidence que le comparant n’entendait rien à la langue française ; consultant le dossier de discipline quarante-huit heures plus tard, les contrôleurs ont relevé qu’avait été cochée la case selon laquelle l’intéressé comprenait et s’exprimait en français », s’indignait le CGLPL en 2014(5).

Des carences d’accès à l’interprétariat qui minent le soin

Dans les unités sanitaires, le recours à un interprète professionnel n’est pas obligatoire, mais vivement recommandé par la Haute autorité de santé. Elle affirme notamment que le recours à l’interprétariat professionnel doit être « la pratique de référence », précisant clairement que « les autres solutions (recours à un autre professionnel de santé bilingue, à un proche du patient ou à un outil de traduction numérique) [doivent] être proscrites ou circonscrites à des situations limitées »(6). Au-delà de comprendre le motif de la consultation, il s’agit notamment de pouvoir recueillir le consentement aux soins et de s’assurer que le patient pourra suivre son traitement. Mais ici aussi, le recours à l’interprétariat est aléatoire. Il varie notamment en fonction des budgets alloués par les hôpitaux de rattachement aux unités sanitaires, des langues parlées par les soignants et de l’expérience qu’ils ont des dispositifs de traduction.

Exceptionnellement, certains réussiraient à obtenir la venue d’un interprète pour traduire une consultation. « S’il faut annoncer une maladie grave à quelqu’un, les consulats sont parfois d’accord pour envoyer des traducteurs », signale Anne Lécu, médecin à la maison d’arrêt pour femmes de Fleury-Mérogis. Le plus souvent, à défaut de la venue d’un interprète, des conventions permettent a minima un recours à l’interprétariat téléphonique. Mais plusieurs médecins signalent les limites de cette solution. « L’interprète ne sait pas cadrer les interrogatoires avec le patient et ça peut partir dans tous les sens, explique le Dr Charlotte Rometti, intervenant à la maison d’arrêt de Nice. Je préfère formuler des questions courtes en utilisant Googletrad. Les patients me répondent oui ou non ou montrent avec leur doigt les parties du corps où ils ont des problèmes. ». Cyrille Canetti, psychiatre responsable du service médico-psychologique régional (SMPR) de la Santé, émet également des réserves : « L’interprète fait en général un résumé, au bout de deux ou trois échanges avec le patient, alors qu’on peut être en train de réagir à une chose dite précédemment. Par ailleurs, il est plus difficile pour le soignant de capter les émotions de la personne, car dans cette configuration celle-ci nous regarde peu dans les yeux. »

Dans les situations idéales, les équipes disposent de plusieurs compétences linguistiques. Mais pour les langues dites rares, les choses se compliquent. Si des unités sanitaires ont développé des outils spécialisés mobilisant des pictogrammes, certains médecins expliquent être ponctuellement contraints de dessiner ou mobiliser la « langue des signes » pour communiquer avec leur patient. Et comme en ville, de nombreux soignants choisissent parfois, en l’absence d’autres solutions facilement accessibles, de renoncer à la confidentialité des soins et de solliciter une tierce personne pour traduire la consultation : des personnels pénitentiaires ou des codétenus. « Pour le taki-taki parlé par les Guyanaises par exemple, on avise en fonction du motif de la consultation. Si c’est une douleur aux pieds, je ne vais pas hésiter à appeler une codétenue. Si c’est pour annoncer une hépatite, je vais utiliser ISM », illustre Anne Lécu. Lors de son incarcération, Jenifer se rappelle ainsi avoir traduit régulièrement des échanges entre sa codétenue et des soignants : « Elle ne comprenait pas comment il fallait prendre les médicaments. Donc à chaque fois que des gens de l’unité sanitaire passaient, je leur posais des questions : je suis un peu devenue son aide-soignante. Quand elle avait rendez-vous, il arrivait aussi que l’on m’appelle parce qu’elle me demandait pour traduire, parce qu’elle et moi on se comprenait avec quelques mots. »

Ces solutions de fortune ne sont évidemment pas sans poser de problème. Dans son ouvrage Pirate n° 7, l’avocate Elise Arfi s’émouvait de ce que son client avait appris l’ablation de son poumon gauche après l’opération, par une traduction hasardeuse et principalement mimée d’un codétenu( 7). Ce qui avait notamment conduit le CGLPL, après plusieurs autres alertes, à recommander d’éviter les « pantomimes » pour l’explication d’un diagnostic médical(8). Il arrive aussi que la barrière de la langue serve de prétexte à l’administration pénitentiaire pour refuser, purement et simplement, l’accès aux soins à des personnes étrangères non francophones, au-delà des difficultés qu’ils rencontrent déjà pour prendre rendez-vous auprès des unités sanitaires. « Un de mes clients avait des problèmes psychiatriques. La direction de la maison d’arrêt de Lille-Sequedin m’a dit qu’il ne pourrait pas voir de psychiatre car la présence d’un interprète n’était pas prévue dans ce cas », témoigne Me Mycinski. En 2020, une situation similaire concernant une personne incarcérée à la maison d’arrêt de Seysses a été signalée à l’OIP.

par Sarah Bosquet

(1) CGLPL, avis du 9 mai 2014 relatif à la prise en charge des personnes étrangères détenues.
(2) « Des services d’interprétariat, en langue étrangère comme en langue des signes, [devaient] être accessibles et gratuits au sein des lieux d’enfermement et auprès des services qui y disposent d’une présence permanente », CGLPL, avis du 23 avril 2020 relatif au droit de la défense dans les lieux de privation de liberté.
(3) Loi n°2013-711 du 5 août 2013 et son décret d’application du 25 octobre.
(4) Yasmine Bouagga, « Humaniser la peine ? Ethnographie du traitement pénal en maison d’arrêt », thèse de doctorat, EHESS, 2013, p. 209.
(5) CGLPL, 2014 (op. cit.).
(6) Cité dans « Le modèle économique de l’interprétariat en santé », IGAS, avril 2019
(7) Élise Arfi, Pirate n° 7, éd. Anne Carrière, 2018, p. 92-93.
(8) CGLPL, avis du 17 décembre 2018 relatif à la prise en charge sanitaire des personnes étrangères au sein des centres de rétention administrative.