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Ils ne se résument pas à ce qu’on leur reproche

Conseillère pénitentiaire d’insertion et de probation (CPIP), Béatrice Asencio explique comment les représentations stéréotypées et la stigmatisation peuvent enfermer dans la délinquance. Elle estime indispensable de ne pas résumer les condamnés à leurs infractions et plaide pour des accompagnements taillés sur mesure et évolutifs.

Béatrice Asencio est conseillère pénitentiaire d’insertion et de probation à Dijon et membre du SNEPAP-FSU.

Lors des entretiens avec les personnes qui vous sont adressées pour un suivi, de quelle manière vous intéressez-vous à leur parcours de vie ?

Les personnes que nous recevons ne sauraient être réduites à leur acte. Un délinquant ne l’est pas dans tous les domaines : les auteurs d’infractions à caractère sexuel sont souvent parfaitement insérés, ils travaillent, ont une vie de famille. Les violents conjugaux sont violents avec leur femme, mais généralement pas du tout à l’extérieur. Le travail avec eux vise à mettre en lumière ce qui peut expliquer les actes leur ayant valu une condamnation, et la raison pour laquelle ils les ont commis à ce moment particulier. Nous cherchons aussi bien dans l’histoire personnelle que dans la place sociale occupée par l’individu, dans ses difficultés d’insertion professionnelle, dans ses problèmes d’addiction ou relationnels. Nous essayons de repérer les premiers passages à l’acte, même lorsqu’il n’y a pas eu de condamnation : qu’est-ce qui a déclenché le premier vol ou la première bagarre ? Nous travaillons également sur leur parcours judiciaire. Même ceux qui reconnaissent leur délit et sont d’accord avec le quantum de la peine ressentent souvent une « maltraitance » de la part de la justice, qui ne leur a pas laissé la possibilité de s’expliquer. Ce n’est qu’après avoir recueilli ce vécu que nous pouvons aller à la rencontre de ce qu’ils sont, hors de ce qu’ils ont fait.

Certains facteurs (conditions de vie, histoire familiale, valeurs et croyances…) vous paraissent-ils susceptibles de déterminer une entrée ou un ancrage dans la délinquance ?

La réponse n’est pas la même selon les types de délits. Les auteurs d’infractions à caractère sexuel ont souvent des parcours de vie très banals, sans problématiques sociales. Ils connaissent en revanche une difficulté liée à la sexualité : certains ont été eux-mêmes abusés, d’autres ont eu des problèmes d’identité sexuelle très jeunes.

Les jeunes violents, jusqu’à la trentaine, viennent souvent de familles démunies. Le milieu culturel et la cité « protectrice » ont favorisé l’émergence de comportements sociaux valorisant le vol, la violence… Beaucoup ont eu des débuts de vie chaotiques, connu des ruptures traumatisantes : parents violents ou absents, rencontre avec une institution vécue comme maltraitante, échecs lors de placements… Un climat d’alcoolisation ou de violences familiales – les deux vont souvent de pair – et des ruptures familiales engendrent beaucoup de révolte et de violence. La violence subie durant la jeunesse, voire la prime enfance, influence fortement la violence « agie ».

De nombreux jeunes, en particulier ceux issus de l’immigration, s’interrogent sur leur identité. Par leurs actes délinquants, ils entendent dénoncer ce qu’ils considèrent comme une maltraitance infligée par la France à leurs parents. Et posent ainsi la question de la place que la société veut bien leur accorder. Confrontés à une multitude d’échecs, ces jeunes n’ont pas pu s’insérer, si ce n’est dans une bande ou dans la délinquance, où ils trouvent une reconnaissance.

La recherche met en évidence un certain nombre de ruptures avec les institutions (famille, école, services sociaux…) dans le parcours de nombreux auteurs d’infractions. Faites-vous également ce constat ? Qu’est-ce qui provoque ces ruptures et quelle est leur importance dans les parcours délinquants ?

Les jeunes évoquent très vite la rupture scolaire : ils n’ont pas compris ce qui leur était demandé et ne se sentaient pas à leur place dans une école qui, de surcroît, n’était pas portée comme valeur par leur environnement familial. Dès lors, perturber les cours devient un moyen de trouver une place, de susciter l’intérêt et de s’inscrire dans un groupe. Une jeune fille me racontait par exemple comment, bonne élève, elle avait été chahutée par les autres, qui lui reprochaient de ne pas dénoncer le système. De l’école, cette attitude de rejet s’étend à toutes les institutions : la police, les pompiers, etc. D’autres ruptures surviennent et s’accumulent, notamment avec les dispositifs de droit commun : missions locales, assistantes sociales de secteur, entreprises d’insertion, etc. Les jeunes mettent en échec la relation à l’autre dans ces institutions, qui ne sont pas armées pour prendre sereinement en charge des personnes très déstructurées. Certains ne savent pas faire un dossier à la CAF pour toucher des APL, ne savent pas se rendre à un rendez-vous de Pôle emploi ou même patienter dix minutes dans une salle d’attente. Mis en difficulté, ils déclenchent la rupture pour pouvoir la dénoncer et ne pas se confronter à leur propre comportement, puis pour justifier leur situation d’exclu : « Personne ne m’aide, donc forcément je suis obligé de me débrouiller. » Ces premières ruptures leur servent à se construire une identité de rebelle dans laquelle ils trouvent une forme de valorisation.

Il existe donc une part de responsabilité individuelle dans la trajectoire de chacun ?

On ne peut pas faire l’économie de la responsabilité individuelle : toutes les victimes d’abus sexuels ne deviennent pas auteurs, tous les habitants des quartiers défavorisés ne sont pas délinquants. Éluder cette question empêche le travail d’élaboration autour des actes posés, que l’on doit chercher à expliquer pour éviter à leurs auteurs de les reproduire. Notre rôle de CPIP consiste à accompagner les personnes dans une réflexion sur ce qu’elles sont devenues et sur la façon dont elles peuvent évoluer, en fonction de leur vécu. C’est à ce moment-là que nous abordons la question de la responsabilité, en les aidant à définir ce qu’elles veulent pour la suite, ce qu’elles peuvent mettre en place pour ne pas recommencer. Leur responsabilité consiste alors à se prendre en charge et à devenir « acteur » de leur propre condamnation.

Constatez-vous une distorsion entre les profils et les parcours de ces personnes et les représentations véhiculées dans le grand public sur les délinquants ? Ces représentations ou « étiquettes » ont-elles des effets sur les parcours ?

Cette distorsion existe, mais différemment selon les personnes concernées. Les policiers ou les acteurs de la vie publique portent par exemple un regard particulier sur les jeunes issus de l’immigration vivant dans des cités. Et vice-versa. Chacun a une représentation de l’autre l’encourageant à rester sur ses positions. Certains des jeunes suivis par le Service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) sont soumis à des contrôles policiers trois fois par semaine ; les bénévoles qui les accompagnent dans certaines démarches sont surpris de constater avec quelle méfiance ils sont reçus, à Pôle emploi par exemple. Cette méfiance crée des réflexes de protection, qui se traduisent notamment par des comportements agressifs : attaquer pour ne pas être attaqué. A l’encontre des idées reçues, le travail reste par exemple pour ces jeunes une valeur forte. Mais ils sont confrontés à une discrimination à l’embauche et à de réelles difficultés d’accès à l’emploi — en particulier les jeunes multi réitérants, dont le CV ne comporte que quelques stages d’insertion. Hormis pour les entreprises d’insertion, embaucher un jeune au parcours chaotique reste un risque pour de nombreux employeurs. En réaction, le jeune va dénoncer l’emploi, se vanter de gagner bien plus d’argent en étant dealer ou voleur. Ce discours n’est à mon sens qu’une stratégie de défense.

Pour ce qui concerne les auteurs d’infractions à caractère sexuel, ils croient que leur acte est gravé sur leur front, et cette projection entrave toutes leurs démarches. Ils ressentent une telle dévalorisation qu’ils jugent ne plus pouvoir être estimables aux yeux de qui que ce soit. La stigmatisation de ce type de délits crée une sorte de dette symbolique impossible à régler : même lorsqu’ils ont purgé une peine de prison, payé les parties civiles, ils restent étiquetés comme « monstres ». Or, il est essentiel d’aller à la rencontre de leur part d’humanité, et qu’eux puissent juger leur part de monstruosité et faire en sorte que l’humanité prenne le dessus. Ils sont bien le « monsieur lambda » qui vivait à côté de chez nous… jusqu’à ce que nous apprenions ce qu’il a fait. Cela peut d’ailleurs nous amener à considérer que chacun d’entre nous a une part obscure.

Beaucoup ont eu des débuts de vie chaotiques, connu des ruptures traumatisantes : parents violents ou absents, rencontre avec une institution vécue comme maltraitante, échecs lors de placements…

En ce sens, que pensez-vous de la campagne « Ils sont nous », initiée par l’OIP dans l’idée de faire évoluer les représentations et de montrer que les auteurs d’infractions ne sont pas si différents ?

Je pense qu’il faut effectivement aller dans cette direction, car un délinquant, c’est quelqu’un comme nous. La mise à distance vise à se protéger. Mais tout un chacun peut être demain condamné, cela arrive très vite d’ailleurs. Nous, les professionnels, nous baignons dans ces thématiques et connaissons les personnes condamnées, nous avons par conséquent des représentations différentes, même si elles sont subjectives aussi. Cette proximité peut être interprétée par les juges ou par des personnes extérieures comme de la complaisance, ils pensent que nous sommes « gentils ». Mais c’est simplement que, en entrant en relation avec les condamnés, chacun peut constater qu’ils ne se résument pas à ce qu’on leur reproche.

Ces représentations erronées agissent-elles dans le cadre des interventions judiciaires, et quels sont leurs effets dans les parcours des personnes que vous rencontrez ?

La justice est souvent vécue comme injuste, comme une justice de classe, à deux vitesses : « Les riches ne sont pas condamnés, quoi qu’ils fassent, la police les protège. Nous, on nous arrête parce que c’est facile et que nous ne pouvons pas nous défendre. » Or, si elles sont vécues comme injustes, les condamnations n’ont pas d’effets positifs sur les gens, elles renforcent au contraire les sentiments d’injustice et de maltraitance et, par conséquent, justifient les passages à l’acte : « Puisque la justice ne nous écoute pas, ne nous comprend pas, nous condamne trop, nous n’avons pas de raisons de nous arrêter. » Même si nous pouvons reconnaître les inégalités de traitement, notre travail consiste à amener les personnes à réfléchir sur l’utilité générale de la justice, en leur demandant pourquoi elle existe, ce qui se passerait s’il n’y avait pas de système pénal… Dans nos groupes de parole, une séance porte sur cette question : nous demandons par exemple à chacun quelle peine il aurait prononcée s’il s’était trouvé à la place du magistrat qui a jugé son cas.

Pour ce qui est de la prison, il arrive dans certains cas, limités, qu’elle serve à stopper un emballement de passages à l’acte, lorsque toutes les ressources en matière de peines alternatives ont été épuisées. Le bracelet électronique peut également jouer ce rôle, permettant de signifier à la personne qu’on ne peut pas la laisser continuer. Quand il y a néanmoins incarcération, il faudrait très vite pouvoir travailler avec les personnes sur leur problématique, ce que le manque de moyens et de temps empêche souvent. Nombre de détenus sont incarcérés pour des comportements liés à l’alcool. Ils ont certes besoin d’un sevrage, mais ce n’est pas le meilleur endroit pour travailler sur leur addiction. Les condamnés sont plutôt répartis dans les établissements en fonction de la longueur de leur peine que de leur problématique personnelle. En maison d’arrêt, un condamné à perpétuité peut se trouver avec une personne condamnée à quinze jours, et le flux des entrées rend le travail difficile. De manière générale, la prison a des effets très désocialisants à long terme, elle est mal conçue.

Il faudrait que la justice intègre l’idée qu’on ne sort pas de la délinquance subitement parce qu’on l’a décidé un jour, il s’agit d’un processus plus complexe.

Quels types d’accompagnement des CPIP vous semblent aujourd’hui favoriser le mieux un processus de sortie de délinquance ? Que manque-t-il au suivi assuré par les SPIP et quels modes d’intervention devraient être développés selon vous ?

Les suivis doivent être modulés en fonction de la personne : notre travail d’évaluation doit nous permettre de proposer un accompagnement adapté à chacun. Les rendez-vous servent parfois seulement à reconnaître et à valider les efforts réalisés par la personne, à lui confirmer qu’elle est « autorisée » à occuper une nouvelle place dans la société. Je pense à certaines jeunes filles sorties de la délinquance assez vite, mais qui ont besoin d’être réhabilitées par cette justice qui les a beaucoup bousculées. Elles tiennent à nous montrer qu’elles travaillent, ont fondé une famille… Il ne faut pas négliger ce volet, qui doit entériner cette nouvelle identité.

Au-delà de la mise en lumière des facteurs favorisant les sorties de délinquance, l’accompagnement doit aussi inviter les personnes à trouver des solutions et à les mettre en pratique : entreprendre une cure, déménager, trouver un travail… à chacun sa solution. Nous avons par exemple des personnes qui repèrent que, pour sortir de la délinquance, elles doivent changer de quartier, faute de quoi elles pensent qu’elles reviendront nous voir. Or, nous savons combien cela peut être compliqué de quitter ses repères, ses amis, sa famille… Et l’insuffisance des moyens dans les SPIP ne permet pas toujours d’apporter le soutien nécessaire. Pour suppléer au manque de ressources humaines, le SPIP de Dijon a développé un réseau de bénévoles en milieu ouvert, ils accompagnent physiquement dans leurs démarches les jeunes les plus en rupture. Par exemple, nous avons proposé ce soutien à un jeune homme qui, entré en prison pour dix-huit mois, y est finalement resté six ans, à cause d’incidents disciplinaires en détention. Après sa libération, un bénévole l’a accompagné pour des soins médicaux, chez l’assistante sociale, pour constituer un dossier de RSA… Pour ce jeune, voir ses démarches aboutir, avoir quelqu’un qui s’occupe de lui, qui pacifie ses relations avec les institutions a été une révolution.

De façon plus générale, la notion de parcours d’exécution de peine en milieu ouvert me semble à développer. Nous pouvons ainsi commencer par des entretiens d’évaluation de la problématique, puis faire une proposition : par exemple, dans un premier temps un suivi sous forme d’entretiens individuels, puis en groupe de parole, et terminer par un simple suivi administratif si la personne n’a plus besoin d’accompagnement. Ce travail d’élaboration autour du passage à l’acte reste nécessaire a n que les mêmes causes n’entraînent pas les mêmes effets. La mise en place et le contrôle des obligations va structurer la prise en charge, qui doit également comporter des orientations vers des partenaires de droit commun.

Ces démarches auront besoin d’être plus ou moins soutenues en fonction des capacités de chacun. Ce parcours devrait être adapté ; par exemple, nous avons dans le service des personnes ayant des problèmes de violence qui reviennent participer à un deuxième groupe de parole. Mais, là encore, le fait pour les CPIP d’être submergés par le nombre de dossiers rend difficile le fait d’envisager un réel parcours d’exécution de peine pour tous (la direction a ici un rôle crucial, pour distinguer les mesures, avant l’affectation à un CPIP). Par exemple, lorsqu’une personne ne se présente pas à deux convocations, le flot de dossiers peut nous conduire à la renvoyer vers le juge de l’application des peines plutôt que d’essayer de comprendre ce qui lui arrive. Pourtant, la sortie de délinquance des multi réitérants peut être émaillée de nouveaux passages à l’acte, graduellement moins graves. En ce sens, les lois coercitives contre la récidive s’avèrent contre-productives. Une agression verbale ne revêt pas la même gravité qu’une agression physique. Ce n’est pas la même chose d’insulter un représentant des forces de l’ordre que de l’agresser physiquement. Pourtant, dans de telles situations, un casier judiciaire chargé peut entraîner une peine plus lourde, pour un fait moins grave. Les juges de l’application des peines ont un rôle à jouer auprès de leurs collègues pour leur expliquer l’importance d’accepter ce mécanisme de sortie de la délinquance, plutôt que de chercher à tout prix la peine qui aurait un effet magique. Il faudrait que la justice intègre l’idée qu’on ne sort pas de la délinquance subitement parce qu’on l’a décidé un jour, il s’agit d’un processus plus complexe.

Propos recueillis par Barbara Liaras