Sur les 900 feux de cellule qui se déclarent chaque année, la majorité sont allumés volontairement. Selon les spécialistes, la prison, dans son fonctionnement et son essence même, favorise ces réactions extrêmes.
Maison d’arrêt de Villepinte, 23 juin 2020. Un homme met le feu à son matelas. « C’est un type qui n’avait pas de papiers, pas de famille en France, pas de revenus, il était très isolé. On lui a confisqué son portable à la suite d’une fouille de cellule. La règle c’est la règle, mais le problème avec les “indigents”, c’est que quand on leur retire le peu qu’ils ont, ils vont très mal », explique une personne travaillant dans l’établissement(1). L’homme décédera quelques heures plus tard des suites de cet incendie. Maison d’arrêt de Fleury-Mérogis, août 2021. Surpris avec un téléphone portable à l’issue d’un parloir avec sa compagne, un homme est placé à l’isolement, tant pour motif sanitaire – les contacts, y compris par objet interposés, sont interdits – que disciplinaire. Leur droit de visite est suspendu. Transféré sans effets personnels ni tabac, il met le feu à sa cellule quelques minutes plus tard. Il se trouve actuellement dans un coma prolongé au service des grands brûlés.
Au-delà de leur caractère dramatique, ces histoires sont emblématiques des situations qui, parties d’un incident qui pourrait sembler ordinaire en détention, peuvent amener une personne détenue à déclencher un feu de cellule. Dans son référentiel des pratiques professionnelles relatif à la sécurité incendie, l’Administration pénitentiaire invite à une « vigilance particulière » en cas de conflit avec l’administration ou d’autres détenus, d’avis de décès, de permission de sortir refusée, de changement de cellule non accepté, de sanction disciplinaire ou de placement au quartier disciplinaire. Mais au-delà de ces facteurs conjoncturels, ce sont les causes structurelles de ces passages à l’acte qu’il convient de questionner. « L’institution carcérale génère, par sa nature répressive, des réactions extrêmes. Privé de liberté, privé d’autres moyens de transaction, les passages à l’acte sur soi ou sur autrui sont plus fréquents qu’en milieu libre », explique le Dr Kania, psychiatre en milieu pénitentiaire. Aussi, c’est la façon même dont est organisée la vie en prison, particulièrement dans les maisons d’arrêt, qui est à mettre en cause. Dans ces établissements, les personnes détenues, cloîtrées en cellule, sont placées dans une situation d’extrême dépendance vis-à-vis des surveillants, que ce soit pour se nourrir, vider leur poubelle, aller à la douche, se rendre en promenade, passer un appel à la cabine, consulter le médecin ou même simplement demander une cigarette à l’un de leurs codétenus. Des surveillants qui, faute de temps ou de bonne volonté, répondent parfois avec retard, voire pas du tout. « Cette dépendance permanente, l’impuissance et l’attente constante qui en résultent sont des facteurs de tension quotidiens »(2), relèvent les sociologues Antoinette Chauvenet, Françoise Orlic et Corinne Rostaing. Conjugués à l’impossibilité de s’expliquer ou d’être entendus, ils poussent les personnes détenues « à retourner contre soi ou contre autrui les problèmes qui ne peuvent être réglés », poursuivent-elles.
« Au moment où ils le font, il y a un tel sentiment de désespoir, d’inutilité de la contestation qu’ils se disent “autant être mort”. Et je dois dire que la prison est très bien faite pour donner ce sentiment de ne pas exister. »
Des constats partagés par les professionnels de terrain. « Ces feux, ça répond à de la frustration, à de la colère. C’est toujours dans un lien de contexte : parce qu’on n’arrive pas à avoir ses cantines, qu’on a la sensation d’être pris pour un idiot… », observe ainsi Myriam, infirmière psychiatrique en milieu pénitentiaire. Le motif peut, au regard extérieur, paraître parfois futile. « On se dit “ce n’est pas possible de faire ça pour une cigarette”, mais c’est la répétition qui va être le catalyseur, poursuit Myriam. Ça va être le fait de demander une cigarette le matin, oubliée le midi, que le message soit mal transmis l’après-midi puis finalement refusé par un autre surveillant… et là, ça va déclencher quelque chose. » Aussi, pour cette professionnelle, « la plupart du temps, les gens ne veulent pas mourir quand ils font ça, au contraire. C’est le même principe que ceux qui vont tout casser dans leur cellule, ou qui vont l’inonder ». Pour d’autres professionnels cependant, la frontière entre acte contestataire et suicidaire paraît ténue. « Mettre le feu à sa cellule, sachant qu’on ne peut pas ouvrir soi-même la porte, que des gens sont morts comme cela… ce n’est pas rien comme acte. C’est le tout pour le tout, “écoutez-moi ou je meurs” », analyse le Dr Canetti, psychiatre en milieu carcéral. Pour lui, ne voir dans ces incendies qu’une dimension contestataire est réducteur : « Pour contester, ils sont prêts à mettre leur vie en danger, explique-t-il. Même si la pensée suicidaire n’est pas clairement élaborée au moment où ils le font, il y a un tel sentiment de désespoir, d’inutilité de la contestation, qu’ils se disent “autant être mort”. Et je dois dire que la prison est très bien faite pour donner ce sentiment de ne pas exister. En prison, vous êtes un numéro. Quand vous avez en face de vous des surveillants qui ne prennent pas au sérieux vos appels, qui ne vous répondent pas… ça vous conforte dans l’idée que vous n’êtes rien, que vous n’existez pas. »
par Charline Becker et Laure Anelli
(1) OIP, « Incendie à la prison de Villepinte : un mort, et beaucoup de questions », juillet 2020.
(2) A. Chauvenet, C. Rostaing et F. Orlic, La violence carcérale en question, Presses universitaires de France, 2008.