Le financement précaire des associations qui encadrent des placements à l’extérieur en met beaucoup en péril et en décourage d’autres de s’engager. Va-t-il enfin évoluer ?
« Nous ne sommes pas loin de mettre la clé sous la porte, souffle Gabriel Mouesca, directeur de la ferme de Baudonne dans les Landes, l’un des seuls lieux de placement à l’extérieur dédiés à l’accueil et l’accompagnement des femmes. C’est harassant de devoir chercher tous les mois plus de 13 000 euros pour boucler notre budget. » Dans le Val-d’Oise, l’association ESPÉRER95 se demande si elle aussi ne va pas devoir jeter l’éponge. « Pour l’instant, nous continuons parce que nous sommes historiquement attachés au placement à l’extérieur et que d’autres activités nous permettent de compenser le déficit, mais c’est compliqué, confie Élise Morienne, qui dirige son pôle socio-judiciaire. On a vu d’autres associations, même de taille importante, fermer ou abandonner cette activité parce que ce n’était plus viable. »
Le constat est largement partagé : le mode de financement du placement à l’extérieur plonge les associations qui en proposent dans une grande précarité et fait office de repoussoir, contribuant à la faiblesse de l’offre sur certains territoires. Aussi ancienne que la mesure elle-même, la question a déjà donné lieu à diverses tractations entre la Direction de l’administration pénitentiaire (Dap) et les principales fédérations d’associations concernées[1]. Les discussions ont repris dernièrement, à la faveur de la volonté affichée par le ministère de la Justice de développer le recours à cette mesure.
Coûts fixes, financement aléatoire
Les structures d’accueil sont en partie indemnisées par la Dap sur la base d’un « prix de journée » versé pour chaque personne placée. Ce tarif, fixé localement pour chaque association, s’adosse à un barème national dont le plafond est passé de 40 à 45 euros en janvier 2023 – la première revalorisation en dix-sept ans. Mais cette somme n’est versée que lorsqu’une personne est effectivement accueillie. Or, les structures d’accueil comptent le plus souvent des places libres, du fait de nombreuses contraintes extérieures : « Quand nous approuvons une demande, nous bloquons une place d’hébergement et proposons une date d’admission au plus près des délais judiciaires, mais les jugements peuvent être reportés ou déboucher sur un refus, explique Élise Morienne. Des réductions de peine peuvent tomber au cours du placement et l’amputer de plusieurs mois, de nouvelles peines peuvent au contraire le prolonger… Autant de paramètres sur lesquels nous n’avons pas la main. » Si le volume d’activité des associations est aléatoire, leurs principales charges sont fixes – à commencer par l’infrastructure d’hébergement et les salaires de l’équipe socio-éducative. Et le traitement de chaque demande de placement à l’extérieur mobilise du temps et des ressources, alors que seule une petite minorité débouche sur un accueil effectif[2].
Même revalorisé, le prix de journée de la Dap est loin de couvrir l’ensemble de ces frais. En 2017, il représentait entre 35 et 75% du budget des associations membres du réseau Citoyens et Justice[3], qui est en train d’actualiser son estimation. Les structures d’accueil sont donc contraintes de solliciter de multiples financements complémentaires, notamment auprès des institutions locales en charge du logement et du travail. La Dap l’assume : « Le prix de journée n’a pas vocation à compenser les frais inhérents à l’hébergement des personnes, mais seulement les contraintes liées à l’accompagnement et à la surveillance du public placé sous main de justice », affirme Romain Emelina, chef du département des parcours de peine. Mais cela n’a pas toujours été aussi clair. L’hébergement et la restauration, par exemple, figuraient parmi les prestations listées dans le barème national en vigueur jusqu’à cette année et faisaient souvent partie intégrante des négociations avec l’administration pénitentiaire locale. Ce qui pouvait laisser croire à d’autres bailleurs sollicités que ces coûts étaient déjà couverts. « Nous sommes conscients que l’ambiguïté des documents internes met les structures en difficulté vis-à-vis de leurs interlocuteurs sur le terrain », reconnaît Romain Emelina. Les travaux en cours avec les acteurs associatifs doivent selon lui permettre « de clarifier les choses, d’estimer les coûts réels et d’aboutir à un modèle financier impliquant aussi les autres contributeurs, en particulier la Dihal [Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement] ».
Montages financiers hasardeux
En attendant, chaque structure d’accueil reste engagée dans sa propre course aux financements pour boucler son budget. « Nous ne tenons que grâce à l’allocation logement temporaire que nous percevons dans quatre départements sur cinq », témoigne par exemple Justine Baranger, directrice Justice au Casp-Arapej, en Île-de-France. Mais les budgets de nombreuses administrations locales sont en chute libre, et certaines conditionnent leur soutien à l’accueil exclusif de personnes du territoire. La cohérence n’est pas toujours au rendez-vous : « Dans la même région, certains centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) peuvent consacrer une fraction de leur dotation à des placements à l’extérieur, quand d’autres structures n’ont accès qu’au financement de la Dap », relève Margaux Schwindt, de la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS). « Pour notre part, c’est grâce au Fonds social européen que nous proposons encore cette mesure, indique Élise Morienne. Sans cela, la situation serait catastrophique. Mais c’est un soutien qui demande énormément de travail et d’énergie, il faut pouvoir l’assumer au quotidien. »
Réformer le mode de financement du placement à l’extérieur est donc une revendication de longue date des fédérations d’associations – revendication que relaient de nombreux magistrats et conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation (Cpip) familiers de la mesure. Mais la demande longtemps énoncée d’abandonner le système du prix de journée, au profit d’une dotation globale et stable pour chaque structure d’accueil, se heurte à une fin de non-recevoir de la Dap. Du moins celle-ci semble-t-elle avoir mis sous le boisseau l’idée caressée un temps de passer à un système de marchés publics, qui faisait bondir les acteurs associatifs.
Le problème commencerait-il à sortir de l’ombre ? En juillet, la première recommandation d’une mission d’information parlementaire bipartisane sur les alternatives à la détention (voir p.4) appelait à « réformer les modalités de financement des placements à l’extérieur, en décorrélant les subventions versées du taux d’occupation des places ». Les fédérations d’associations dessinent aujourd’hui trois pistes d’évolution à court terme : une refonte du prix de journée pour qu’il tienne compte du coût réel du placement à l’extérieur ; la couverture des frais liés à la phase préparatoire ; et une meilleure coordination interministérielle pour fluidifier notamment le financement des hébergements. À défaut, pointe Justine Baranger, « la question est de savoir combien de temps nous allons pouvoir continuer à accumuler des déficits pour un travail qui relève de la délégation de service public ».
par Johann Bihr
Cet article est paru dans la revue DEDANS DEHORS n°120 – Octobre 2023 : Placement extérieur, une alternative à la peine
[1] Citoyens et Justice, Emmaüs France, la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS) et la Fédération des Associations Réflexion-Action, Prison et Justice (FARAPEJ).
[2] En 2022, le Casp-Arapej a par exemple conduit 89 entretiens avec des candidats, dont seuls 34 ont finalement été accueillis.
[3] Citoyens et Justice, Livre blanc sur les peines alternatives à l’incarcération, les aménagements de peine et l’insertion des personnes en sortie de détention, 2017.