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La prison à l’épreuve du coronavirus : deux mois de crise, et maintenant ?

La crise sanitaire est venue pointer les défaillances d’un système carcéral à bout de souffle. Mais si cette période a fait subir aux personnes détenues confinées des conditions particulièrement difficiles, elle a aussi contraint les prisons à s’adapter et se transformer, montrant la voie de ce que pourraient être les changements de demain.

Dans les prisons comme à l’extérieur, le déclenchement de la crise sanitaire a pris de court les autorités. Mais, en ce début mars, une chose est sûre : l’état des prisons françaises ne leur permet pas d’y faire face. Alors que la France vient d’être condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme pour ses conditions de détention inhumaines et la surpopulation chronique de ses établissements pénitentiaires, le pays connaît un nouveau record d’incarcérations, avec 72 650 personnes détenues. Comment respecter les règles de distanciation physique quand, dans les maisons d’arrêt qui connaissent un taux d’occupation moyen de 140 %, les détenus sont enfermés à trois voire quatre dans une cellule de neuf mètres carrés ? Comment se protéger, nettoyer, désinfecter, ventiler quand une bonne partie des infrastructures est vétuste et insalubre ? Comment prendre en charge les malades quand les unités sanitaires souffrent d’un manque chronique de moyens et d’effectifs ? En réalité, chaque prison constitue un foyer épidémiologique – ou “cluster” – en puissance. Depuis des années, on a laissé se détériorer la situation des prisons et la crise vient jeter une lumière crue sur un système déjà malade.

Des mesures de libération tardives

Il y a donc urgence à agir. Mais les premières annonces du gouvernement sont loin d’être à la hauteur de la situa tion et se concentrent sur la réduction des mouvements en détention et des échanges avec l’extérieur. Le ministère de la Justice décide, le 17 mars, de suspendre les parloirs, ainsi que l’ensemble des activités (travail, formation, activités socioculturelles et d’enseignement). Un concert de voix se fait alors entendre pour lui demander d’envisager une autre option, la seule qui conviendrait : diminuer la pression carcérale. La Contrôleure générale des lieux de privation de liberté (CGLPL) met en garde dans un communiqué : l’administration « manquera[it] à son obligation de protéger les personnes qu’elle a placées sous sa garde si elle ne pren[nait] pas d’urgence les mesures nécessaires »(1). Elle recommande de réduire la population pénale « en proposant, adoptant ou suscitant toute mesure utile pour favoriser les sorties de prison et limiter les entrées ». Dans son sillage, associations et organisations professionnelles exhortent les autorités à « permettre à un maximum de personnes de sortir immédiatement de ce vase clos »(2), tandis que plus de mille avocats, magistrats, soignants, appellent à réduire en urgence et significativement le nombre de personnes incarcérées et à évacuer sanitairement les plus vulnérables. « Pas demain. Pas la semaine prochaine. Aujourd’hui », soulignent les signataires de cette tribune publiée dans Le Monde(3). Les détenus aussi, poussés par l’inquiétude, se mobilisent. Dans un texte qui circule dans divers établissements pénitentiaires, ils écrivent : « Nous, détenus, accusons le système judiciaire et carcéral de nous mettre en danger de mort et demandons immédiatement le désengorgement de toutes les prisons ». Il faudra encore les recommandations d’instances internationales appelant à recourir à des mesures de substitution à la privation de liberté(4) pour que le ministère de la Justice infléchisse sa position. Alors que la garde des Sceaux avait d’abord indiqué qu’elle n’était « pas du tout dans [l’]optique » de libérer les détenus les moins dangereux(5), le gouvernement annonce finalement le 23 mars qu’il va autoriser la libération de 5 000 prisonniers en fin de peine.

Le 25 mars, une ordonnance prise dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire fixe donc les conditions de remise en liberté de certains détenus. Une démarche bienvenue, mais tardive et surtout jugée insuffisante tant par les observateurs que par un certain nombre de magistrats qui, par endroits, décident de s’en affranchir. Par ailleurs, l’ordonnance prévoit une mesure profondément liberticide et qui entre en contradiction avec l’objectif de décroissance carcérale : la prolongation automatique et sans débat des détentions provisoires. Une disposition qui sera finalement censurée par la Cour de cassation.

Pendant ce temps, en prison

Alors que, dans les juridictions, juges de l’application des peines, procureurs, responsables pénitentiaires et soignants travaillent main dans la main pour faire sortir un maximum de personnes de prison, l’administration tente, tant bien que mal, de limiter la propagation du virus en détention : mise en quatorzaine des arrivants, détection des personnes infectées, mise à l’isolement des cas symptomatiques, limitation au maximum des contacts au sein de la détention. Sur les mesures de prévention, elle avance au gré des tâtonnements et des errements de la politique gouvernementale. Faisant siennes ses incohérences, notamment sur la question des masques, d’abord interdits en détention et dont l’accès restait, début juin, encore très limité pour les personnes détenues (lire encadré page 26). Les logiques sécuritaires – parfois absurdes – s’opposent aux impératifs de prévention sanitaire, au risque de mettre en danger les personnes détenues. Ainsi, le gel hydro-alcoolique est-il interdit en détention, parce que l’alcool y est interdit. « Alors que la promiscuité est la règle, que l’accès aux points d’eau notamment dans les cours de promenade est très limité, on prive pour ce motif les personnes détenues d’un produit efficace et pratique pour l’application des gestes-barrières », s’indignent dans une tribune divers acteurs de la prévention des risques et l’OIP(6). Car que ce soit lors des promenades, des douches collectives ou encore pour avoir accès aux cabines téléphoniques, les interactions sont nombreuses et les gestes barrières parfois impossibles.

En prison, des détenus s’inquiètent. « Le confinement n’est pas du tout respecté ici », explique l’un d’eux dans un appel passé à l’OIP le 25 mars. « Les douches sont communes et il n’y a aucune désinfection. Ils envoient trois ou quatre personnes à la fois. L’hygiène, ça me fout une trouille phénoménale pendant le coronavirus. Il n’y a même pas de film plastique sur la viande, les plats sont encore servis dans des gamelles ouvertes en inox. Et la gamelle, elle passe de main en main, on ne sait pas qui l’a touchée. Moi ça fait trois jours que je n’ai pas mangé. » Un autre panique : « J’ai la peur au ventre de mourir ici. » À l’inquiétude s’ajoute l’isolement, renforcé par la suspension des parloirs. Certes, le ministère de la Justice a prévu un crédit téléphonique supplémentaire de 40 euros par mois pour maintenir les liens, mais pour certains, ce crédit est vite consommé. Et, dans les nombreux établissements qui ne sont pas dotés de téléphone en cellule, un autre problème se pose. « Il y a une seule cabine téléphonique qui fonctionne, elle se trouve en promenade. Et il n’y a pas de mesure d’hygiène, le combiné n’est pas désinfecté après chaque appel, le virus va très vite circuler, ça va être une catastrophe », explique ainsi une personne incarcérée à Avignon. Par crainte d’être contaminés, des détenus renoncent à tout lien avec leurs proches. Avec la suppression des activités, le confinement en cellule, certains craquent. Au standard de l’OIP, une femme s’effondre : « Je n’en peux plus, je suis à bout. Ici, il n’y a plus rien, plus d’activités, on ne voit plus le CPIP [conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation], je ne peux plus parler à personne ». Difficile pour les personnes incarcérées, la situation l’est aussi pour leurs proches, confinés au dehors. « Cela fait quatre semaines que je n’ai pas vu mon conjoint – et pour ceux qui ont des enfants c’est encore plus difficile – et cela va encore durer un mois : c’est très dur », confie la compagne d’un détenu mi-avril. Elle fait part aussi de ses difficultés matérielles : « Je viens d’être mise au chômage partiel, je me demande si je pourrai continuer à lui envoyer l’argent que je lui envoie tous les mois. » Ici comme à l’extérieur, les effets de la crise risquent de se faire sentir encore longtemps.

Une fois le pire évité, garder le meilleur

Sans doute faudra-t-il du temps, pour les prisons comme pour le reste, pour tirer les enseignements de la gestion de cette crise. Il faut cependant le reconnaître, et le saluer : le pire a été évité. Si les prisons ont été plus touchées qu’à l’extérieur, le virus ne s’est pas propagé en détention comme une traînée de poudre, ainsi qu’on aurait pu le craindre – même si deux personnes sont décédées après avoir contracté la maladie, un détenu et un surveillant. Certains y verront les fruits de la politique de l’administration pénitentiaire, d’autres une bonne dose de chance étant donné ses failles. Mais d’ores et déjà, il est important de souligner ce que cette crise aura permis comme avancées et fait naître comme espoir. Car dans l’urgence, chacun a été amené à inventer des solutions pour éviter que la situation ne se détériore encore davantage. Ainsi, alors que les mouvements de détenus se multipliaient un peu partout sur le territoire, des directions d’établissements ont fait preuve d’initiative et d’ingéniosité pour faire baisser les tensions et éviter l’explosion. Elles ont notamment eu recours à l’article 29 de la loi pénitentiaire qui prévoit que « les personnes détenues [doivent être] consultées par l’administration pénitentiaire sur les activités qui leur sont proposées » pour mettre en place des espaces de discussion avec les détenus sur les dispositifs prévus pour faire face au Covid-19. Alors que toute forme d’expression collective est encore interdite en prison, voyons-y un premier pas vers l’instauration d’espaces de dialogue et de concertation avec les détenus, et vers l’application du principe de « sécurité dynamique » préconisé par le Conseil de l’Europe qui recommande de rétablir l’ordre par le dialogue et la négociation plutôt que par le recours à la force. Aussi, pour permettre le maintien des liens avec l’extérieur mis à mal par la suspension des parloirs, un dispositif permettant aux familles de laisser un message à l’attention de leur proche détenu a été mis en place et mériterait d’être pérennisé. D’autres pays sont allés plus loin encore, autorisant par exemple les échanges par visio-conférence. C’est dans cette direction qu’il faut désormais regarder, en permettant notamment l’usage d’Internet en détention. Les associations et organismes qui interviennent en prison n’ont, eux non plus, pas manqué d’imagination pour maintenir un lien avec les personnes détenues et rompre leur isolement. Mise en place de numéros verts par les aumôneries et d’une ligne dédiée par le Défenseur des droits, ouvertures de permanences téléphoniques par les associations d’accès au droit, instauration de relations épistolaires… Une dynamique souvent encouragée par les directions d’établissement, même si certaines associations regrettent la frilosité de l’administration centrale pour aller plus loin dans l’innovation. L’importance et le foisonnement de ces initiatives sont pourtant le gage de la vitalité d’une société civile sur laquelle il faudra compter, demain, pour renforcer les liens entre le dedans et le dehors. Une de ces initiatives a été particulièrement remarquée : le partenariat de l’association Lire pour en sortir avec La Chaîne parlementaire pour créer l’émission « Décon-fi-nés ». Née du constat que « personne ne parle des prisonniers » mais que « personne ne leur parle non plus »(7), elle a, le temps du confinement, proposé un programme à l’attention des prisonniers : les familles étaient par exemple invitées à transmettre leurs messages à l’adresse de leur parent détenu, diffusés ensuite à l’antenne. Mais elle a aussi et surtout permis d’ouvrir, à l’attention du grand public, une fenêtre sur la prison, dans un moment où « on touche du doigt ce que c’est de ne pas pouvoir aller dehors, de ne pas être libre de nos mouvements », expliquait sa présentatrice, Maïtena Biraben, dans une interview( 8). Avant de conclure : « J’espère qu’on va se rendre compte qu’il y a là un vrai sujet. ». Aurait-elle été entendue ? Paradoxalement, si à l’intérieur des prisons, les détenus ont eu l’impression d’être particulièrement abandonnés alors qu’ils subissaient « un confinement dans le confinement », leur situation a, pendant cette période, fait l’objet d’une forte médiatisation.

Ne pas renouer avec l’inflation carcérale

Mais la principale transformation est celle à laquelle on s’attendait le moins. Sous l’effet conjugué de la politique de libération anticipée de personnes en fin de peine, de la baisse de l’activité des tribunaux et de la diminution de la délinquance pendant le confinement, les prisons hébergeaient, le 24 mai, 13 649 détenus de moins qu’au début de la crise. Certes, ce chiffre cache des disparités importantes et certaines maisons d’arrêt restaient dangereusement surpeuplées. Néanmoins, alors que la France a connu ces vingt dernières années une inflation carcérale continue, cette situation inédite démontre qu’une autre voie est possible. Pour le meilleur. Les syndicats pénitentiaires se félicitent de l’amélioration des conditions de travail des surveillants et de la baisse des tensions en détention. Les libérations en masse n’ont pas mis le pays à feu et à sang. Et du côté des parquets, l’expérience des derniers mois interroge les pratiques. « Est-ce que la peine d’emprisonnement doit rester centrale dans nos réquisitions ? », demande ainsi un procureur. Qui poursuit : « Ce qui m’a fait réfléchir c’est que, pendant cette période, on a dit : tiens, celui-ci on va le libérer, celui-là, non. D’un trait de plume on a tout changé. Si on ne saisit pas ça, c’est à désespérer ! »(9)

Dès le 20 avril, le Syndicat national des directeurs pénitentiaires prévenait : « L’épidémie qui nous touche durement a balayé tous les impossibles et toutes les frilosités : il ne sera plus jamais possible de prétendre que l’encellulement individuel constitue un objectif inatteignable. »(10) Le 3 juin, plus de mille personnes, personnalités politiques, artistes, directeurs de prison, agents pénitentiaires, professionnels de la justice, universitaires, responsables d’associations et de syndicats adressaient une lettre ouverte à Emmanuel Macron. Réunis pour la première fois, ils faisaient part du « fol espoir » que cette situation faisait naître. Et demandaient qu’ « à la gestion de l’urgence succède une véritable politique de déflation carcérale à même de garantir l’encellulement individuel et des conditions de détentions dignes ».

Alors que pour la garde des Sceaux, l’encellulement individuel est un objectif « à tempérer »(11) – un comble s’agissant d’un droit prévu depuis 1875, entériné depuis la loi pénitentiaire de 2009, et sans cesse bafoué – le ministère de la Justice compte aujourd’hui sur les effets de la réforme de la justice, entrée en vigueur le 24 mars, pour éviter que le nombre de détenus ne reparte en flèche. Une position qui ne convainc pas les acteurs et observateurs du monde carcéral, qui ne manquent pas d’idées et de propositions. Certains suggèrent une loi d’amnistie sur les courtes peines, afin d’épurer le stock des condamnations non encore exécutées. Plusieurs organisations professionnelles demandent un numerus clausus avec la mise en place « d’un mécanisme de sortie lorsque le nombre de détenus dépasse le nombre de places ouvertes »(12). De son côté, le CGLPL appelle à l’instauration, dans la loi, d’un système de régulation carcérale : « Il s’agit d’instituer dans chaque juridiction un examen périodique et fréquent des situations de la population pénale afin de gérer les incarcérations et les aménagements de peine de manière individualisée, mais en veillant à ce que le taux d’occupation d’un établissement ne dépasse jamais 100 %. »(13) C’est l’ensemble de ces pistes qu’il revient désormais aux pouvoirs exécutifs et législatifs d’examiner, sans quoi ils se rendraient coupables de n’avoir pas su saisir une opportunité historique. Mais elles ne suffiront pas. Pour inverser la tendance, il faudra revenir sur les politiques pénales qui ont entraîné l’explosion de la population carcérale ces vingt dernières années, et repenser les priorités budgétaires. Alors que le pays s’apprête à entrer dans une phase de récession économique qu’on annonce sans précédent, le moment est venu de renoncer aux projets pharaoniques de construction de nouvelles prisons et d’investir massivement dans les alternatives à l’emprisonnement.

Par Cécile Marcel

(1) Communiqué du CGLPL, 17 mars 2020.
(2) Communiqué commun de l’Association des avocats pour la défense des droits des détenus (A3D), l’Association nationale des juges de l’application des peines (ANJAP), l’Observatoire international des prisons-section française (OIP-SF), le Syndicat des avocats de France (SAF) et le Syndicat de la magistrature (SM), 18 mars 2020.
(3) Coronavirus : « Réduisons le nombre de personnes incarcérées pour de courtes peines ou en fin de peine », Le Monde, 19 mars 2020.
(4) Conseil de l’Europe, Déclaration de principes relative au traitement des personnes privées de liberté dans le contexte de la pandémie de coronavirus (COVID-19), 20 mars 2020.
(5) « Coronavirus : “Nous allons distribuer 100 000 masques en prison”, annonce Nicole Belloubet », 20 minutes, 17 mars 2020.
(6) « Gel hydroalcoolique : Pour qui la menace dans les prisons françaises ? », L’Humanité, 6 avril 2020.
(7) « Maïtena Biraben : “Ce qui nous horrifie dans les Ehpad devrait nous horrifier dans les prisons” », TéléObs, 24 avril 2020.
(8) « “Déconfinés”, l’émission qui veut faire entrer la culture en prison », Europe 1, 10 avril 2020.
(9) « Au tribunal de Rennes, reprise de justice », Le Monde, 22 mai 2020.
(10) SNDP, Lettre ouverte au président de la République, 20 avril 2020.
(11) Nicole Belloubet : « Le taux d’occupation moyen des prisons est inférieur à 100 % », Le Monde, 29 avril 2020.
(12) Syndicat de la magistrature, « Numerus clausus, oui c’est possible, et c’est le moment », Lettre ouverte à la ministre, 30 avril 2020.
(13) Saisine adressée par la CGLPL à la ministre de la Justice, 5 mai 2020.