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« La surpopulation permet au système de fonctionner »

A l’occasion d’un colloque organisé le 18 janvier par le barreau de Bruxelles, un directeur de maison d’arrêt a tiré la sonnette d’alarme sur la surpopulation des prisons belges. Dans un texte délibérément provocateur, il affirme que cette situation perdure... car elle permet au système pénal de fonctionner et de masquer les causes réelles de « l’échec de la prison ». Vincent Spronck émet des propositions, et lance un défi : si nous décidions que la surpopulation est inacceptable ?

Vincent Spronck est directeur de la maison d’arrêt de Forest, à Bruxelles.

Notre système d’administration de la justice pénale a besoin de la surpopulation : depuis le temps qu’elle existe, c’est qu’elle a son utilité. Avec d’autres, je vois quatre fonctions que la surpopulation revêt et qui sont très utiles pour nous tous. A mon sens, ces quatre fonctions, remplies de manière assez efficace par la surpopulation, permettent aux différents acteurs de ce système chaotique dont je fais partie de fonctionner et d’avoir raison. Dois-je préciser que rien n’est intentionnel dans ce fonctionnement, que personne n’a un jour décidé cela ?

Première fonction : la surpopulation permet de juger

Si nous prenions l’exacte mesure du drame que peut être, pour un détenu, de vivre 23 heures sur 24 dans une cellule insalubre de 9 m2 à trois, soumis à un règlement peu compréhensible tant au sein de la prison qu’au niveau de la procédure pénale, nous ne pourrions écrouer comme nous le faisons en appliquant aveuglément ce que nous demande la loi, des magistrats ne pourraient plus travailler de manière indépendante de certaines contingences, l’écrou ne serait plus cette banale opération administrative routinière faite entre sourire ou lassitude policière, complicité ou lassitude administrative. Si l’on décidait que la surpopulation était inacceptable, le système serait mis gravement à mal. Notre acceptation, dans les faits, de la surpopulation permet que nous puissions fonctionner comme il nous l’est demandé. Pour le dire de manière provocante, la surpopulation permet de juger.

Deuxième fonction : la surpopulation permet de libérer

Devant cette surpopulation, l’administration pénitentiaire a mis sur pied la libération provisoire, libération anticipée des condamnés à un total de peine de moins de trois ans. Système de libération qui fonctionne à plein et qui permet de limiter bien des incarcérations et bien des dégâts. Comme si on profitait de l’opportunité proposée par la surpopulation pour libérer et pour éviter les dégâts de la détention à tour de bras. Cela nous permet à nous, membres de l’administration pénitentiaire, de trouver une solution rapide et qui, en plus, nous convient. Nous sommes mieux placés que beaucoup pour voir les drames que provoque l’emprisonnement, sans forcément diminuer les drames auxquels il est censé répondre. Et voilà donc un paradoxe d’où tout le monde sort gagnant : les prisons, les détenus et peut-être ceux qui se disent que l’on peut condamner à telle peine puisque de toute façon il sera libéré. Le trop-plein d’incarcération nous permet de libérer allègrement et banalise une pratique dont les prisons ont besoin et qui est si souvent remise en question. La surpopulation permet de libérer et donc de continuer à enfermer. Ainsi, le cycle infernal ne s’arrête pas.

Si nous prenions l’exacte mesure du drame que peut être, pour un détenu, de vivre 23 heures sur 24 dans une cellule insalubre de 9 m2 à trois, nous ne pourrions écrouer comme nous le faisons.

Troisième fonction : la surpopulation permet de tout expliquer

Nous ne redirons pas ici l’échec de la prison. Tout le monde le connaît et c’est devenu une banalité. La première explication qui revient systématiquement (et que j’emploie moi-même quand je dois expliquer tout ce qui ne va pas en prison) est la surpopulation. Elle est un magnifique cache-sexe qui permet de ne pas déconstruire les causes réelles de l’échec des prisons. Elle permet de faire croire que la violence de base de ces institutions repose sur un facteur qu’elles ne maîtrisent pas et que, dès lors, la prison est, avec les détenus, la première victime de cette violence. Il est clair que la surpopulation accroît la violence, mais l’absence de la surpopulation ne supprimera pas cette violence. Pour la Belgique, le livre de Philippe Landenne (1) a montré comment une prison non surpeuplée est violente. L’incarcération est avant tout une peine et une peine est violente, elle est là pour faire mal. C’est la vieille fonction de la prison toujours vivace mais qu’il nous est parfois insupportable de voir. Et, dès lors, la surpopulation permet de tourner nos regards vers ailleurs. La surpopulation permet de ne pas remettre en question l’institution même ou au moins une grande partie de son fonctionnement.

La surpopulation permet de faire croire que la violence de base de la prison repose sur un facteur qu’elle ne maîtrise pas.

Quatrième fonction : la surpopulation permet de gérer la prison

Figurez-vous que j’observe que la prison est plus simple à gérer quand il y a une folle surpopulation : on est tous occupés à fond à assurer les missions d’intendance de base, difficiles, lourdes (douche, visite, préau, cantine, repas) sans devoir se fatiguer à faire des choses qui ne rejoignent pas la logique répressive de base dans laquelle nos établissements se trouvent si bien : assurer les services sociaux, les cultes, les cours, laisser les détenus aller se défendre au palais de justice, les demandes administratives qui nous ennuient. Quand on décrit la situation, tout le monde comprend et laisse Forest en paix. nous sommes plongés dans une réelle urgence humanitaire qui oblige à un pragmatisme qui apprend facilement à s’accommoder de certaines réglementations : la loi de principes à Forest n’est pas toujours respectée, pour employer un euphémisme. Il y a donc finalement un certain confort à travailler dans un contexte de surpopulation, une fois qu’on y est un peu habitué.

Ainsi, je pense que la surpopulation permet au système de fonctionner selon sa logique propre, première, répressive sans se laisser interroger, bousculer par les logiques douces, humanisantes, socialisantes.

Quatre propositions

Afin de faire drastiquement baisser la surpopulation, qui, si l’on oublie ses fonctions, reste un scandale au niveau humain et donc un scandale tout court, une non-exécution des six derniers mois de la peine permettrait de faire baisser le chiffre. On a besoin de souffler au moins pour le temps de trouver des solutions. En ce sens, on pourrait aussi élargir le champ de la libération provisoire.

Octroyer les congés pénitentiaires (permissions de sortir) tels que le prévoit la loi permettrait aussi aux détenus de construire plus rapidement, et peut-être même avant que la détention n’ait commis ses irrattrapables dégâts, un plan de reclassement et ainsi favoriser une libération anticipée. Pour l’instant, le congé n’est pas donné sauf si l’autorité est sûre qu’il n’y a pas de problème. La loi ne dit pas cela, elle dit que le congé est donné sauf si on peut démontrer une contre-indication. Il suffirait d’appliquer la loi sans demander des analyses démesurées pour des décisions en fait peu risquées, telles que le congé pénitentiaire. Pas besoin non plus, pour bien des dossiers, d’expertise de dix pages pour dire que le risque de soustraction à l’exécution de la peine ou de commission de nouvelles infractions graves pendant 36 heures est présent.

Déclarer un moratoire, une interdiction de construction de nouvelles prisons et, en cas de besoin, construire des établissements de très basse sécurité pour lesquels la règle est que l’on peut sortir tous les jours sur la base d’un programme préparé. Ce serait un lieu investi massivement par les assistants sociaux, avocats, maisons médicales, professeurs et dont la justice autoriserait la sortie une fois qu’une remise à jour sociale serait faite, une réinsertion efficacement et rapidement préparée avec à la clé un classement sans suite de l’affaire. Parallèlement, il faudrait dé-sécuriser une série d’établissements : l’immense majorité des détenus présents dans nos prisons n’ont pas besoin d’une infrastructure aussi serrée qui ne fait qu’aggraver la situation et, par là, retarder une libération : la véritable sécurité n’est pas dans l’infrastructure ou la technologie, mais dans la qualité des contacts humains que le détenu peut renouer.

Construire un réseau de soins psychiatriques qui permette de vider les annexes psychiatriques où sont parqués des détenus internés pendant des années. Cela reste, à mon sens, la honte de la politique belge que d’accepter que des malades mentaux soient stockés dans des structures punitives, violentes, sans se forcer à les soigner. Certes, ce serait une mesure qui coûterait plus cher. Elle serait pourtant simplement juste. C’est aux communautés et régions de se lancer dans un tel programme.

Je pense vraiment que les deux dernières solutions seraient les meilleures options pour faire baisser la surpopulation, et permettraient que le pénal s’occupe moins de problématiques sociales, ce qu’il fait à longueur de temps parce que notre let social a des mailles bien trop grandes. Il faudrait associer à la prochaine réflexion les présidents des Centres publics d’action sociale, de l’office régional de l’emploi, des conseils d’administration des écoles… si on nous laisse, nous, système de l’administration de la justice pénale, nous occuper de la surpopulation comme on le fait depuis tant d’années, nous n’y arriverons pas.

Vincent Spronck

(1) Ph. Landenne, Peines en prison, l’addition cachée, Larcier, Bruxelles, 2008. Dedans Dehors N°79 Mars 2013