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Laure Baste Morand : une visiteuse de prison pas ordinaire

C’était une grande dame du milieu carcéral, connue pour son franc-parler. Laure Baste Morand, visiteuse de prison pendant trente ans et présidente de l’ANVP entre 1976 et 1986, nous a quittés le 3 avril. Quelques semaines auparavant, sa petite-fille Louise, spécialisée en justice restaurative, enregistrait un entretien avec elle. Extraits.

Qu’est-ce-qui vous a donné envie de devenir visiteuse de prison ?
J’étais femme au foyer, mère de cinq enfants. Un de mes beaux-frères était visiteur à la prison de la Santé. Il nous a incitées, sa femme (ma sœur) Thérèse et moi à devenir visiteuses.
Comme Thérèse était petite en taille, on l’a envoyée chez les femmes à la Roquette, et comme je mesurais 1m75, on a pensé que je pouvais visiter les hommes à Fresnes ! J’ai commencé en 1973. Et je me suis de plus en plus investie dans la question des prisons. J’ai un peu négligé mes enfants, mais ils se sont très bien débrouillés quand même. Mon mari a bien compris mon engagement, il a même embauché par la suite un détenu que j’avais suivi. Toute la famille a connu des anciens détenus que j’invitais régulièrement à dîner après leur sortie.

Qu’avez-vous ressenti la première fois que vous êtes allée en prison ?
Je n’avais pas peur car on m’en avait bien parlé avant : il fallait rencontrer des gens, leur dire qu’ils étaient beaux et que je les respectais, et que si je pouvais les aider je voulais le faire ! Seuls environ 10 % des détenus demandaient un visiteur (selon une étude que j’ai fait réaliser par la suite à l’ANVP).
Quand je suis arrivée à Fresnes, j’ai trouvé l’architecture très belle ; l’entrée dans cette large galerie ensoleillée était assez superbe. Mais on ne visitait pas les cellules des détenus, bien sûr. En bas, il y avait les parloirs visiteurs. Deux femmes de la Croix Rouge, absolument charmantes, m’ont désigné deux détenus qui avaient demandé une visiteuse, et je suis allée les voir. Je n’ai plus de souvenir très précis de ces rencontres, mais ça s’est bien passé, ils étaient très contents et je suis revenue à Fresnes tous les jeudis, pendant trente ans.

Comment trouviez-vous l’ambiance à Fresnes ?
A l’époque, il n’y avait pas autant de portiques de sécurité. Tu entrais simplement avec une carte, tu disais bonjour au surveillant et tu passais le sas d’entrée. En revanche, la relation surveillant-détenu m’a tout de suite parue empoisonnée.
J’ai rencontré peu de surveillants avec le sens du dialogue, qui arrivaient à s’entendre avec les détenus, à savoir ce qui n’allait pas, et à les aider un peu. Ils sont mal formés par l’administration pénitentiaire, qui ne prône que le contrôle et alimente la peur. Et pour les détenus, parler à un surveillant, c’était considéré comme un acte de traîtrise. Donc la relation était très mauvaise, c’est l’un des problèmes majeurs du milieu carcéral.
Pour les rencontres visiteurs-détenus, l’administration mettait souvent des obstacles. Certains chefs de détention faisaient tout pour nous faire attendre, nous compliquer la vie.
« On est allé vous le chercher », pouvaient-ils dire alors que ce n’était pas vrai ! L’administration était tellement exaspérante que du coup, je trouvais les détenus plutôt sympas.
Je me disais : « Ils sont obligés de supporter ça toute la journée ».
La personnalité du directeur était très importante aussi. Par exemple, on en a vu arriver un jour un nouveau, qui avait fait du recrutement externe pour constituer son équipe d’encadrement : des anciens professeurs (d’histoire, de philo, de maths), un commissaire de police… Du jour au lendemain, l’atmosphère à Fresnes a changé : tout le monde s’est parlé dans les allées, le directeur était tout le temps dans la détention, il rencontrait les détenus et il les écoutait. La qualité du personnel est fondamentale dans une prison.

Quels détenus demandaient à rencontrer un visiteur ?
Au début, j’ai vu surtout des auteurs de petits délits (cambriolages, etc.). J’ai tout de même aussi rendu visite à un homme qui avait jeté sa femme dans un puits ! Un autre client avait dit à l’assistante sociale : « je veux la visiteuse aux yeux bleus ». C’est ainsi que j’ai rencontré G.T., un grand truand, qui était très riche parce qu’il avait fait énormément de banques. C’était un type très sympathique qui était marié mais ne pouvait pas avoir d’enfants. J’ai aidé sa femme à obtenir des autorisations pour une adoption. Du coup, c’est devenu un grand ami. Il y avait des gens très variés, mais de toute façon j’avais pour principe de les prendre comme ils étaient, chacun fait ce qu’il peut avec ce qu’il a.

Lorsque vous suiviez quelqu’un, combien de temps cela durait-il ?
Le temps qu’il restait à Fresnes. S’il était transféré, j’avais aussi le droit d’aller le voir dans son nouveau lieu de détention, mais je ne pouvais pas toujours.
Mon plus long suivi a duré vingt ans.
Ce client tombait, rentrait, tombait, rentrait. Il m’appelait « sa petite sœur ».

De quoi parliez-vous avec les détenus ?
Ce sont eux qui parlaient, pas moi ! Ils racontaient leur vie, leurs rêves, l’injustice (ex : l’avocat ne vient jamais, le juge d’instruction est partial, etc.). Je leur apportais une écoute et je faisais attention : ils avaient et ont toujours besoin de respect.
Je les traitais de la même façon qu’un directeur ou n’importe qui d’autre. En général, cela suffisait pour qu’ils parlent et se sentent à l’aise.
Vous veniez d’un milieu favorisé, est-ce que cela n’a pas créé un décalage avec les personnes détenues ?
J’ai eu toute ma vie conscience d’avoir une chance inimaginable : une famille unie, avoir épousé l’homme que j’aimais… Je n’ai pas spécialement mérité tout ça, je l’ai eu gratuitement.
Et j’avais en face de moi des gens qui n’avaient reçu que de la merde. Ils étaient souvent très démunis du point de vue culturel. Je ne pouvais pas les mépriser, les personnes rendent ce qu’on leur a donné. Alors, si on ne leur a rien donné…

Un exemple de bon souvenir qui vous vient à l’esprit ?
La sortie de prison de V.G. Il avait obtenu une libération conditionnelle et je suis allée le chercher à Clairvaux car il ne voulait pas prendre le train. Je suis arrivée et les surveillants m’ont demandé si je n’avais pas peur. Ils l’avaient fait attendre au mitard (tu vois la délicatesse de l’administration…), donc il est sorti à grands pas en me saluant à peine. Il a chargé ses bagages dans ma voiture et, fou de rage, il est parti à pied à l’opposé de la bonne route. Je l’ai suivi en voiture au pas. Pour finir, il est monté – encore très énervé – et on a pris la bonne route. A un moment donné, on s’est arrêtés pour déjeuner dans un bistrot. Là, enfin, il s’est déridé, il a mangé comme quatre, et tout d’un coup, il m’a dit : « Ah ma petite sœur, tu es gentille d’être venue me chercher ».

Et un mauvais souvenir ?
Il n’y en a pas qu’un. Ce sont des souvenirs d’échecs, de n’avoir pas réussi quoi que ce soit pour certains détenus. En même temps, je le savais dès le départ : ce ne sont pas quelques visites qui vont changer la vie de quelqu’un ou lui donner des perspectives. Il leur aurait fallu beaucoup plus d’activités, de formation, de soins…

Vous avez aussi été présidente de l’ANVP, association nationale des visiteurs de prison ?
Oui, en 1977, j’étais visiteuse depuis quatre ans quand j’ai accepté ce poste, avec une belle inconscience ! La première chose à faire, c’était de séduire, ce que je savais bien faire ! Ensuite, j’y ai accompli deux choses : laïciser et régionaliser.
J’ai fait venir tous les représentants de régions au conseil d’administration, ce qui a apporté du sang neuf et permis de partager les initiatives locales. A Lyon par exemple, ce sont les premiers à avoir ouvert un centre d’accueil pour familles vers 1976. Comme on organisait les assemblées générales en province, on allait chaque fois visiter les prisons du coin. Le centre de détention de Mauzac est la seule prison bien conçue que j’ai visitée [construite en pavillons, avec libre circulation des détenus]. Quant à savoir laquelle est la pire… j’hésite entre les Baumettes, Lyon, etc. Les prisons françaises étaient vraiment dégueulasses, misérables.

Avez-vous eu d’autres fonctions dans votre parcours ?
J’ai été nommée membre du Comité consultatif de libération conditionnelle. J’étais la seule non fonctionnaire et non magistrate, représentant une association d’aide aux détenus. J’y ai beaucoup plaidé pour la conditionnelle, avec pour argument principal : « Vu le prix de journée de la prison, je ne suis pas d’accord en tant que contribuable de continuer à payer pour ce type qui n’est pas dangereux ». Je les faisais rire et j’ai réussi à faire accorder des conditionnelles à pas mal de gens. Malgré mon statut, j’avais la même voix que les autres, j’ai enfin eu une impression d’efficacité. J’ai aussi eu l’occasion d’aller à l’Elysée, de rencontrer des ministres de la Justice, ce qui a commencé à faire peur à l’administration pénitentiaire, où certains disaient : « Méfiez-vous de Laure Baste Morand, elle a du pouvoir ». Que j’ai utilisé pour faire sortir les gens le plus vite possible quand je me rendais compte que la prison les pourrissait, qu’ils n’y faisaient rien et que cela n’avait aucun sens…

Vous avez aussi créé le Verlan, un centre d’hébergement et de réinsertion sociale ?
Oui en 1979, et je l’ai présidé pendant deux ans. Il avait une particularité par rapport aux autres centres : on voulait vraiment que le sortant de prison s’y sente libre (pas de couvrefeu, pas d’obligation de déposer son argent, etc.). J’ai vendu mon projet au ministère des Affaires sociales avec un argument qui les a convaincu : intégrer des gens dans un centre d’accueil avec deux éducateurs, des tickets repas et une chambre à l’hôtel représentait une économie fabuleuse. Je suis allée chercher de l’argent, public et privé, et nous avons pu louer un local à côté de la prison de la Santé. Le Verlan a très bien marché parce que des gens magnifiques s’en sont occupés.

Pourquoi avez-vous arrêté les visites en prison ?
Parce que j’ai décidé que la limite d’âge serait de 75 ans pour tout visiteur de prison : je l’ai fait inscrire dans les statuts de l’ANVP. Il y a eu des hurlements, mais je pense que sauf exception, cette limite correspond à la fin de l’âge de l’énergie.

Comment pensez-vous que le système pourrait être amélioré ?
Principalement avec un budget plus important. Il faut des éducateurs, des enseignants, des infirmiers, des psychiatres en prison. Si on n’apporte pas tout cela aux détenus, ils ressortent aussi « bras cassés » qu’ils sont entrés. Les politiques et l’administration ont foutu l’argent en l’air en construisant des nouvelles prisons modernes, où la vidéosurveillance remplace le personnel. Ils n’ont pas vu que c’est l’humain qu’il faut changer.
Si tu enfermes quelqu’un, ce n’est pas d’avoir une douche en cellule qui va l’aider à vivre. Il n’y a qu’à voir les prisons en Hollande par exemple, qui ne dépassent pas les 300 places, où le rapport entre personnels et détenus est bien meilleur. Il reste un état d’esprit selon lequel les gens sont en prison pour souffrir, ce qui est désastreux, y compris pour la sécurité.

Un dernier mot pour la fin ?
Je suis très contente de l’avoir fait, parce que si j’ai pu rendre service à ne serait-ce qu’une vingtaine de personnes, ce service a pu les a aider à vivre, à s’épanouir et à devenir des êtres humains comme tout le monde. Et ça, c’est pas mal. Si c’était à refaire, je recommencerais.

Recueilli par Louise Baste Morand