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Le poids du stigmate

Discriminations dans l’accès à l’emploi et au logement, manque de réseau social hors délinquance ou drogue, poids du casier judiciaire, difficultés de réadaptation... Le chercheur américain Thomas LeBel recense les obstacles à la réinsertion après la prison. Et souligne l’importance de surmonter le stigmate pour ne pas se croire « condamné à la délinquance ».

Thomas P. LeBel est professeur associé au département de justice pénale de l’université du Wisconsin (USA). Ancien détenu, il travaille sur les conditions de retour dans la société des sortants de prison.

Vous avez réalisé une recension des recherches anglo-saxonnes sur la sortie de prison (1). Quels obstacles à la réinsertion en ressortent ?

Près d’un sortant sur quatre aux États-Unis dit expérimenter souvent ou très souvent des discriminations dans l’accès à l’emploi et au logement, liées à leur statut d’ancien détenu. Plus de la moitié ont connu périodiquement ces mêmes discriminations (2). Au stigmate s’ajoute le poids du casier judiciaire, interdisant certains emplois – en plus des restrictions légales, il est fréquent que les formulaires ou les entretiens d’embauche comportent une question sur une éventuelle condamnation pénale. Enfin, les personnes ayant passé du temps en prison ont rarement eu l’occasion de développer des compétences monnayables sur le marché du travail. Elles obtiennent souvent des emplois « cul de sac », sans opportunités d’évolution et très mal rémunérés. Généralement, le monde ne leur est plus familier, ne serait-ce que du fait des évolutions technologiques. Et elles doivent prendre seules de nombreuses décisions. Le simple fait de résister aux tentations, en particulier de consommation de psychotropes ou d’alcool, représente un défi quotidien. Environ 80 % des sortants souffrent d’addictions, et une partie d’entre eux retournent vivre dans des environnements où l’accès à ces produits est facilité. Ces différents facteurs alimentent un sentiment d’impuissance, de perte de maîtrise sur les événements et sur sa propre vie. Au bout du compte, 30 % des sortants sont de nouveaux arrêtés dans les six mois suivant leur libération, et 44 % dans l’année. Mais s’ils arrivent à franchir ce cap décisif de la première année, la gravité et la fréquence des rechutes diminue.

Quels sont les facteurs qui favorisent au contraire la réinsertion et la sortie de délinquance ?

Le soutien familial est le plus souvent cité par les ex-détenus comme principal facteur les ayant empêchés de retourner derrière les barreaux la première année après leur sortie de prison (Visher et Courtney, 2007). Reconstruire un nouveau réseau de relations hors milieu délinquant est aussi très important. L’emploi peut aussi contribuer, parce qu’il structure le quotidien et renforce le sentiment de sa propre valeur. A condition qu’il soit stable, ait un minimum d’intérêt, et soit correctement payé : un salaire régulier et décent peut aider à surmonter d’autres obstacles tels que de mauvais rapports familiaux, un logement inadapté… Les personnes qui trouvent un emploi dans les trois à six mois après leur libération risquent moins de récidiver (Solomon et al., 2004).

Comment la stigmatisation affecte-t-elle les personnes, et quel rôle joue-t-elle dans le processus de réinsertion ?

L’idée qu’un sortant de prison serait nécessairement plus dangereux, malhonnête, moins fiable que la moyenne est fort répandue. Les personnes concernées le savent, et internalisent cette perception. Or, plus ce sentiment du stigmate est prégnant, plus les difficultés à en sortir sont importantes et les violations des termes de la libération conditionnelle élevées.

Plus l’identification avec le groupe « ex-détenus » est forte, plus ce sera au détriment des liens avec d’autres groupes, tels que la famille et les amis. Un imposant faisceau de preuves montre que le regard que la personne porte sur elle-même, sa vie et ses activités passées est un important facteur pour s’en sortir ou pas. C’est une prophétie auto-réalisatrice: les gens qui n’ont pas d’espoir ne se battent pas pour réussir. S’ils pensent être voués à l’échec, celui-ci surviendra à coup sûr. Ce que pense quelqu’un conditionne son comportement. Ceux qui se sentent très stigmatisés peuvent avoir tendance soit à se cacher, soit à fréquenter uniquement des personnes qui se sentent elles aussi rejetées et marginalisées. Le chercheur Shadd Maruna a constaté que les persistants, ceux qui restent impliqués dans la délinquance, se croient souvent « condamnés à la déviance ». Ils ont peu d’espoir de s’en sortir dans la société classique. A l’inverse, la foi des désistants en leur capacité et leurs qualités pour jouer un rôle social positif, ou le fait par exemple de s’identifier à un rôle de « père de famille », contribuent fortement à leur réinsertion.

Que sait-on des actions les plus efficaces pour soutenir les sortants de prison ?

Les recherches montrent toute l’importance d’une préparation à la sortie avec une continuité entre la prison et l’extérieur. Par exemple, les détenus participant jusqu’au bout à un dispositif de préparation à la sortie ont un taux de récidive moins élevé (Finn, 1998; Nelson et Trone, 2000). Le continuum propre à certains programmes de traitement de la

« Ceux qui restent impliqués dans la délinquance, se croient “condamnés à la déviance’’. Ils ont peu d’espoir de s’en sortir dans la société classique. »

toxicomanie – comprenant une communauté thérapeutique en milieu carcéral, un dispositif de libération transitoire et une prise en charge en milieu libre – a le plus réduit la consommation de psychotropes et la récidive. Cette idée de continuité et d’accompagnement pour favoriser la transition est une clé. De préférence par des pairs-mentors, des ex-détenus ayant réussi à s’en sortir, qui peuvent apporter un soutien émotionnel, aider à ne pas se laisser décourager. Quelques programmes proposent aussi des logements de transition, dans un environnement sûr et à un prix abordable, avant que la personne ne retourne auprès de sa famille ou dans son propre loge- ment. En quelque sorte, une piste d’atterrissage où les sortants peuvent se poser avant de retourner dans un milieu ordinaire moins protégé.

En matière d’accès à l’emploi, quels dispositifs ont prouvé leur utilité ?

Là aussi, il est important d’y travailler dès l’incarcération. Il faut promouvoir la formation professionnelle en prison, axée sur des métiers ayant des débouchés dans l’économie actuelle. Puis proposer un suivi intensif immédiatement après la sortie, permettant d’acquérir des compétences en matière de recherche d’emploi : repérer les offres pertinentes, rédiger un CV, se préparer à l’entretien d’embauche… Certains organismes proposent des « emplois de transition » : il s’agit de former les personnes aux compétences de base nécessaires dans le monde du travail : comment s’impliquer, être à l’heure, développer de bonnes relations avec ses collègues et ses supérieurs… Cela facilite la transition vers des emplois ordinaires. Il faut ensuite poursuivre l’accompagnement une fois le premier emploi trouvé. Ces prestations après embauche semblent améliorer les taux de maintien dans l’emploi, notoirement bas chez les détenus récemment libérés. Elles peuvent rester nécessaires plusieurs années après la sortie : la recherche a montré que si la personne perd son boulot, ou décide de le quitter parce que ça ne lui plaît pas, il lui sera plus difficile de retrouver un second emploi par elle-même

Vous avez évoqué les « communautés thérapeutiques », de quoi s’agit-il ?

Il s’agit de groupes de conseil et d’entraide, qui se réunissent – en prison ou à l’extérieur – de manière intensive pendant une période de six à douze mois. Selon le principe du menoring, les plus anciens du groupe acquièrent plus de responsabilités, ils aident ceux qui sont moins avancés dans le programme. En milieu ouvert, les réunions sont souvent animées par d’anciens détenus, qui peuvent familiariser les personnes fraîchement libérées avec la société, les aider à résoudre les problèmes inhérents au retour à la vie libre. Une grande attention est aussi portée à la façon dont on s’adresse aux autres, comment on entre en relation. On travaille l’estime et la conscience de soi, le rapport à l’autorité, la résolution de problèmes… La communauté, de trente à cinquante membres, est utilisée comme principal levier de changement, les interactions sont très développées, la plupart du temps dans des travaux de groupe. Il s’agit de confronter les gens à leurs pensées, à leurs comportements.

Les méthodes basées sur la perception et la motivation (cognitivo-comportementales) sont-elles aussi utilisées dans ces communautés ?

Oui, elles répondent aux besoins de certains détenus ou sortants de prison. Des chercheurs ont par exemple interrogé des auteurs de délits graves avec violence participants à un pro- gramme de réinsertion : les deux tiers ont déclaré avoir besoin d’aide en matière de comportements transgressifs et de relations aux autres. Plus d’un tiers a déclaré avoir besoin d’apprendre à gérer sa colère (Visher et Lattimore, 2007). Les pro- grammes cognitivo-comportementaux visent à apprendre, en prison ou dans le cadre de la probation, à observer ses pensées, à repérer leurs effets et à apprendre des techniques spécifiques pour les maîtriser, dans une optique de résolution de problèmes. Un programme de traitement de la toxicomanie qui s’est montré particulièrement efficace, par exemple,

« Il existe aujourd’hui de nombreuses preuves de ce que les programmes basés sur la menace et le contrôle – camps disciplinaires, tests toxicologiques, surveillance électronique – ne sont pas efficaces »

propose 22 rencontres, deux fois par semaine, pour analyser les déclencheurs de la consommation, travailler sur les rechutes, sur des stratégies de prévention… En matière de réadaptation sociale des délinquants, il y a consensus sur le fait que les suivis comprenant ce type d’interventions sont les plus à même de réduire le taux de récidive et la consommation de psychotropes. L’entretien motivationnel a aussi sus- cité beaucoup d’intérêt dernièrement. Il s’agit d’amener la personne à se construire sa propre motivation (interne) et ses objectifs personnels, par opposition aux motivations externes (faire une chose parce qu’elle nous est demandée ou imposée par la justice). Les agents de probation ou de libération conditionnelle aident ainsi ceux qu’ils accompagnent à développer des projets auxquels ils adhèrent vraiment, dont ils sont les acteurs. Il ne s’agit pas de se cantonner à poser des interdictions et vérifier qu’elles sont respectées.

De manière générale, qu’est-ce qui ne fonctionne pas dans les mesures de suivi des sortants de prison ?

Il existe aujourd’hui de nombreuses preuves de ce que les programmes basés sur la menace et le contrôle – camps disciplinaires, tests toxicologiques, surveillance électronique – ne sont pas efficaces. Ces stratégies coercitives ne sont pas susceptibles de favoriser des changements à long terme. On continue néanmoins à les utiliser, probablement parce qu’elles plaisent au citoyen moyen, qui pense que l’approche punitive est efficace, comme si les auteurs d’infractions étaient différents, ne fonctionnaient pas comme les autres. Cela commence à changer cependant, même aux États-Unis. Certains États, y compris parmi les plus conservateurs, comme le Texas, se rendent compte que l’approche punitive est coûteuse et inefficace. Ils évoluent de « durs » à « intelligents » contre la délinquance. Ce changement de sémantique autorise le législateur et les différents acteurs à mettre en œuvre des programmes innovants recourant aux alternatives à l’incarcération, avec plus de traitement et d’assistance aux personnes. On en est encore aux premiers pas, après avoir atteint le pic, la population carcérale a cessé de croître et commence même à baisser dans de nombreux États. Mais on part de loin, la route sera longue.

Recueilli par Barbara Liaras et Sarah Dindo

(1) Avec Lila Kazemian, Réinsertion et sorties de délinquance, in Marwan Mohammed, Les sorties de délinquance, Ed. La Découverte, 2012.

(2) Thomas P. LeBel, Invisible Stripes ? Formerly Incarcerated Persons’ Perception of Stigma, Deviant Behaviour, 2012.