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Le suicide de Paul, une catastrophe annoncée

Paul Germain s’est suicidé à 23 ans, au quartier disciplinaire de la prison de Bordeaux-Gradignan, en octobre 2021. Deux semaines plus tôt, une expertise psychiatrique jugeait pourtant son état incompatible avec la détention, confirmant les signaux alarmants constatés dès son arrestation. Récit d’un drame au cours duquel la personnalité et la détresse du jeune homme ont été systématiquement ignorées.

Les cendres de Paul Germain ont été dispersées là où il avait été heureux, au large de la Grèce. Là où, depuis tout petit, il passait ses étés à pêcher, à l’épuisette puis à la ligne, avant de se mettre à la voile et à la plongée, dont il envisageait de faire un métier. « La mer, c’était vraiment son élément », sourit Arnaud, un ami de la famille. Un élément très présent dans les histoires que lui lisait sa mère, qui l’élevait seule avec sa sœur et son frère. Et un lieu de plaisir et de liberté, au milieu d’années scolaires éprouvantes pour lui qui n’appréciait guère l’école et avait lutté des années contre une dyslexie sévère. « C’était un enfant très doux, plutôt solitaire et assez réservé, mais très souriant, très chaleureux », poursuit Arnaud. Avant que la consommation de cannabis ne s’accompagne de troubles psychotiques et de petits délits. Et que Paul ne soit broyé par un engrenage judiciaire et carcéral indifférent à son état.

Au printemps 2020, l’épidémie de Covid-19 et le confinement font voler en éclats les projets personnels et professionnels du jeune homme. Après une violente crise délirante à bord d’un train, il est placé en garde à vue et hospitalisé plusieurs mois. En mai 2021, première nuit en prison : Paul est placé en détention provisoire après une altercation avec son colocataire. Condamné à une peine de six mois d’emprisonnement aménageable, il est relâché le lendemain. D’après les avocats de sa famille, il n’a jamais été convoqué devant le juge de l’application des peines pour déterminer les modalités de cet aménagement. Mais quand il est arrêté en septembre pour détention de cannabis et le vol de 68,35 euros dans un McDonald’s, le parquet décide de mettre à exécution la peine de prison.

« Pas compatible » avec la détention

Quand le jeune homme passe devant la juge des libertés, il est « impossible » de l’interroger « au vu de son état d’hystérie », tout comme « il lui est impossible de signer » l’ordonnance de placement en détention provisoire, indique le greffe. Il s’enfuit et on le retrouve au sous-sol du palais de justice une vingtaine de minutes plus tard. C’est « dans les geôles à travers le hublot de sa cellule » que la magistrate lui notifie sa décision pendant que Paul hurle, « surexcité ». Dans la notice individuelle qu’elle adresse à l’administration pénitentiaire, la juge des libertés préconise « un examen psychiatrique urgent », et ajoute déceler dans le comportement du jeune homme « des éléments laissant craindre qu’il porte atteinte à son intégrité physique ».

Les conclusions de l’expertise psychiatrique tomberont le 14 octobre. Elles ne laissent place à aucune ambiguïté : l’état de Paul, estime le praticien, n’est « pas compatible avec une mesure de détention ». L’incarcération « peut être dangereuse pour [lui], car les symptômes observés le rendent vulnérable vis-à-vis des autres détenus ». Ils génèrent en outre « une dangerosité pour les autres détenus et pour le personnel pénitentiaire ».

Mais l’engrenage s’est déjà mis en marche : cela fait un mois, à cette date, que le jeune homme est incarcéré au quartier maison d’arrêt de la prison de Bordeaux-Gradignan, alors occupé à plus de 200 %[1]. Les tensions avec ses codétenus sont récurrentes et Paul demande à plusieurs reprises à être incarcéré seul, mais ses requêtes n’aboutissent qu’à le faire changer de cellule, quatre fois de suite. À trois reprises, courant octobre, des médecins constatent qu’il présente des hématomes au visage.

De son côté, la mère de Paul, Pascale, s’inquiète d’être sans nouvelles de son fils. Ce n’est qu’en allant signaler sa disparition au commissariat qu’elle apprend qu’il a été incarcéré. Elle finit par obtenir un permis de visite le 6 octobre, mais la réservation d’un créneau de parloir ne s’effectue qu’en ligne et les délais sont importants : malgré l’aide d’une amie, elle ne parvient pas à obtenir de rendez-vous avant son départ en Grèce, prévu le 20 octobre pour aller voir son petit-fils nouveau né.

Crise au quartier disciplinaire

Le 24 octobre, à la suite d’un nouvel incident, Paul est placé au quartier disciplinaire (QD) – une prison dans la prison, où les effets de l’enfermement sont redoublés et où le risque de suicide est vingt fois plus élevé qu’en détention ordinaire (voir p.28). La commission de discipline le condamne à y rester dix jours. Il rappelle avoir fait « plusieurs demandes » pour être seul en cellule et parler à sa famille ou à un responsable, « sans réponse ».

Le matin du 28 octobre, un ergothérapeute passe voir Paul une dizaine de minutes. « Il aurait volé un détenu pour aller au QD pour être au “calme”, note-t-elle. Si elle ne note « pas d’activité délirante », elle décrit toutefois un comportement alarmant : « Le patient est nu en cellule car il a mis ses affaires dans les toilettes car la cellule était sale d’après ses dires. L’[administration pénitentiaire] lui a coupé l’eau pour éviter qu’il re-inonde la coursive. […] Il n’arrive pas à verbaliser voire se souvenir que le médecin […] est passé ce matin. »

Cela fait déjà plusieurs jours, semble-t-il, que Paul est en crise. « Les jours précédents il était énervé, il a inondé sa cellule, déchiré sa housse de matelas et cassé sa radio puis m’a insulté et menacé à plusieurs reprises », rapporte un surveillant. Pourtant, la visite de l’ergothérapeute et celle du médecin qu’elle mentionne le matin même, dont aucun compte-rendu n’a été retrouvé à ce jour, sont les seules visites médicales au QD dont la famille du jeune homme ait connaissance.

Après le passage de l’ergothérapeute, Paul est « calme » d’après le surveillant, qui ne note rien d’anormal. Mais lors de la relève, vers 13h25, son collègue trouve le QD inondé et constate que Paul « a dégradé la cellule en arrachant le radiateur et en cassant la grille du sas ». D’après les explications de la direction, les surveillants appellent alors les unités d’intervention (Eris), qui mettront
45 minutes à venir. Pendant ce temps, Paul maintient d’abord le contact via l’interphone, demandant à « négocier » et « voir son avocat », puis il se fait silencieux. Quand les agents pénètrent dans sa cellule, ils trouvent le jeune homme pendu avec ses lacets de chaussures. Sa mort est constatée à 15h28.

Des questions lancinantes

Trois ans plus tard, les proches de Paul ne comprennent toujours pas comment ce drame a pu se produire. Pourquoi le jeune homme était-il en prison, et qui plus est au QD, malgré une expertise indiquant noir sur blanc une incompatibilité avec la détention ? Quelles mesures ont été prises pour prendre en charge la dégradation de son état psychique et prévenir son suicide ? Lors de son incarcération, le service médical de la prison le juge « impulsif » et « instable », mais estime qu’il ne présente « pas d’idées suicidaires ». Une « surveillance adaptée (vulnérabilité et risque suicidaire) » est pourtant préconisée, et Paul se voit prescrire le traitement antipsychotique qu’il suivait avant sa détention. La direction du centre pénitentiaire déclarera à la mère du jeune homme n’avoir eu qu’une connaissance très limitée de son état, du fait du « secret médical ». Elle précisera à sa sœur, Aurélia, qu’avec un psychiatre pour 700 personnes détenues à Bordeaux-Gradignan, la prise en charge est forcément limitée.

Outre ces questions majeures, Aurélia pointe plusieurs « zones d’ombre » sur lesquelles elle attend toujours des éclaircissements. D’où provenaient les hématomes constatés par les médecins ? La direction de la prison aurait déclaré à Pascale n’avoir connaissance d’aucune agression, bien que Paul ait confié à un psychiatre « avoir subi des violences de la part d’un surveillant » et que le service pénitentiaire d’insertion et de probation (Spip) ait évoqué « des mésententes avec ses codétenus ». Par ailleurs, comment le jeune homme a-t-il pu mettre la main sur ses lacets, en principe retirés au QD ? L’administration aurait expliqué que ses chaussures se trouvaient dans le sas de la cellule, dont il a détruit la grille à coups de radiateur, mais l’inventaire de son paquetage à l’entrée au QD ne mentionne aucune paire de chaussures. Surtout, que s’est-il passé exactement pendant les deux dernières heures de la vie de Paul, alors que le personnel voyait qu’il était manifestement en crise ? D’autres mesures ont-elles été prises que le recours aux forces d’intervention ?

La famille de Paul compte désormais sur la justice pour obtenir des réponses. Après le classement sans suite d’une première plainte au pénal, les proches du jeune homme en ont déposé une seconde avec constitution de partie civile en juin 2023. Une autre plainte, au civil, est entre les mains du tribunal administratif de Bordeaux. « Nous voulons savoir ce qu’il s’est passé, et mettre l’État devant ses responsabilités », martèle Aurélia. On ne peut pas accepter que, pour si peu, on puisse être traité comme si l’on n’était pas un être humain. »

Par Johann Bihr

Cet article a été publié dans le Dedans Dehors N°124 : Dix fois plus de suicides en prison qu’à l’extérieur

[1] Source : Direction de l’administration pénitentiaire, Statistique des établissements des personnes écrouées en France, 1er octobre 2021.