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Violences en prison : l’épreuve de la preuve

Comment faire pour démontrer que l’on a été victime d’une agression lorsqu’on est incarcéré ? En prison, rassembler des preuves s’apparente, plus qu’ailleurs, à un parcours du combattant. D’autant plus quand l’auteur des violences est un surveillant pénitentiaire. Décryptage.

Lorsqu’un détenu déclare avoir été frappé par un surveil­lant, sa parole est mise en doute, quand celle des agents dépositaires de l’autorité publique bénéficie d’un surcroît de crédibilité. Posé en premier lieu par les victimes, ce constat rejoint celui de plusieurs dizaines de personnes ayant accepté de témoigner auprès de l’OIP. Des récits qui mettent en lumière une autre inégalité : lorsqu’on est incarcéré et que l’on souhaite porter plainte, collecter et « faire sortir » les preuves d’une agression relève du défi.

Le certificat médical, un droit souvent nié

Premier document théoriquement récupérable après une agression : le certificat médical décrivant les lésions trau­matiques, une pièce quasi-indispensable pour la prise en compte de la plainte par le parquet. Après des violences, la logique supposerait que le détenu accède rapidement aux premiers soins et se voie proposer un certificat par le médecin en poste à l’unité sanitaire – comme n’importe quelle victime. C’est en tous cas ce que recommande de façon récurrente depuis 1992 le Comité européen pour la prévention de la torture (CPT)(1). L’organe de contrôle insiste aussi sur la nécessité d’intégrer les déclarations des patients au certificat, d’informer ces derniers sur les démarches qu’ils peuvent entamer et de mettre en place des outils pour comptabiliser ces violences.

Ce scénario reste improbable en prison. D’abord parce que l’accès aux soins y est en général difficile, faute de soignants, de permanence le soir et le week-end, ou encore de surveillants pour encadrer des mouvements compliqués par des contraintes sécuritaires de plus en plus lourdes… Plusieurs témoignages font par ailleurs état d’une prise en charge « retardée » à la suite d’une agression. « J’ai attendu trois semaines pour me faire examiner à l’unité sanitaire. On ne m’y emmenait pas », rapporte un ancien détenu(2). « De temps à autre, des détenus me disent que des surveillants refusent de les emmener voir les médecins pour qu’ils ne puissent pas constater le passage à tabac. Ils sont laissés trois jours dans leur cellule disciplinaire avant d’être emmenés à l’infirmerie », rapporte un avocat spécialiste du droit pénitentiaire. Lorsqu’ils sont placés en cellule disciplinaire, les détenus sont censés être vus au moins deux fois par semaine par un médecin(3), mais les consultations s’effectuent souvent dans des conditions (temps limité, absence de confidentialité) qui ne permettent pas d’échanger sur l’origine des blessures.

Principal effet de ces délais : l’effacement progressif des lésions traumatiques. « On m’a raconté plusieurs fois que lorsque la demande était faite, on avait promis un médecin le lendemain, mais le lendemain s’était transformé en sur­lendemain et puis les traces des coups avaient disparu… », se désole une avocate. Autre récit inquiétant, celui d’une militante du Genepi intervenant dans un centre péniten­tiaire. « Un détenu m’a raconté avoir été victime d’un viol (par pénétration digitale, au cours d’une fouille à nu) et d’un passage à tabac. Une semaine après les faits, il avait encore des ecchymoses sur les bras et sur les jambes. Je les ai prises en photo. Il n’a pu accéder à l’unité sanitaire que deux semaines après les faits. Et le médecin n’a constaté qu’un bleu sur le biceps. » À défaut d’un accès rapide à l’unité sanitaire, la photographie des lésions – passible de sanctions disciplinaires quand elle est réalisée à partir d’un téléphone portable, ces derniers étant interdits en détention – peut permettre de figer l’aspect des blessures à un ins­tant T. « Heureusement que j’avais un smartphone, raconte un ancien détenu. Je suis rentré en cellule, j’ai pris une photo, je me suis branché sur Messenger et je l’ai envoyée à ma mère. Après j’ai dit à un surveillant que j’avais passé la photo dehors. C’est alors qu’ils m’ont ramené à l’infir­merie et que les infirmières ont fait des constatations. »

Lorsqu’ils sont délivrés, les certificats seraient parfois insuf­fisamment détaillés, sans mention du récit de la victime ni description précise des lésions. « Le médecin va souvent rédiger un certificat incomplet, qui ne sera pas efficient en terme probatoire », estime un avocat. Plus rare, il arrive aussi que des médecins refusent d’établir un certificat médi­cal. Une pratique constatée en 2018 à la maison d’arrêt de Mulhouse ou en 2017 au centre de détention de Château­dun. À la suite d’une alerte de l’OIP, l’Ordre des médecins était venu condamner ces entorses au code de déontologie et rappeler l’obligation de fournir un certificat à toutes les victimes en faisant la demande. Malgré ce recadrage, cer­tains détenus victimes de violences continuent de se voir refuser un certificat. C’est la situation dans laquelle s’est retrouvée, en janvier 2018, une personne incarcérée à la maison d’arrêt de Nantes. Malgré ses multiples saisines de l’administration et des organes de contrôle, le jeune homme et son avocate n’ont toujours pas obtenu d’explication offi­cielle à ce refus.

Des jours d’ITT lourds d’enjeux

Autre variable permettant au parquet d’évaluer la gravité des faits et l’opportunité des poursuites : l’évaluation du nombre de jours d’incapacité totale de travail (ITT), tradi­tionnellement réalisée par des soignants formés à la méde­cine légale. Si un certificat descriptif « simple » peut servir de base à l’évaluation par un légiste – jusqu’à trois mois après les faits d’après les unités médico-judiciaires (UMJ) (4) de Paris – le chiffrage des jours d’ITT serait souvent déter­minant pour la prise en compte de la plainte et le déclen­chement d’une enquête. C’est aussi le sésame qui permet­tra de solliciter le fond d’indemnisation des victimes. Or, si tous les médecins sont censés pouvoir évaluer le nombre de jours d’ITT, tous ne le font pas en pratique(5). L’enjeu est pourtant important : il est extrêmement rare que des médecins légistes interviennent en détention, ou que les détenus aient accès à une unité médico-judiciaire. Une atteinte aux droits que l’administration pénitentiaire explique par le problème structurel des extractions. Médi­cales ou judiciaires, urgentes ou non, elles sont ralenties et souvent annulées en raison du manque d’effectifs dis­ponibles pour les escortes. Dans ce contexte, l’examen des victimes de surveillants par un légiste passe tout en bas de la liste des priorités. « J’ai tout de suite écrit au directeur de la maison d’arrêt pour faire une demande d’extraction, en disant notamment qu’il fallait l’emmener à l’UMJ. Mais autant pisser dans un violon », déplore un avocat. Des pro­blèmes d’organisation dramatiques, auxquels se greffe­raient parfois des conflits d’intérêt. « Faire extraire un détenu à cause de violences présumées des surveillants, il faut bien dire que c’est compliqué, puisque ce sont des surveillants qui vont l’emmener à l’hôpital », estime un procureur.

Des témoins rendus muets

Les témoignages des personnes ayant assisté à la scène peuvent également constituer des éléments de preuve essentiels. Mais ces récits sont extrêmement rares lorsque les violences sont le fait de surveillants. Deux raisons à cela : d’abord, ces agressions se déroulent le plus souvent à l’abri des regards, dans les angles morts des caméras, dans les cellules (non filmées), les locaux de fouille, ou encore dans des véhicules, à l’occasion de transferts ou d’extractions. Mais aussi et surtout parce que les témoins, lorsqu’il y en a, craignent les représailles. « On explique aux victimes qu’il faudrait donner le nom des personnes susceptibles de témoigner pour qu’elles puissent être convoquées s’il y a une enquête. Mais ils ne le font pas souvent, de peur de les mettre en difficulté. Et je n’ai jamais vu un codétenu qui accepte ne serait-ce que de donner son nom pour qu’on le mentionne dans la plainte. Si ça les concernait, peut-être qu’ils le feraient. Mais de là à prendre un risque pour une personne qu’ils connaissent depuis trois semaines… », rapporte une ex-intervenante d’un point d’accès au droit. « Des témoignages de codétenus, je n’ai jamais réussi à en récupérer, même si mon client était proche d’eux. Quand déjà pour toi-même tu n’oses pas, va te mouiller pour un autre… », abonde une avocate.

Rapporter des violences de personnels pénitentiaires expose les témoins détenus comme les victimes à des représailles : violences psychologiques, privations insidieuses de travail, ou d’activités, transferts. « L’un des moyens qu’ont les surveillants pour se venger, c’est de te créer une réputa­tion : en disant qu’un détenu est une balance par exemple, tu lui fais plus de mal qu’en le frappant. Si le mec est fra­gile, toute sa détention sera pourrie », décrit un ancien détenu. Des risques d’autant plus difficiles à prendre que l’issue de ces démarches est plus qu’incertaine. « J’avais trois ou quatre copains qui avaient été frappés eux aussi au mitard. Je leur ai demandé s’ils pouvaient venir témoi­gner en ma faveur. Même s’ils me connaissaient bien, ils ne voulaient pas se mettre dans l’embarras. Ce sont des gens qui sont sortis, qui ne veulent plus entendre parler de la prison, qui veulent fermer les yeux. Je les comprends », soupire un détenu. Des avocats témoignent aussi de désis­tements en cours de route. « Certains témoins peuvent retourner leur veste, parce qu’ils sont fragilisés et reçoivent des pressions. Ou qu’ils se font soudoyer. C’est facile : il suffit de leur promettre des avantages… », explique un avocat.

La peur des représailles ne concerne pas que les détenus. « Dans des grands établissements débordés, la sécurité des personnels est malmenée. Alors effectivement, il importe de bien s’entendre avec les surveillants, parce que si vous appuyez sur le bouton, c’est le surveillant de la coursive qui viendra vous ouvrir en premier », rapporte un conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation. Une crainte à laquelle s’ajoute toujours la peur d’une mise au ban par les collègues. « Effectivement il y a des pressions qui sont faites, confirme un personnel péni­tentiaire. Ça peut être des menaces, des mises à l’écart. Parce que pour supporter ce qui peut être insupportable, il faut se serrer les coudes. » À la peur de représailles s’ajoute également l’esprit de corps. « Le corporatisme est très fort. En huit ans de carrière, je n’ai jamais vu un agent aller contre la parole d’un autre », rapporte un avo­cat. « Il y a une loi du silence qui se génère », explique un conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation. « Pendant notre formation, on est incités à être solidaires de nos collègues surveillants. On nous explique qu’on défend des logiques similaires, qu’on est dans la même maison. Par conséquent, il ne faut pas trahir les collè­gues. J’en ai pris conscience quand j’ai fait un compte-rendu professionnel suite à un incident de ce type : ma parole a été rapidement mise en cause. Cet effet de corps se transforme tout doucement, et parfois il y a des choses qui ressemblent à l’omerta. On ne parle pas des choses qui pourraient déranger. »

La vidéo, une preuve irréfutable ?

Plus rares et plus rarement accessibles : les images de l’agression. Les enregistrements de vidéosurveillance sont considérés comme la reine des preuves en cas de dépôt de plainte (lire p. 42). Car si la vidéo est de qualité correcte, elle peut attester de la véracité des propos de la victime. Encore faut-il que la scène ou une partie de la scène se soit déroulée dans une zone vidéosurveillée – un cas de figure peu fréquent, de l’avis de magistrats et de personnels péni­tentiaires. « Les surveillants ne sont pas plus bêtes que qui que ce soit. S’ils ont des choses à se reprocher, des com­portements inadaptés, ils vont les adopter hors du champ des caméras », relève ainsi un procureur.

Autre problème : lorsque ces enregistrements existent, ils ne sont quasiment jamais visionnés en commission de discipline, et sont rarement transmis à la justice. À ceux qui les réclament (procureur, victime, avocat, Défenseur des droits) sans succès, on oppose souvent des problèmes techniques : les images seraient régulièrement écrasées en raison de faibles capacités de stockage informatique. Aucun cadre légal ne contraint l’administration péniten­tiaire à conserver les enregistrements pendant une durée minimum. À ce jour, seul existe un délai maximal de conservation d’un mois. Confronté à cet obstacle à plu­sieurs reprises lors de ses enquêtes, le Défenseur des droits a sollicité, dans une décision publiée en 2017(6), la conser­vation systématique des vidéos « pendant une durée de six mois à compter des faits, et ce dans un souci d’harmoni­sation avec le délai légal d’engagement des poursuites disciplinaires contre les personnes détenues ».

Transmettre les preuves à temps

Quand la victime arrive, à force d’acharnement et de chance, à récupérer des preuves, d’autres obstacles matériels viennent ralentir leur transmission. La possibilité de pho­tocopier des documents relève par exemple de la gageure dans la plupart des prisons. Souvent localisé au pôle sco­laire, l’accès au matériel de reprographie dépendra de la complicité d’un intervenant ou du bon-vouloir d’un sur­veillant. Difficile dans ce contexte de réaliser une série de photocopies discrètement. Certains détenus renonceraient aussi à l’envoi d’une plainte ou d’un témoignage à cause du coût du nécessaire de correspondance (papier, enve­loppes) et de l’affranchissement, a fortiori d’un recommandé avec accusé de réception.

Après une agression ou un conflit avec des surveillants, les détenus redoutent surtout le manque de confidentia­lité du courrier. Alors qu’elle s’expose en rapportant un événement traumatisant, la victime doit accepter la pro­babilité d’un contrôle par le vaguemestre ou le chef de détention. « Quand tu mets une lettre destinée à l’OIP, au procureur ou à un député dans la boîte au bout de la coursive, tu allumes les voyants partout », avance un ancien détenu. Si les courriers adressés aux avocats, auto­rités judiciaires et organes de contrôle sont censés être sous « pli fermé », des atteintes à la confidentialité sont régulièrement relevées, notamment par la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté dans son dernier rapport annuel.

Là encore, l’aide d’un tiers pouvant transmettre ou récu­pérer le courrier peut s’avérer déterminante. Un fonction­nement par défaut qui expose une nouvelle fois la victime et les aidants à des sanctions. « Lorsque l’on est détenu et que l’on veut porter plainte contre des personnels péni­tentiaires violents, chaque étape est une lutte, résume une avocate. Il faut batailler en permanence pour des choses auxquelles vous avez droit. On vous demande d’avoir dix fois plus d’éléments probants alors que vous avez dix fois moins de chances d’en avoir. Dans les faits, il est quasi­ment impossible pour les personnes détenues d’amener des éléments en soutien de leur plainte. »

Par Sarah Bosquet


« Sois tu entres en guerre, sois tu fais le canard »

« Si tu portes plainte contre un surveillant, tu sais qu’on va te pour­rir le quotidien. En maison d’arrêt, on va te mettre dans la cellule la plus pourrie, avec les plus turbulents, des profils incompatibles avec le tien. En centrale ou en centre de détention, seul en cellule, tu peux t’attendre à ce que lors des rondes de nuit, on mette un bon coup de pied dans ta porte. C’est insidieux, ça te fait une nuit fragmentée. La privation de sommeil, c’est de la torture ! Et ça va te poursuivre tout au long de ta détention, tu vas être longtemps exclu du travail pénitentiaire, tu n’auras pas tes cent balles qui vont te permettre d’acheter ton tabac et tes cantines, donc ça va te pénaliser financièrement et pénaliser ceux qui te suivent encore – s’il y en a, et s’ils t’envoient des mandats… Soit tu entres en guerre, soit tu fais le canard : il n’y a pas d’autre choix. Ceux qui ne se rendent pas compte des conséquences, les innocents, vont se faire briser. »
C., ancien détenu.


(1) Une recomman­dation réitérée par le CPT lors de sa dernière visite fin 2015. Rapport au gouvernement de la République française relatif à la visite effectuée en France par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants du 15 au 27 novembre 2015.
(2) Toutes les citations sont extraites de témoignages recueillis par l’OIP.
(3) Article R.57-7-31 du code de procé­dure pénale.
(4) Unité hospita­lière collaborant avec l’autorité judiciaire, notam­ment pour l’ac­cueil et l’examen médico-légal des victimes de coups et blessures.
(5) L’OIP a envoyé un questionnaire à plus de 150 unités sanitaires. Sur les 20 qui ont répondu, 13 ont déclaré pratiquer l’évaluation du nombre de jours d’ITT. La plupart des médecins concernés avait suivi une forma­tion en médecine légale.

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