Face à la vague de suicides sans précédent qui touche Fleury-Mérogis, les autorités avancent une solution : les « codétenus de soutien ». Un dispositif qui recycle en fait de vieilles recettes très discutables.
Jeudi 6 septembre 2018, à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis. Un homme de 33 ans, en détention provisoire depuis quatre mois, est retrouvé pendu dans sa cellule. C’est le douzième suicide en neuf mois dans la plus grande prison d’Europe ; un triste record. À cette vague de suicides sans précédent, l’administration pénitentiaire « n’a pas d’explication »(1). En revanche, soucieuse sans doute de ne pas paraître passive, elle avance une solution : le dispositif des « codétenus de soutien » (CDS), dont elle annonce le déploiement à Fleury-Mérogis « dans les mois à venir ». Expérimentée pour la première fois à la maison d’arrêt de Villepinte, en 2010, la mesure est actuellement à l’œuvre dans une quinzaine de prisons(2) et doit être étendue à tous les établissements de plus de 600 places.
Version Croix-Rouge : des pairs aidant sauf en cas de crise
Les codétenus de soutien, ce sont des détenus volontaires qui interviennent activement et officiellement comme acteurs de la prévention du suicide dans leur établissement. Recrutés par les équipes de direction, ils reçoivent une formation de quatre jours, dispensée en partenariat avec la Croix-Rouge française. D’après la lettre de cadrage produite par l’association, « la mission principale des codétenus de soutien consiste à écouter et à repérer les détenus en situation de difficulté ou en souffrance ». Sorte de sentinelle du moral des prisonniers, les CDS exercent donc une veille sur la détention et ont pour mission d’aller au-devant des personnes qui leur semblent en difficulté, en leur offrant un espace de parole confidentiel. Selon les situations, les CDS peuvent proposer de faire le lien avec les personnels pénitentiaires (par exemple pour un changement de codétenu avec lequel ça se passe mal, l’obtention d’un poste de travail) ou les équipes soignantes. Clairement identifiés, ils peuvent aussi être sollicités directement par les détenus, ou intervenir à la demande de l’administration. « Mais lorsque le codétenu repère, identifie et/ou redoute un risque de passage à l’acte imminent, son rôle consiste à signaler le cas aux services de santé qui assureront la prise en charge. »(3) La lettre de cadrage de la Croix-Rouge française est donc claire : les CDS n’ont pas à se substituer aux personnels pénitentiaires et médicaux et, une fois l’alerte donnée, n’ont pas vocation à intervenir en cas de crise suicidaire. De même, si dans l’esprit Croix-Rouge, le « codétenu de soutien peut, s’il le souhaite, accueillir dans sa propre cellule et de façon temporaire un détenu ayant besoin d’une présence rassurante », l’association pose un garde-fou : dès lors que la personne « présente un risque de passage à l’acte suicidaire, le codétenu de soutien ne peut avoir la responsabilité de veiller sur elle. Dans ce cas, c’est à l’unité sanitaire qu’il revient de prendre en charge la personne ».
Version pénitentiaire : sauveteurs de personnes en crise
Dans les grandes lignes, ces principes sont bien repris par le Guide de déploiement du dispositif des codétenus de soutien élaboré par l’administration pénitentiaire(4). À cette dissonance près : pour l’administration, le dispositif des CDS « a pour objectif de reconnaître le rôle d’alerte et de “sauvetage” [sic] des personnes détenues en matière de prévention du suicide ». Elle poursuit : « En effet, ces dernières assurent dans les faits, par le doublement en cellule ou de simples échanges verbaux, des fonctions de repérage, de soutien, de protection de la personne détenue présentant une souffrance psychique, un risque suicidaire ou en état de crise suicidaire. » Ainsi, tout en se prévalant de ne pas « confier aux personnes détenues une mission et une responsabilité qui ne leur appartiennent pas », l’administration institue l’intervention des CDS auprès de personnes en état de crise suicidaire et avalise le recours plus que contestable au « doublage en cellule »… tout en déconseillant formellement d’y recourir quelques pages plus loin : « Il est important de ne pas doubler les CDS avec une personne détenue repérée comme suicidaire », souligne en effet le Guide. Une contradiction que l’administration semble avoir réglée depuis. À lire les déclarations récentes de la DAP à la presse, le dispositif se résumerait même à ça : placer les CDS dans la cellule de personnes « considérées comme à risque en matière de passage à l’acte »(5), ce qui revient ni plus ni moins à leur faire porter la charge de la surveillance vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Dès 1996, le premier groupe de travail mandaté par l’AP pour réfléchir à la politique de prévention du suicide alertait pourtant : « Le doublage en cellule fait parfois peser une responsabilité morale très lourde sur le codétenu, qui peut ultérieurement entraîner des conséquences psychologiques irréversibles que le groupe de travail ne saurait cautionner. »(6) D’autant plus lorsque la personne suicidaire parvient, malgré tout, à mettre fin à ses jours. En dépit de cette mise en garde, le vers était dans le fruit dès les prémices du dispositif : la note devant servir de cadre à l’expérimentation de 2010 retenait ainsi l’idée de « graduer l’intervention [des codétenus de soutien] en fonction du risque suicidaire, allant des échanges dans la journée, au partage de la cellule, jusqu’au suivi complet, le CDS ne quittant pas un détenu très fragile »(7).
Sur le terrain, des dérives inquiétantes
Dans les faits, le doublage en cellule de personnes en crise est une pratique ancienne très répandue et d’autant plus problématique que ce qui devrait être exceptionnel et ne « pas durer plus de vingt-quatre heures »(8) se prolonge parfois plusieurs mois, comme en témoignait en 2011 ce codétenu de soutien à l’OIP : « Le chef me dit que c’est juste pour deux jours. Cette personne [suicidaire] est restée sept mois. Lorsque j’ai pris l’engagement de devenir codétenu de soutien, on avait convenu avec la direction de pouvoir avoir en cellule un second détenu suicidaire, mais seulement à titre exceptionnel et pour une durée maximale de deux jours, et non de sept mois comme on me l’a fait. » Aussi, lorsqu’une crise survient la nuit, certains personnels pénitentiaires font appel aux CDS plutôt qu’aux services sanitaires, qu’on hésite davantage à déranger. « Un codétenu de soutien m’a confié qu’il avait été réveillé à 3 heures du matin par un surveillant lui demandant d’aller voir quelqu’un qui n’allait pas bien du tout aux arrivants. Une autre fois, on lui a imposé quelqu’un dans sa cellule en plein milieu de la nuit parce qu’on n’osait pas réveiller le médecin. Du coup, le CDS n’a pas dormi parce qu’il craignait que l’autre ne passe à l’acte », raconte une intervenante en détention. La direction de l’administration pénitentiaire a beau s’en défendre, sur le terrain, le transfert de responsabilité est consommé.
par Laure Anelli
Des groupes de paroles détournés ?
Afin de limiter les risques de dommages collatéraux sur les CDS, ces derniers sont tenus de participer à des groupes de parole afin de partager leurs expériences et leurs difficultés. Ces temps d’échanges sont théoriquement assurés par des bénévoles de la Croix-Rouge française, tiers neutre en détention, afin de garantir la liberté de parole et la qualité d’écoute et éviter tout risque d’instrumentalisation… sauf dans quelques établissements, où ces groupes sont animés par un agent pénitentiaire. Un bon moyen pour l’administration d’optimiser la remontée d’informations. Pour la neutralité de l’écoute en revanche, on repassera.
Des cas de suicides de codétenus de soutien qui posent question
Une personne détenue qui venait de terminer la formation de codétenu de soutien (CDS) se serait donné la mort, dans la nuit du 24 au 25 août 2018, à la prison de Seysses. D’après nos informations, elle avait pourtant été récemment signalée comme vulnérable. Ce cas aurait un précédent : en 2015, une personne détenue à Angers aurait en effet mis fin à ses jours peu de temps après avoir intégré le dispositif des codétenus de soutien. Deux décès qui interrogent sur les modalités de recrutement des CDS. D’après le Guide de déploiement du dispositif, les candidats, qui peuvent être présélectionnés par la direction, doivent en théorie passer plusieurs entretiens : avec des personnels de surveillance, des conseillers en insertion et probation, la direction, avec le psychologue de parcours d’exécution des peines le cas échéant, et le médecin de l’unité sanitaire, qui peut « émettre un avis défavorable » s’il considère qu’une « telle responsabilité représenterait un danger pour le candidat ou pour autrui », le dernier mot revenant au directeur de l’établissement. Le guide précise que « la question relative à l’adaptation de chaque CDS à leur fonction fait l’objet d’un examen régulier » en commission.
(1) « Fleury-Mérogis : l’administration “n’arrive pas à comprendre” la vague de suicides », Le Parisien, 21 août 2018.
(2) Villepinte, Fresnes, Bois d’Arcy, Réau, Meaux-Chauconin, Lille-Annoeullin, Strasbourg, Nice, Angers, Bordeaux, Salon-de- Provence, Marseille-Baumettes, Avignon-Le-Pontet, Béziers, Toulouse.
(3) Croix-Rouge française, « Dispositif des “codétenus de soutien” ou dispositif CDS », lettre de cadrage, janvier 2017.
(4) Prévention du suicide des personnes détenues – Guide de déploiement du dispositif des codétenus de soutien, Direction de l’administration pénitentiaire, note du 2 juin 2017.
(5) « La prison de Fleury-Mérogis secouée par une série de suicide », Le Monde, 8 août 2018. Une information également reprise par l’article du journal Le Parisien précédemment cité, dans lequel on peut lire que « des détenus formés par la Croix-Rouge seront installés dans les cellules de ceux identifiés comme à risque. »
(6) DAP, Rapport sur la prévention du suicide en milieu pénitentiaire, La Documentation française, Paris, 1996.
(7) Extrait du rapport scientifique sur l’évaluation du dispositif CDS commandé par l’AP daté de 2012.
(8) Guide de déploiement du dispositif des codétenus de soutien, op. cit.