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Les rencontres détenus-victimes : humanité et apaisement

En 2010, trois personnes détenues et trois victimes ont participé, au sein de la maison centrale de Poissy, à une session expérimentale de « rencontres détenus-victimes ». Les protagonistes ne se connaissent pas (il ne s’agit pas de condamnés et parties civiles dans la même affaire) mais ils sont réunis au cours de plusieurs séances de 2-3 heures, en tenant compte de la similitude des actes commis par les uns et ceux subis par les autres. Explications de Robert Cario, qui y a participé comme représentant la société civile.

Robert Cario (1) est professeur de criminologie et codirecteur du master de criminologie (UJP/CRAJ) à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour.

Les rencontres détenus-victimes (RDV) ont été présentées comme une manière de « faire justice autrement (2) ». Elles participent de la philosophie de la justice restaurative, laquelle enrichit le processus pénal comme celui de l’application des peines, par des mesures particulières, en totale complémentarité avec les réponses socio-pénales traditionnelles. Inscrite dans un processus dynamique, la justice restaurative suppose la participation volontaire de tou (te) s celles et ceux qui s’estiment concerné(e) s par le conflit de nature criminelle, afin de négocier, par une participation active en la présence et sous le contrôle d’un « tiers justice » et avec l’accompagnement éventuel d’un « tiers psychologique et/ou social », les solutions les meilleures pour chacun, de nature à conduire, par la responsabilisation des acteurs, à la réparation de tous afin de restaurer, plus globalement, l’harmonie sociale.

Combler les insuffisances de la justice pénale

Expérimenté en Angleterre en 1983, ce « face to face de groupes » fut introduit au Canada en 1987 et est mis en œuvre aujourd’hui au Québec, notamment, par le Centre des services de justice réparatrice (CSJR). Une session expérimentale de RDV a eu lieu dans notre pays en 2010, grâce à un partenariat entre l’INAVEM, le Service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) des Yvelines et la maison centrale de Poissy. Il s’est agi de combler les insuffisances du système de justice contemporain, inflationniste jusqu’à l’enflure (trop de droit tue le droit) mais en même temps non effectif (classe- ment sans suite de huit procès-verbaux sur dix, « politique du résultat » gesticulée), sévère (doublement des temps moyens d’incarcération dans un contexte de démographie criminelle indiquant pourtant la baisse réelle des faits les plus graves) mais peu efficace (récidive importante ou, si l’on préfère, resocialisation très compromise : la libération conditionnelle, facteur évalué de moindre récidive, n’est prononcée que dans 4 % des cas), et de donner à la victime sa juste place au sein du processus pénal. Retenons cette belle formule de Paul Ricœur prononcée à propos de l’affaire du sang contaminé : « Derrière la clameur de la victime se trouve une souffrance qui crie moins vengeance que récit. » C’est l’objectif même des mesures de justice restaurative, plus spécialement des RDV.

Les rencontres détenus-victimes se situent généralement dans le cadre de condamnations à une privation pénale de liberté, mais rien ne les exclut en milieu ouvert. Encadrées par des médiateurs, plus justement dénommés « animateurs », les RDV n’ont pas les mêmes ambitions que les mesures « classiques » de justice restaurative (médiation, conférence du groupe familial, cercles…) car la sanction prononcée est en cours d’exécution, et la victime a été indemnisée des préjudices consécutifs au crime. Il ne s’agit plus de trouver une solution équitable au conflit qui a opposé les protagonistes, mais de leur permettre de prendre réciproquement conscience des conséquences et des répercussions du crime commis/subi. Ce que les uns et les autres viennent chercher en participant à ces rencontres se situe sur un autre registre, plus symbolique mais pour autant susceptible d’être fortement réparateur: la libération des émotions négatives consécutives au crime qui continuent de les submerger, à défaut d’avoir été effectivement prises en compte dans le cadre du procès pénal classique.

Préparer de manière professionnelle condamnés et victimes

De telles rencontres post-sentencielles concernent généralement les infractions les plus graves. Elles sont activées selon un protocole qui ne laisse rien à l’improvisation et impose une authentique professionnalisation des intervenant(e)s. Elles ont lieu à la demande des victimes ou des condamnés, ou sur proposition des services les accompagnant. D’une taille comprise entre trois à cinq personnes, ne se connaissant nullement, les deux groupes (victimes et condamnés) sont constitués par les deux animateurs. A leurs côtés, la présence de deux représentants de la communauté est requise, avec le souci d’un réel équilibre entre les genres. Après avoir rappelé les caractéristiques des RDV (leur cadre, leurs contraintes, leurs limites, notamment), ils vérifient quelles sont les motivations de chacun(e). Autant les postures vengeresses, de domination que d’investissement « pour les autres » sont à proscrire, pour le moins à débattre, car ce ne sont pas là les objectifs de la mesure. Ils doivent encore s’assurer des aptitudes psychiques et psychologiques des intéressé(e)s à s’investir dans ce processus humainement très difficile. Ils informent les participants potentiels de la possibilité de quitter à tout moment le processus et leur rappellent qu’en cas de besoin, un accompagnement psychologique leur sera assuré. Avant de démarrer les séances, les deux animateur(e)s rencontrent ainsi, séparément et le plus souvent à plusieurs reprises, tous les protagonistes. Ces derniers sont également réunis, en groupe distinct cette fois, avant la première rencontre « de groupes » afin de faire connaissance entre eux et avec les représentants de la communauté. Une visite de l’établissement pénitentiaire où se dérouleront les rencontres est judicieusement proposée aux victimes.

Les rencontres (d’une durée de deux-trois heures, étalées sur cinq à six semaines) ont lieu dans un second temps, en milieu carcéral le plus souvent, dans une salle garantissant la confidentialité. Chacun doit pouvoir exposer ce que le crime a provoqué en lui/elle, ce qui demeure non résolu et ce que ces rencontres apportent, pourraient apporter, ou sont sur le point d’apporter (ou non) au fur et à mesure de leur déroulement. Chaque session est placée sous la responsabilité des animateurs, spécialement formés à la médiation et rompus aux techniques de gestion de groupe. Quant aux deux représentants de la société civile, ils manifestent par leur présence l’intérêt porté par la société à la réparation la plus complète des répercussions du conflit né de l’infraction, encouragent les participants dans leur implication, promeuvent ainsi la reconstruction du lien social. Le cas échéant, il leur appartiendra aussi de relever les dommages collatéraux subis par la communauté. De la même manière, ils pourront endosser la responsabilité de la communauté de n’avoir pas pu ou su favoriser l’intégration harmonieuse de tous, prévenir l’aggravation des facteurs de risque et, par là même, éviter la cristallisation du conflit en un acte criminel.

Il est essentiel de souligner que les animateurs comme les représentants de la communauté, par leur posture bienveillante, se gardent de tout jugement de valeur lors des échanges avec les participants. La circulation de la parole conduit chacun à s’exprimer, à tour de rôle, dans le respect mutuel. L’utilisation d’un « bâton de parole » se révèle utile au cours du temps, la spontanéité de la prise de parole l’emportant souvent sur l’écoute de ce que l’autre exprime. D’une rencontre sur l’autre, il peut être demandé aux participants de partager la représentation qu’ils se font d’eux-mêmes (ou de l’autre) consécutivement aux faits et/ou en cours de processus, ainsi qu’une réflexion ou une action symbolique (texte, objet, dessins…) autour de thématiques en lien avec les attentes et les ambitions des rencontres.

Les participants cherchent la libération des émotions négatives consécutives au crime qui continuent de les submerger, à défaut d’avoir été effectivement prises en compte dans le cadre du procès pénal classique.

L’évaluation très prometteuse des RDV : humanité et apaisement

A partir des recherches évaluatives dorénavant disponibles, il apparaît que les besoins exprimés par les victimes ou les détenus avant les rencontres sont massivement satisfaits. Apaisement des souffrances, compréhension mutuelle, prise de conscience de l’ampleur des torts commis, cheminement personnel vers une plus grande responsabilisation et (re)construction de l’estime de soi sont les bienfaits le plus souvent relevés par les participants (3). De tels résultats sont dus au fait que les participants ont pu verbaliser leurs émotions, les partager avec le groupe, entrevoir l’humanité, mesurer la nature et l’ampleur des souffrances de chacun. Ils se sont vu également offrir la possibilité de reprendre du pouvoir sur leur vie, notamment psychique, en sortant un peu plus de la honte de l’acte (posé ou subi) que rien n’a vraiment dissipée jusqu’alors par défaut de reconnaissance de leur qualité de personne. Ces résultats sont d’autant plus surprenants que le condamné n’échappe pas à la sanction pénale et, en principe, ne tire aucun profit de la rencontre restaurative. Et si la participation à une rencontre n’est pas susceptible de rejaillir directement sur la nature, le quantum ou l’individualisation de sa peine, il a accompli des efforts remarquables, pour lui-même et les victimes, en termes de réparation de souffrances antérieures ou consécutives au crime, de compréhension de l’interdit qu’il a transgressé comme de la sanction qu’il exécute.

Quant aux bénéfices restauratifs pour la victime (verbalisation des affects, démystification de l’infracteur, appréciation de la violence du milieu carcéral, notamment), ils sont réels en termes d’apaisement de ses peurs et craintes diffuses à l’égard d’infracteurs potentiels, de situations qu’elle estime criminogènes. Les questions posées comme les réprobations clairement affichées sont de nature à lui permettre de redevenir active dans sa propre vie. La peur du crime, en tant que conséquence d’une expérience criminelle vécue, la crainte d’être à nouveau victimisées diminuent ainsi fortement chez les victimes (4). Les RDV ont pu offrir la chance au condamné d’exprimer des regrets, de présenter des excuses symboliques, autant aux victimes présentes qu’à la société représentée. Le processus restauratif est alors susceptible de conduire à la réconciliation et, au-delà, à la consolidation des liens sociaux. De telles postures évitent de maintenir la victime dans des revendications vengeresses assez courantes dans le système classique (par absence réelle de considération dès la commission des faits, par explication insuffisante des modalités procédurales conduisant au jugement de l’infracteur, par incompréhension de la peine prononcée…). Dans le même esprit, les encouragements prodigués par les représentants de la société civile aux condamnés pour qu’ils développent à l’avenir des comportements plus harmonieux, tout comme les regrets exprimés relativement aux vies fracturées de chacun antérieurement ou consécutivement au crime, participent de la reconnaissance des intéressés et de leur potentielle réinsertion sociale.

L’investissement personnel dans les RDV est aussi de nature à produire des changements sur la santé psychologique et physique des participants. Une récente recherche semble le confirmer : diminution notable de la colère, de la peur, de la honte ou de la culpabilité, tout comme de la dépression chez les participants ; améliorations sur le plan de la santé physique des intéressés ayant pour effet de réduire les problèmes de sommeil, de consommation de produits toxiques ou médicamenteux notamment (5). Pour finir et ce n’est pas le moins important, le taux de récidive apparaît beaucoup moins élevé chez les condamnés ayant participé à un processus restauratif. Cependant, les difficultés sociales et, surtout, les perturbations psychologiques de la victime, comme du condamné, ne sont pas pour autant réglées par cette seule possibilité de rencontre. Aussi, un accompagnement psychologique et social, parallèlement à la mise en œuvre des RDV, doit être disponible aux participants.

Apaisement des souffrances, compréhension mutuelle, prise de conscience de l’ampleur des torts commis, cheminement personnel vers une plus grande responsabilisation et (re)construction de l’estime de soi sont les bienfaits le plus souvent relevés par les participants.

Les promesses de la justice restaurative sont réelles, quelles que soient les mesures mises en œuvre, à quelque stade que ce soit du procès pénal. Les RDV pourraient, le cas échéant, comme les participants en font souvent la demande à l’issue d’une session, déboucher sur des rencontres directes entre le condamné et la victime (ou ses proches) d’une même affaire. Mais il s’agit d’un autre protocole, d’une autre expérience plus délicate à mettre en œuvre (6). Quoiqu’il en soit, l’expérience de Poissy doit être institutionnalisée. Il suffit d’une volonté politique forte… s’appuyant sur les piliers de la justice restaurative déjà présents, depuis 1975, dans notre Code pénal en matière de dispense de peine ou de mesure (pour les mineurs), de suspension du prononcé de la peine ou de la mesure et, depuis 1993, dans notre code de procédure pénale (médiation pénale et réparation pénale à l’égard des mineurs). L’œuvre de justice suppose en effet, cumulativement, que l’infracteur soit resocialisé à l’issue de sa condamnation; la victime réparée (le plus globalement possible), la paix sociale rétablie, au plus près des personnes impliquées.

Robert Cario

(1) Robert Cario a publié récemment Les Rencontres détenus-victimes. L’humanité retrouvée, L’Harmattan, 2012 ; La justice restaurative. Principes et promesses, L’Harmattan, 2ème éd., 2010.

(2) T. de Villette, Faire justice autrement. Le défi des rencontres entre détenus et victimes, Médiaspaul, Montréal, 2009.

(3) V. Kone, Rapport d’évaluation portant sur le programme Rencontres détenus-victimes du Centre de services de justice réparatrice, année 2007-2008, Montréal, multigraph., 2008.

(4) L.W. Sherman, H . Strang, Restorative justice : the evidence, Smith Institute pub., 2007.

(5) T. Rugge, T.L. Scott, Incidence de la justice réparatrice sur la santé psycho- logique et physique des participants, Recherche correctionnelle : rapport pour spécialistes, Sécurité publique du Canada, multigraph., Ottawa, 2009 ; T. de Villette, op. cit.

(6) T. Rugge, R. Cormier, “Restorative justice in cases of serious crimes : an evaluation (2005)”, In E. Elliott, R.M. Gordon, New directions in Restorative justice, Willan Publishing, 2005; V. Strimelle, La justice restaurative : une innovation du pénal ? 2007, [en ligne] champpenal.revues.org


L’humain s’est imposé immédiatement

Les rencontres détenus-victimes sont notoirement connues comme moment privilégié de la (re)découverte de l’humain chez chacun des protagonistes. Les victimes sont souvent enfermées dans une représentation (protectrice) du monstre, caractérisé par une grande froideur et une forte violence. Les détenus sont persuadés que les victimes sont habitées par une haine vengeresse, entretenue par les associations qui les soutiennent et/ou par leur entourage. Les rencontres organisées à la maison centrale de Poissy n’ont pas échappé à ces représentations. C’est ainsi que, dans la phase préparatoire, certaines victimes ont cru bon d’insister sur leur souhait de ne pas serrer la main des détenus, alors que ces derniers, à leur tour, s’attendaient à rencontrer des victimes vindicatives et intolérantes. Pour répondre à la demande des victimes, consigne fut alors donnée à tous les détenus de ne pas serrer la main des victimes, tout au moins lors de la première rencontre.

Pour autant, l’humain s’est imposé immédiatement. L’un des détenus avait simplement oublié (ou ignoré) cette consigne en prenant l’initiative de tendre la main aux victimes, après avoir serré celle des animateurs et représentants de la société civile. En tant qu’animateur, il était fort possible d’intervenir pour le stopper dans son élan. Le choix fut pourtant fait de responsabiliser les victimes, de les laisser réagir d’elles-mêmes face à ce qui pouvait s’apparenter à un raté en raison du non respect du souhait de l’une d’entre elles. Ainsi, la victime la plus opposée s’y est prêtée, en justifiant sa décision d’accepter la main tendue de ce détenu par le fait qu’elle n’avait vu en chacun des détenus qu’un être humain et que c’est à ce titre qu’elle souhaitait échanger avec eux durant toutes les rencontres prévues au programme de cette expérimentation.

R. Cario, P. Mbanzoulou, « Les rencontres détenus-victimes à la M