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« Lutter contre la sur-adaptation carcérale »

Conseiller d’insertion et de probation à la centrale de Saint-Martin-de-Ré, Loïc Lechon décrit un phénomène de sur-adaptation des condamnés à de longues peines, qui finissent par se replier et ne plus vouloir ou pouvoir sortir de prison. Sont en cause des perspectives trop lointaines pour accéder à une libération conditionnelle, le manque d’échéances tout au long du parcours pénitentiaire et de prise en compte des difficultés de réadaptation à la sortie.

Loïc Lechon est l’auteur d’une étude sur l’effectivité de la perpétuité et les freins à l’octroi des aménagements de peine, dont la synthèse « Perpétuité, une réclusion à vie ? » a été publiée en juillet 2009 (Chroniques du CIRAP, n°5).

Comment se traduit dans la maison centrale où vous exercez la primauté donnée à l’objectif de neutralisation des condamnés à de longues peines ?

Cette volonté de neutralisation se traduit par des échéances très lointaines avant lesquelles aucun aménagement de peine ne peut être demandé (période de sûreté ou durée de peine très longue). Vous comme moi, nous sommes incapable de nous projeter à dix ou quinze ans. C’est la même chose en détention : si le rapport au temps n’est plus possible en termes de projection, le temps d’incarcération est figé, privé de dynamique. Les personnes condamnées à perpétuité le vivent plus fortement encore, en l’absence d’échéance de fin de peine et faute de bénéficier des réductions de peine supplémentaires. Elles sont alors souvent cantonnées au très court terme, vivent au jour le jour, ne voient pas plus loin que la semaine de détention. Ou, a contrario, sont aspirées par le très long terme, dans l’utopie d’une libération qui ne pourra pourtant pas intervenir avant de très nombreuses années.

Une recommandation européenne de 2003 sur la gestion des condamnés à de longues peines préconise le développement d’outils spécifiques pour assurer une exécution « dynamique » de ces détentions. Ces outils existent-ils en France ?

Nous travaillons à partir du Parcours d’exécution de la peine (PEP), qui permet une projection temporelle à un an. Mais cet outil n’est pas spécifique aux longues peines et il n’est pas toujours facile à alimenter à long terme. En maison centrale, l’accès à un travail en constitue le premier élément. Sans travail ou activité de formation, il est plus compliqué de se projeter de manière dynamique. A Saint-Martin-de-Ré, près de la moitié des personnes détenues suivent un parcours d’enseignement: des cours de langue ou d’informatique sur plusieurs semaines, mais aussi des remises à niveau de base, jusqu’à des cursus universitaires. Outre une formation, cela leur permet d’avoir des échéances : tel jour, j’ai cours avec tel enseignant ; en fin de semestre, j’ai un examen ; l’année prochaine, je peux me projeter au niveau supérieur. L’ouverture en 2004 des Unités de vie familiale (UVF) [petits appartements dans lesquels les détenus peuvent accueillir leurs proches pour des durées de 6 à 72 heures dans des conditions préservant leur intimité] a aussi introduit de nouveaux repères temporels. Je pense à un condamné ayant une période de sûreté, à qui cela a ouvert des perspectives : faire une demande d’UVF comme tout le monde, puis passer en commission pour l’octroi. Ensuite, il se projette sur la demande suivante. Il a fini par me dire : « A présent je compte ma peine en UVF, je suis réinscrit dans le temps. » Il n’y a pas d’outils magiques. Mais il faut à mon sens éviter l’occupationnel et privilégier les activités qui permettent aux personnes de se projeter dans le temps de manière réaliste, avec des échéances et des objectifs précis.

Observez-vous différentes étapes dans l’exécution d’une longue peine ?

J’entends souvent les personnes détenues mentionner la fracture des dix ans. C’est encore une durée pendant laquelle on peut évoluer, avoir une réflexion sur l’acte commis, comprendre la sanction. Passé ce temps, on enfile les années un peu comme des perles. Il devient difficile de se maintenir dans une dynamique personnelle, de ne pas se dégrader, notamment au niveau psychologique.

Au-delà de trente ans, les libérations qui se soldent par un succès et une réadaptation se font rares. Le choc est trop important et la personne ne supporte pas le contexte très cadré de l’aménagement de peine, les contraintes à respecter, cela finit souvent en révocation. Parmi les personnes que j’accompagne, le dernier condamné à perpétuité qui a été libéré avait été incarcéré à l’âge de 20 ans. Il en avait 50 au moment de sa sortie et s’interrogeait très lucidement : « Après trente ans de détention, où est ma place en milieu libre ? » Un autre a développé un cancer dans les six mois de sa sortie et mal- heureusement est décédé.

Quels obstacles entravent les perspectives de libération des très longues peines ?

Certains voient leurs perspectives bouchées, non en raison de risques de récidive criminelle mais d’une sur-adaptation carcérale : la sortie les angoisse. J’ai entendu à plusieurs reprises des gens me dire qu’ils préféreraient rester en prison. Ils sont accessibles à la conditionnelle, parfois depuis plus de dix ans, mais refusent d’engager les démarches. D’autres marquent un rejet très fort de l’institution, et ne veulent pas avoir à lui « demander » une conditionnelle.

Pour peu que leurs relations avec les codétenus et le personnel de surveillance soient bonnes, certains trouvent même une nouvelle identité sociale en détention. D’autres vivent au fil des ans un véritable effondrement psychique, refusent de quitter leur cellule, restent isolés. Certaines expertises psychiatriques emploient le terme de « psychose carcérale ». Dans la mesure où ces personnes ne se manifestent pas par des crises, des cris ou autres et ne font aucune demande de soins, les thérapeutes n’interviennent pas. On a tendance à les oublier. Par exemple, un homme détenu à la centrale n’a pas surmonté le passage à l’euro en 2002 : il a arrêté de travailler, n’a plus cantiné alors qu’il dispose de plus de 500 euros sur son pécule, et vit dans un repli total. Un autre ne se manifestait jamais, nous nous sommes aperçus en examinant sa situation lors des premières commissions de suivi qu’il était libérable dans deux ans – ce qui pour nous reste du « court terme » – et que nous le connaissions à peine. Nous sommes allés le voir, pour nous rendre compte qu’il n’acceptait d’ouvrir sa cellule que pour les repas, ne sortait pas, ne faisait rien. Il a expliqué qu’avec cette « tactique », il espérait qu’on allait l’oublier et le garder au sein de la prison. En l’absence de structures spécialisées, il nous est difficile de prendre en charge ces profils psychiatriques, nous sommes face à une impasse institutionnelle.

Le durcissement des conditions d’octroi de la libération conditionnelle est-il également en cause ?

Le nombre de libérations conditionnelles pour les condamnés à de longues peines a chuté après l’affaire Tony Meilhon en janvier 2011 [le meurtre de la jeune Laëtitia à Pornic, à la suite duquel le président Nicolas Sarkozy a mis en cause les acteurs judiciaires et pénitentiaires]. Le durcissement des conditions d’octroi des conditionnelles opéré par la loi du 10 août 2011 résulte aussi de ce fait divers. A Saint-Martin-de-Ré, les deux tiers des libérations intervenaient sous le régime de la conditionnelle. Après 2011, ce n’est plus qu’un tiers.

Certains condamnés à de très longues peines voient leurs perspectives bouchées, non en raison de risques de récidive criminelle mais d’une sur-adaptation carcérale : la sortie les angoisse.

Il est compréhensible qu’en matière criminelle, toutes les précautions soient prises. Une évaluation pluridisciplinaire dans un Centre national d’évaluation (CNE) peut s’avérer utile. C’est l’automaticité introduite par la loi d’août 2011 qui pose problème, et entraîne des lourdeurs considérables. Près des deux tiers des condamnés en maison centrale doivent désormais se soumettre à une évaluation de la dangerosité dans un CNE, à laquelle s’ajoute un avis de la commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté. Le délai entre le dépôt de la demande et la décision des juges, qui était de six-sept mois, a doublé, allant parfois jusqu’à dix-huit mois. Un laps de temps pendant lequel le projet d’insertion a toutes les chances de devenir caduque, notamment en termes d’emploi ou d’hébergement.

Connaissant ces délais, nous enclenchons les démarches pour un aménagement bien plus longtemps avant la fin de peine. Ce qui nous expose à des refus de l’autorité judiciaire, qui estime qu’à cinq ou six ans de la fin de peine, l’échéance est trop lointaine. Lorsque la première permission de sortir est finalement accordée, la fin de peine apparaît trop proche pour que ce soit intéressant. Une personne ayant déjà passé vingt ans en détention ne s’engagera pas dans ce processus compliqué, pour être finalement libérée quelques mois avant la fin de sa peine.

Les mesures d’accompagnement et de suivi des personnes libérées après une longue peine vous semblent-elles adaptées ?

La difficulté à sortir de prison après une longue peine me semble fort sous-estimée dans le cadre des aménagements de peine. Les difficultés purement physiologiques ou de réadaptation à la vie extérieure, avant même de parler de récidive, sont occultées, alors qu’elles sont prégnantes. J’ai accompagné un homme, incarcéré depuis dix-sept ans, qui avait obtenu une libération conditionnelle avec une semi-liberté probatoire. Son projet de sortie était finalisé, il allait devoir travailler, prendre les transports en commun… Lors d’une permission de sortir préalable, que j’ai proposée car il nous restait deux mois, nous avons réalisé qu’il ne pourrait pas tenir ses engagements. Non pour des raisons de dangerosité, mais parce qu’il n’était plus capable de marcher plus de dix minutes sans s’asseoir sur un banc, il était trop essoufflé. Il ne savait plus marcher avec des baskets aux pieds, car depuis sept ans il ne portait que des sandales pour son travail au service général et ne pratiquait aucun sport. A force de se focaliser sur des éléments techniques et procéduraux de plus en plus complexes, on en vient parfois à négliger des facteurs humains pourtant déterminants dans la réussite d’un aménagement de peine.

Quelles améliorations faudrait-il apporter ?

Les critères et pratiques actuels pour l’octroi d’un aménage- ment de peine ne permettent pas suffisamment de travailler la progressivité du retour en milieu libre. Par exemple, il est demandé à une personne de présenter un projet de travail classique, alors qu’elle n’a connu pendant des années que le travail carcéral. Même les conditions proposées par des entreprises d’insertion ou Emmaüs restent parfois trop décalées au regard de ce que les gens ont vécu en détention. Pour les très longues durées de détention, il faudrait disposer de structures intermédiaires spécifiques, avec des ateliers de réadaptation plutôt que de production, et aussi en mesure d’assurer un hébergement. Idéalement, nous aurions besoin d’une période d’un an à l’extérieur avant de pouvoir replacer la personne dans un milieu de travail ordinaire.

Nous devrions travailler par sas, alors que les dispositifs juridiques l’empêchent aujourd’hui. Pendant la période de sûreté, rien n’est possible. Et une fois que la personne devient accessible à un aménagement de peine, le nombre d’étapes avant le retour en milieu libre s’avère très limité, bien que la procédure soit longue: une ou deux sorties sous escorte, une ou deux audiences devant le tribunal de l’application des peines… Et la personne part directement en aménagement de peine probatoire (semi-liberté ou placement sous surveillance électronique mobile – PSEM). Davantage de permissions ou autorisations de sortie seraient nécessaires pour une réadaptation à l’environnement extérieur et pour mieux pré- parer le projet d’insertion.

Vous souhaitez la réactivation des procédures de commutation et de réduction du temps d’épreuve. Quels sont leurs avantages ?

La commutation (qui consiste à substituer une peine à temps à la peine perpétuelle) serait utile dans certaines situations. Elle pourrait concerner par exemple des personnes qui ont été condamnées à perpétuité dans les années quatre-vingt, quand la peine de 30 ans n’existait pas. Ce sont des cas de meurtre sans circonstances aggravantes ni préméditation, par exemple un braquage qui a mal tourné. Jugées aujourd’hui, elles ne seraient vraisemblablement pas condamnées à perpétuité, mais à une peine criminelle à temps. Plusieurs de ces personnes ne peuvent pas sortir, non pas à cause d’un risque de récidive criminelle, mais par défaut de possibilité d’aménagement de peine, la procédure d’aménagement de peine perpétuelle et la prise de décision étant bien plus lourde que pour des peines à temps. Leur situation est bloquée et elles développent souvent des pathologies psychiatriques ou une incapacité à se réadapter à la vie libre.

La procédure de réduction du temps d’épreuve (pendant lequel il n’est pas possible d’obtenir une conditionnelle) permettrait pour sa part de dynamiser la gestion du temps, et par conséquent de lutter contre la sur-adaptation. Il me paraît intéressant de pouvoir proposer à une personne qui s’investit un autre horizon que la fin de sa période de sûreté. Aujourd’hui, seules sont possibles les réductions de périodes de sûreté, qui restent très rarement accordées. Une nouvelle procédure plus régulière, permettant par exemple une réduction d’un mois par an de cette période de sûreté, permettrait d’apporter une réponse institutionnelle régulière aux efforts investis dans un parcours d’exécution de peine perpétuelle, sans pour autant dénaturer la décision de la cour d’assises.

Propos recueillis par Barbara Liaras


Manque d’activités et sentiment de régression

« Je vis le temps qui passe en prison comme une perte de temps. C’est un temps figé, suspendu à une longueur de peine interminable. L’oisiveté prenant le dessus, sans intérêt particulier pour un retour à la liberté. » Homme incarcéré depuis 7 ans et demi, fin de peine en 2023

« Pour survivre détenu, il faut obligatoirement se créer son propre programme afin de ne pas sombrer et de garder le cap jusqu’à l’élargissement. Il convient de se prendre en mains, de se fixer des jalons, de s’y tenir, de regarder ce qui a été pénalement accompli et de ne pas trop s’attacher à ce qui reste à faire. On pénètre dans une logique de survie où le quotidien carcéral est une gangrène qu’il faut contenir. » Homme incarcéré depuis 12 ans, fin de peine en 2019

« Dans l’établissement où je me trouve, il n’y a pas de formation… les cours scolaires sont quasiment inexistants, si ce n’est par correspondance… et il y a très peu d’activités culturelles. La priorité est donnée au travail, au détriment de tout ce qui pourrait permettre de donner un autre sens aux longues années… Et pourtant il a une réelle demande des détenus afin que notre détention ne soit pas subie. Il y a un sentiment de régression plutôt que d’évolution. » Homme incarcéré depuis 8 ans, fin de peine en 2022

« Il faudrait avoir plus d’autonomie, chaque aile avec les portes ouvertes les détenus pouvant se déplacer dans l’aile. Cela se fait déjà officieusement. (…) L’établissement met en avant le régime « portes fermées » mais les surveillants laissent parfois les portes ouvertes, ce qui est bien car on a constaté qu’il y avait moins de tension lorsque les portes sont ouvertes. Le détenu se sent plus autonome. A chaque fois qu’il y a eu un problème c’est lorsque le surveillant avait fermé les portes et laissé le détenu taper à la porte pour lui demander de se déplacer. » Homme incarcéré depuis 14 ans, fin de peine en 2023