Presque contre son gré, le ministère de la Justice s’est résolu à prendre des dispositions pour diminuer la pression carcérale et, ainsi, limiter le risque que les prisons ne deviennent des foyers épidémiques. Mais l’ordonnance pénale prise le 25 mars, peu ambitieuse, a aussi été pour partie contre-productive, en organisant le maintien en détention des personnes prévenues, en dehors de toute légalité.
Quelques jours après s’y être opposé(1), le gouvernement annonce le 23 mars, sous la pression conjuguée d’organisations professionnelles, d’associations de défense des droits de l’homme, de la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté (CGLPL) et des instances internationales, qu’il va autoriser la libération de personnes détenues en fin de peine. Une annonce qui se concrétise avec l’adoption, le 25 mars, d’une ordonnance portant adaptation de règles de procédure pénale dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, déclinée dans une circulaire ministérielle le 27 mars.
La mesure phare de ce dispositif concerne la création d’une assignation à domicile de fin de peine(2). Elle prévoit que les condamnés dont le reliquat de peine restant à exécuter est inférieur ou égal à deux mois pourront être remis en liberté et exécuter la fin de leur peine « en étant assignés à domicile, dans des conditions similaires à l’obligation de confinement applicable actuellement à l’ensemble de la population »(3). Ne sont cependant concernées que les personnes condamnées à moins de cinq ans de prison. Et, pour que cette disposition soit « acceptable » pour l’opinion publique, en sont exclues toutes les personnes condamnées pour crime, pour infraction en lien avec une activité terroriste, pour violence sur mineurs ou violence conjugale. Elle est couplée avec une autre mesure exceptionnelle : la possibilité d’octroyer une réduction supplémentaire de peine allant jusqu’à deux mois aux personnes condamnées incarcérées, avec les mêmes exclusions(4). Et alors que des mouvements de détenus ont éclaté dans divers établissements à la suite de la suspension des parloirs, le ministère assortit ces mesures d’une autre exigence : n’avoir pas initié ou participé à une action collective « de nature à compromettre la sécurité des établissements ». Le message est clair : seuls les détenus qui se tiennent à carreau pourront être libérés.
L’ordonnance prévoit par ailleurs d’étendre le champ de la toute nouvelle procédure, mise en place dans le cadre de la loi de programmation pour la justice entrée en vigueur le 24 mars, qui permet au juge de l’application des peines de convertir un temps de prison en mesure non carcérale (détention à domicile sous surveillance électronique, travail d’intérêt général, jours-amende ou sursis probatoire renforcé). Réservée en principe aux personnes condamnées à une peine inférieure ou égale à six mois, elle peut, dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, être décidée pour tous les condamnés pour lesquels « le reliquat de peine à exécuter est inférieur ou égal à six mois »(5). En dehors de ces mesures exceptionnelles, l’ordonnance pénale prévoit un allégement des procédures existantes afin de prendre en compte le contexte exceptionnel lié au risque sanitaire et aux mesures de confinement. Elle simplifie par exemple la procédure d’octroi des suspensions de peines, notamment pour raison médicale, qui peuvent dès lors être prononcées sans débat contradictoire et malgré un avis défavorable du parquet. Et assouplit les conditions pour décider d’un aménagement de peine : alors que d’ordinaire, l’octroi de réductions de peine et libérations sous contraintes (entre autres) fait l’objet de discussions en commission de l’application de peines (CAP), celles-ci peuvent, dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, être accordées par le juge de l’application des peines sans consultation de la CAP, mais uniquement en cas d’avis favorable du parquet.
Manque d’ambition
Le ministère de la Justice attend de ces mesures la libération d’environ cinq mille personnes détenues(6). Un objectif insuffisant, notamment pour garantir l’encellulement individuel, seul à même d’assurer des conditions dignes de confinement en détention. Pour y parvenir, c’est plus de 17 000 détenus qu’il faudrait libérer, de l’aveu même du ministère de la Justice(7). En collaboration avec l’association des avocats pour la défense des droits des détenus (A3D), le Syndicat des avocats de France (SAF) et le Syndicat de la magistrature (SM), l’OIP dépose, le 29 mars, un référé devant le Conseil d’État pour que des mesures soient prises afin d’accroître le nombre des libérations. Les organisations demandent notamment que le dispositif d’assignation à domicile de fin de peine soit élargi aux personnes détenues auxquelles il reste à subir un emprisonnement d’une durée égale ou inférieure à six mois au lieu des deux mois prévus. Elles sont rejointes dans cette demande par la CGLPL pour laquelle « il est incompréhensible que ce seuil n’ait pas été choisi pour libérer les détenus en fin de peine »(8).
Le gouvernement visait la libération d’environ 5000 personnes. Un objectif insuffisant pour parvenir à l’encellulement individuel.
Les organisations pointent une autre limite de l’ordonnance : les réductions supplémentaires de peines « ne sauraient être accordées dès le début de la crise sanitaire », indique la circulaire ministérielle, qui précise : « Afin de permettre au juge de l’application des peines de se déterminer sur le principe d’octroi et sur le quantum, il convient qu’il dispose d’un minimum de recul sur la période concernée. » L’ordonnance prévoit que cette mesure réservée aux détenus ayant eu un bon comportement pendant la période de l’état d’urgence pourra s’appliquer « même si leur situation est examinée après l’expiration de cette période ». Elle semble donc davantage offrir à l’administration un outil de gestion de la détention pour mettre au pas les éventuels contestataires que suivre un objectif de diminution urgente de la population carcérale. Une aberration dont certains magistrats décideront heureusement de s’affranchir (lire notre enquête).
Enfin, les associations regrettent une autre carence du dispositif gouvernemental. Confinement oblige, il exclut d’office toutes les personnes ne disposant pas d’une solution d’hébergement à leur sortie. Or, « dans les circonstances actuelles, marquées par la crise sanitaire, l’obtention d’un hébergement est devenue particulièrement difficile pour les personnes détenues », notent-elles. Aussi, elles demandent la mise à disposition d’hébergements – par voie de réquisition – au profit de toutes les personnes susceptibles d’être éligibles à une libération. Las, elles n’obtiendront gain de cause pour aucune de leurs demandes : dans une décision du 7 avril, le Conseil d’État considérera que cela relève du domaine de la loi ou de choix de politiques publiques insusceptibles d’être mis en œuvre rapidement, qui sortent donc de son champ d’action.
Des dispositions contreproductives, voire dangereuses
D’autres dispositions de l’ordonnance pénale, prévues pour prendre acte du ralentissement de l’activité des juridictions, semblent par ailleurs aller à l’encontre de l’objectif de déflation carcérale. Ainsi, dans un avis du 28 avril 2020, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) s’inquiète du doublement du délai d’examen (de deux à quatre mois) des demandes d’aménagement de peine en cas d’appel suspensif du ministère public prévu par l’article 24 de l’ordonnance. Cette mesure, relève-t-elle, « est susceptible de mettre en péril le projet de sortie et les dispositifs mis en place en matière d’emploi, de logement, de soins, etc., et donc de porter un préjudice grave aux personnes concernées ».
Enfin, une disposition de l’ordonnance est particulièrement contestable : la prolongation automatique et de plein droit des délais de détention provisoire pour les personnes détenues en attente de jugement, et donc présumées innocentes. Une atteinte grave aux droits fondamentaux et à tous les principes du droit puisqu’elle maintient des personnes en détention sans décision d’un juge, et qui soulève un tollé parmi les professionnels. Plusieurs organisations d’avocats saisissent le Conseil d’État d’une demande d’annulation de cette mesure, en vain : celui-ci rejette leur requête sans même l’avoir audiencée (lire ici). Avant d’être désavoué par la Cour de cassation : dans une décision du 26 mai, la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire a jugé cette disposition illégale et fixé des délais maximum de réexamen des dossiers concernés. Entre temps, le parlement y avait mis fin dans le cadre de la loi du 11 mai prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions.
par Cécile Marcel
La double peine des détenus longue peine
Parmi les grands oubliés du dispositif figurent les prisonniers qui n’entrent pas dans les critères de remise en liberté prévus par l’ordonnance mais qui avaient déposé des demandes d’aménagement de peine avant la crise. L’épouse d’un homme incarcéré à Varennes-le- Grand raconte ainsi, à propos de son compagnon : « Sa fin de peine est dans deux ans, mais il a fait les deux tiers de sa peine, et avec les RPS, sa fin de peine est aménageable. Il est passé en commission, il a un très bon dossier soutenu par son CPIP (conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation) : suivi psy, formation, comportement irréprochable, promesse d’embauche pour le début avril. Ça s’est bien passé, il devait être placé sous surveillance électronique, mais tout est reporté à dans deux mois car en Côte d’Or, il n’y pas de personnel disponible pour venir installer le boîtier. Je trouve ça inadmissible, d’autant plus dans le contexte actuel ! Ils auraient pu lui accorder un autre type d’aménagement. » Un détenu condamné à une longue peine explique de son côté : « Je suis en détention depuis plus de quinze ans, mais ma peine est aménageable depuis 2018. J’ai fait une demande d’aménagement en janvier dernier, on m’a dit que je devais aller au CNE [centre national d’évaluation], mais avec le Covid, je ne sais pas quand ça va être possible. J’ai demandé à la CPIP, apparemment tout est repoussé : j’ai peur de tout perdre. Je ne comprends pas pourquoi les longues peines sont laissées de côté à ce point par les mesures Covid. »
(1) « Coronavirus : “Nous allons distribuer 100 000 masques en prison”, annonce Nicole Belloubet », 20 minutes, 17 mars 2020.
(2) Article 28 de l’ordonnance n°2020-303 du 25 mars 2020.
(3) Circulaire du 27 mars 2020.
(4) Article 27 de l’ordonnance.
(5) Article 29 de l’ordonnance.
(6) « Coronavirus : le ministère de la Justice va autoriser la libération de 5 000 détenus en fin de peine », France info, 23 mars 2020.
(7) Dans le cadre d’une requête déposée par l’OIP, l’A3D, le SM et le SAF devant le Conseil d’État, le ministère indiquait dans son mémoire en défense que pour assurer un encellulement individuel systématique, « il faudrait libérer plus de 17 000 personnes et réaménager en profondeur les établissements pénitentiaires qui sont dotés de cellules collectives ».
(8) « Covid-19 en prison : des mesures gouvernementales insuffisantes », communiqué du CGLPL, 1er avril 2020.