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Modules Respect : quand innovation rime avec ségrégation

Depuis 2015, plusieurs établissements pénitentiaires se sont lancés dans l’expérimentation des modules « Respect », inspirés de prisons espagnoles. Dans ces quartiers, les détenus sélectionnés bénéficient d’une plus grande liberté et de nombreux avantages par rapport à la détention « classique ». En contrepartie, ils s’engagent à respecter un règlement drastique – et à accepter une organisation par la carotte et le bâton.

Des portes ouvertes. Des détenus qui ont la clef de leur cellule et peuvent se rendre visite, aller à leur guise en cour de promenade, en salle d’activités, aux cabines téléphoniques… Au centre de détention de Mont-de-Marsan, ce n’est pas une fiction. Ici, on expérimente le module « Respect », un programme inspiré d’établissements espagnols (cf encadré). Deux ans après son ouverture, le succès du projet est tel qu’une liste d’attente a été ouverte. Aujourd’hui, près 300 détenus (soit un peu plus de la moitié des effectifs de l’établissement) peuvent  intégrer le module, qui ne comptait que 170 places en janvier 2015. L’exemple landais a depuis essaimé dans d’autres établissements, comme les centres de détention de Neuvic ou d’Eysses, les quartiers maison d’arrêt des centres pénitentiaires de Beauvais et Riom, la maison d’arrêt de Villepinte ou tout récemment au centre pénitentiaire de Liancourt. Ces modules profitent aujourd’hui à 850 détenus environ sur les plus de 68 000[1].

©Thibaud Moritz

Si les projets locaux varient légèrement, il est possible d’en dresser un mode de fonctionnement commun. Officiellement, l’intégration au module « Respect » se fait sur la base du volontariat. Mais être volontaire ne suffit pas… Certains profils sont exclus d’office, comme les détenus particulièrement signalés (DPS), ceux souffrant de troubles mentaux et ceux considérés comme « radicalisés ». Le nombre de places étant limité, l’intégration implique surtout un parcours de sélection : lettre de motivation, entretien avec des conseillers d’insertion et de probation, des surveillants, examen de la demande en commission pluridisciplinaire… Les critères d’admission sont non explicites, sauf un : le postulant ne doit faire l’objet d’aucun incident disciplinaire, sous peine d’être exclu du processus. L’admission acquise, reste une étape : le détenu doit signer un contrat entièrement rédigé par l’administration, dans lequel il promet de « suivre les règles définies dans le règlement intérieur » du quartier, d’« accomplir les tâches et activités » qui lui sont assignées, et de « participer de manière active »[2]  au fonctionnement du module. Lorsqu’enfin la clef de sa cellule lui est confiée, le compteur des bons et mauvais points est lancé.

Des « bons points » en échange d’une cellule bien rangée

« Le régime Respect, ce sont surtout des obligations et des évaluations »[3] détaille Christophe Loy, directeur de Beauvais. Le tout est matérialisé par une sorte de permis à points. A Mont-de-Marsan, Villepinte, Beauvais ou Liancourt, le détenu part de zéro : chaque bonne action peut lui valoir un point, chaque mauvaise lui en faire perdre un. Si le compteur tombe à moins trois, moins cinq ou moins dix selon les établissements, c’est le recadrage ou l’exclusion, qui vaut retour en régime « portes fermées ». A Neuvic, le compte est crédité dès l’arrivée et, s’il est consommé, le détenu est contraint de quitter le module. Beaucoup de comportements font encourir des mauvais points : ne pas être levé à sept heures du matin, ne pas avoir fait son lit, parler aux fenêtres, crier lors d’un match de foot, être en retard, impoli… Et les consignes à respecter sont quasi-militaires. A Mont-de-Marsan, « la cellule doit être impeccable, balayée et lavée quotidiennement ». Les chaussures, cintres et serviettes de toilettes doivent être « rangés sous le lit » et les vêtements « bien pliés », précise le règlement. Les détenus ont droit à un maximum de quatorze paires de chaussettes, cinq pulls et cinq pantalons de ville. Et au rappel qu’une « douche quotidienne est obligatoire, ainsi que le change quotidien des sous-vêtements »…  Au-delà des mauvais points, certains comportements sont susceptibles d’entraîner une exclusion immédiate et une procédure disciplinaire. Les protestations collectives ne sont pas tolérées, au même titre que la violence, le vol ou la détention d’objets non autorisés – comme un téléphone portable. A Villepinte, « c’est tolérance zéro. Un seul trouvé dans une cellule et tous les compagnons de cellule sont exclus » prévient la directrice[4], qui n’a pas hésité à prononcer plus de 50 exclusions pour détention de mobile les deux premiers mois. Même intransigeance à Mont-de-Marsan : sur quatorze mois, 140 exclusions ont été prononcées.

Pour ceux qui restent dans les clous, les avantages sont multiples. Fini les portes verrouillées de l’extérieur – du moins en journée. A Mont-de-Marsan, un accès au gymnase et au terrain de sport est spécifiquement réservé aux détenus « Respect » le week-end. Cerise sur le gâteau, les bons points peuvent donner lieu à récompenses : « une paire de baskets, un kit d’hygiène bien-être avec des produits de marque ou encore la gratuité de la télévision pendant quinze jours… »[5] détaille le directeur, André Varignon. A Liancourt, le système va même plus loin : les gratifications peuvent être des bons de cantine « privilège » de 30 euros, mais aussi des passe-droits, comme la possibilité de se faire remettre des produits d’hygiène aux parloirs, de partager des produits cantinés avec ses proches (ce qui est interdit en principe) ou d’accéder plus fréquemment aux unités de vie familiale que ce qui est garanti par la loi (tous les deux mois au lieu de trois).

25 heures d’activités par semaine ?

Autre spécificité des modules « Respect » : les détenus sont obligés de participer à des commissions qui organisent la vie quotidienne en détention. Ici, pas de rémunération des travaux d’entretien et de fonctionnement courant (nettoyage des cours de promenade, des locaux communs, distribution des repas, des achats en cantine …). Les détenus s’en chargent bénévolement, à tour de rôle, lorsqu’ils sont membres de la commission « hygiène ». La commission « accueil » accompagne tous les nouveaux entrants. Les détenus sont aussi appelés à régler leurs litiges interpersonnels au sein de la commission  « régulation ». « Ça peut se faire avec ou sans le surveillant » précise un représentant de la CGT pénitentiaire à Mont-de-Marsan. « La commission va discuter du comportement d’un tel ou d’un tel. Ils vont se juger entre eux ». Selon ce représentant, cette commission n’a pas été bien accueillie au départ par les personnels pénitentiaires, ces derniers craignant de « donner la parole aux détenus ». Ils en ont finalement mesuré l’intérêt : non seulement l’idée n’a pas été remise en question, mais elle a été imitée par d’autres établissements.

Le contrat « Respect », c’est aussi 25 heures d’activités par semaine (tâches collectives et participation aux commissions compris). Toute absence expose à un point négatif, tandis qu’une bonne participation peut être gratifiée d’un bon point. A la maison d’arrêt de Villepinte, cinq ateliers obligatoires ont été mis en place, parmi lesquels « respect de la loi », « valeurs de la République » ou « estime de soi ». Les détenus peuvent aussi choisir des ateliers optionnels comme « jeux de société » ou « métiers de la vente ». Dans d’autres établissements, on trouve de la remise à niveau scolaire, de la formation professionnelle, un programme de prévention de la récidive, de la musique, du slam ou du théâtre. Certains détenus peuvent même donner des cours de français ou d’anglais. Mais dans plusieurs établissements, l’administration peine à assurer le quota d’activités, notamment pour celles qui sont rémunérées. A Neuvic, une visiteuse rapporte par exemple : « Depuis quelque temps, on demande [aux détenus] de quitter leur cellule entre 9h30 et 11h00. Or, ceux qui ne travaillent pas n’ont pas forcément d’activité dans ce créneau-là. Ils trainent donc dans les coursives ».  A Mont-de-Marsan, on note aussi que « les activités ne sont pas assez variées pour occuper les détenus »[6].

Un climat plus serein qu’en détention classique

Les modules « Respect » restent bien accueillis par la population sélectionnée. Quand « on a connu l’ancien régime, on voit le changement » témoigne un détenu à Mont-de-Marsan, « on a moins de frustrations »[7]. « Aller et venir comme ça, sans avoir à rester 22 heures par jour en cellule comme avant, cela change la vie »[8] abonde un autre à Beauvais. Si certains ne manquent pas de déplorer le caractère très scolaire du système de notation – « franchement, enlever des points à un mec de 52 ans qui n’a pas fait son lit, c’est infantilisant » –  le système est perçu comme plus positif que le régime ordinaire. « Avant, on était obligés de tambouriner pendant des heures sur la porte des cellules pour appeler “le maton“. Aujourd’hui, on sort et on va le voir directement. Ça évite de péter des câbles » [9] rapporte un détenu. « Ici, au moins, j’ai l’impression qu’on est plus humanisé, ça fait moins chenil »[10] renchérit un autre. La différence de « Respect » avec la détention « classique » est en effet notable en matière de conditions matérielles, et particulièrement en maison d’arrêt. A Villepinte par exemple, où le taux de sur-occupation avoisine les 190 %, l’intégration de « Respect » permet de quitter l’oisiveté subie, la promiscuité insoutenable. Là où, entassés à trois dans 9 m2, certains sont contraints de dormir par terre, un matelas à même le sol, chaque détenu du module a un lit. A Neuvic, ce sont les rongeurs qui font la différence. « Dans les autres bâtiments, ça pullule de rats à l’extérieur » rapporte une intervenante.

Détenus comme personnels font aussi état d’une cohabitation « plus apaisée »[11] qu’en détention classique. « C’est le jour et la nuit » compare un surveillant. « On vient nous voir pour demander des conseils, pas pour ouvrir une porte »[12] décrit un autre. « Le fait d’être en interaction permanente avec les détenus, d’être plus accessibles, change nos rapports avec eux. On a moins à être dans le rapport de force »[13] souligne un troisième. Les directions évoquent aussi une diminution du bruit, du stress et des altercations. A Beauvais, les infractions disciplinaires seraient sept fois inférieures à celles constatées en régime classique[14]. A Mont-de-Marsan, « aucun acte envers les surveillants »[15] n’a été recensé en un an, se félicite André Varignon. La plus grande autonomie laissée aux détenus évite des tensions prégnantes dans le régime classique. « Forcément, quelqu’un qui se lève le matin et qui ne peut pas aller se doucher, il est énervé pour le reste de la journée »[16] se souvient Karim, aujourd’hui dans le module Respect de Villepinte. Si la douche quotidienne est obligatoire ici, en détention normale, la loi n’en garantit que trois par semaine.

Un calme que certains attribuent au tri des profils choisis. Michel, détenu à Eysses, résume : « la directrice nous choisit. [On est] des gens calmes, intelligents et qui veulent s’en sortir ». Pour une visiteuse de Neuvic, « on sélectionne des personnes susceptibles de tenir le coup » et de se soumettre aux obligations du régime. Les détenus ont en effet tout à perdre en cas d’incident. « Tout le monde joue le jeu. On sait qu’on a une épée de Damoclès au- dessus de la tête »[17] reconnaît l’un d’eux.

Un nouvel outil de gestion de la détention

« L’administration communique sur la responsabilisation, l’autonomie, la préparation de la sortie et la réinsertion permises par ces modules, mais, en filigrane, elle s’est en fait  dotée d’un outil très pratique de gestion de la détention » décrypte Valérie Icard, doctorante en sciences politiques. Un système qui repose sur une détention à deux vitesses et accentue les inégalités entre prisonniers. « Si cela fonctionne, c’est parce qu’il y a des bâtiments plus stricts beaucoup moins investis en termes d’activités notamment » renchérit la chercheuse. Le directeur de Mont-de-Marsan l’admet : pour lui, « cette coexistence est une condition de la réussite de l’expérimentation »[18]. Une expérimentation d’ailleurs pas si innovante, puisque « les portes ouvertes » ont été pendant longtemps le régime de droit commun dans les établissements pour peine… Avant que l’administration pénitentiaire adopte une approche infra-disciplinaire et referme les cellules, au milieu des années 2000. En les ré-ouvrant pour certains, elle s’est en effet constituée un nouvel instrument d’obtention de l’ordre. « Il faut qu’on donne plus à ceux qui s’investissent […] afin de leur apprendre ou leur réapprendre à être des citoyens à part entière »[19] justifie la directrice de Villepinte. « Ce n’est pas d’un côté l’enfer et de l’autre le centre trois étoiles »[20] se défend le chef de l’établissement de Mont-de-Marsan. Des syndicats ne manquent pourtant pas de relever les tensions importantes créées par ces disparités, évoquant des « bâtiments poubelles »[21]. « Les problématiques se concentrent sur les autres bâtiments de la détention avec des gens en grandes difficultés »[22] abonde un conseiller d’insertion et de probation à Mont-de-Marsan. Une logique « pure et simple de ségrégation » entre détenus, que le Contrôleur général des lieux de privation de liberté avait déjà décriée en 2008 – lorsque le système des bons points n’étaient pas encore à l’œuvre. Le Contrôleur ajoutait : « si des projets adaptés à chacun peuvent être mis en œuvre en détention, ce n’est qu’à la condition qu’un cheminement bien réel soit proposé à tous les détenus sans exception et que les moyens correspondants soient dégagés »[23].

Par Manon Cligman et Marie crétenot, OIP-SF.


L’origine espagnole des modules « Respect »

C’est en Espagne, au centre pénitentiaire de Mansillas de las Mulas, que le modèle « Respecto » a vu le jour en 2001. L’idée est alors d’accroître l’autonomie des détenus et de diminuer la violence. Aujourd’hui, le dispositif est étendu à l’ensemble des établissements et concerne 48% de la population masculine détenue et 70% des femmes[24]. Mais le régime varie sensiblement d’un établissement à un autre, voire d’un bâtiment à un autre. Les conditions minimales requises pour l’intégrer sont, comme en France, l’absence d’incidents disciplinaires après la demande, l’absence de trouble psychique ou de dépendances aux stupéfiants. Mais la sélection est moins présentée comme un privilège. Selon un représentant de la CGT pénitentiaire à Mont-de-Marsan, « Dans les infrastructures espagnoles, les détenus n’étaient déjà dans leurs cellules que pour dormir. Elles sont situées à l’étage et ils n’y remontent que pour la sieste et le diner. Le reste du temps, tout se passe au rez-de-chaussée ». Autre différence : l’Espagne expérimente aujourd’hui la mixité. A Mansillas de las Mulas, 90 femmes et hommes cohabitent ensemble dans un module. « Dans n’importe quel domaine de la vie, des femmes et des hommes vivent ensemble. Il s’agit de rendre normal en prison ce qui est normal à l’extérieur », souligne le directeur José Manuel Cendon. Les cellules des hommes et des femmes ne sont cependant pas aux mêmes étages – et il leur est impossible d’être ensemble dans la même cellule.


[1] Chiffres au 1er janvier 2017.

[2] Contrat d’engagement du centre pénitentiaire de Mont-de-Marsan.

[3] Audition par la Commission sur le Livre blanc pénitentiaire, 31 janvier 2017.

[4] Marianne, 22 janvier 2017.

[5] Ibid.

[6] R.Mollard, W.Wolff, P.Pavageau, Étude des rythmes de travail et des modalités du travail en équipe des personnels de surveillance, PEPSS, DAP, synthèse, 2017.

[8] La Croix, 7 décembre 2016.

[9] 20 minutes, 6 février 2017.

[10] AFP, 24 février 2017.

[11] Le Monde, 25 janvier 2016.

[12] Libération, 2 février 2016.

[13] La Croix, 7 décembre 2016.

[14] Audition par la Commission sur le Livre blanc pénitentiaire, 31 janvier 2017.

[15] Francetv Info, 7 mars 2016.

[16] France Bleu, 26 octobre 2016.

[17] La Croix, 7 décembre 2016.

[18] Ladepeche.fr, 8 avril 2016.

[19] Le Parisien, 13 septembre 2016.

[20] Libération, 2 février 2016.

[21] Syndicat pénitentiaires des surveillants, Région DI de Bordeaux, 3 février 2016.

[22] Francetv Info, 6 mars 2016.

[23] DAP, Lignes directrices relatives aux régimes de détention, février 2016.

[24] DAP, Lignes directrices relatives aux régimes de détention, février 2016.