Le 9 août 2016, Sambaly Diabaté, incarcéré à la maison centrale de Saint-Martin-de-Ré, décédait par asphyxie, au cours d’une violente intervention et de son transfert au quartier disciplinaire. Sept surveillants ont été jugés en correctionnelle à La Rochelle du 29 novembre au 1er décembre 2021. Un procès qui, malgré la gravité des faits examinés, n’a pas mis les prévenus devant leurs responsabilités, épousant les mécanismes de l’impunité qui permettent à de telles pratiques de se perpétuer.
Quand s’ouvre ce lundi 29 septembre, au tribunal correctionnel de La Rochelle, le procès de sept agents de l’administration pénitentiaire, cela fait cinq ans que la famille de Sambaly Diabaté, mort à 33 ans à la maison centrale de Saint-Martin-de-Ré, attend que lumière soit faite sur les circonstances troubles de son décès. Sur les bancs des prévenus, quatre surveillants comparaissent pour homicide involontaire, deux pour non-assistance à personne en péril, le dernier pour violences aggravées. Les faits remontent au 9 août 2016, et se déroulent en trente-cinq minutes. Trente-cinq minutes qui mènent du refus du détenu de passer sous un portique de sécurité au dépôt de son corps sans vie, bâillonné, entravé, défroqué, sous le lit d’une cellule du quartier disciplinaire.
Ce 9 août 2016, cela fait plusieurs jours que Sambaly Diabaté est en proie à une grande détresse psychologique. Il pense être menacé de mort, craint avoir été empoisonné, voit « des bêtes qui entrent dans son cerveau par le nez », dira-t-il. « Il a peur de ses codétenus, peur des surveillants, peur des murs de sa cellule. Il était en train de perdre pied », résume Maxime Gouache, avocat des parties civiles. À 10 heures, trois surveillants viennent le chercher pour l’emmener à l’infirmerie. Sur le chemin, il refuse de franchir le portique de sécurité, le pensant envoûté. Terrifié, il s’oppose plusieurs fois, se plaque contre le mur. Un agent tente de le forcer en lui saisissant l’épaule, déclenchant une réaction de panique de Sambaly Diabaté qui se débat violemment.
Menotté, entravé et bâillonné
Il est alors plaqué au sol, face contre terre, par neuf agents pénitentiaires. De la mêlée, un agent extrait sa main blessée en criant « il me mord, il me mord ! ». Le chef de détention Olivier B., tout juste arrivé sur les lieux, décide d’accompagner ce dernier à l’infirmerie. Béatrice B., première surveillante et agent de greffe, alors seule gradée sur place, se retrouve de fait à encadrer l’intervention. Tandis que des agents s’emploient à poser menottes et entraves sur le détenu toujours maintenu au sol, le surveillant Pascal R. demande une serviette, qu’un surveillant lui apporte des toilettes du personnel. Il la roule en boudin, et bâillonne Sambaly Diabaté de façon à l’empêcher de mordre.
À son retour, Olivier B. voit la serviette, tenue par Pascal R. Il lui jette un regard qu’il qualifiera de « réprobateur », mais ne dit rien. « Il m’a assuré “chef, c’est que sur la bouche, le nez est libre”. À ce moment-là, comme les moyens de contrainte sont encore en train d’être apposés sur la personne détenue, je considère qu’on est dans un état de nécessité », justifiera-t-il. Il invite les surveillants à déplacer Sambaly Diabaté vers la lingerie, dans l’attente d’un fourgon qui doit le mener au quartier disciplinaire, situé dans un autre bâtiment, nommé la Citadelle. Lui restera sur place, à la Caserne, bâtiment qui abrite la détention ordinaire, pour « éviter les sur-incidents », pendant que Béatrice B. supervisera le transfert. Les agents déplacent Sambaly Diabaté en le maintenant à horizontale et le déposent face au sol, menottes dans le dos, pieds entravés et bâillonné. Pascal R., qui manque « de prise », tente de scotcher la serviette autour de la tête du détenu. Mais le scotch n’adhère pas, et il maintient sa pression manuelle. C’est alors que Jean-Paul D., un autre surveillant, traverse la lingerie. C’est lui qui comparaît pour violences aggravées : selon les témoignages de ses collègues, il assène au passage un violent coup de pied au visage de Sambaly Diabaté – coup qu’il nie. Béatrice B., qui était partie à l’infirmerie dans l’espoir qu’un soignant vienne sédater le détenu – une pratique pourtant interdite –, revient et trouve Sambaly Diabaté plus calme. Ses yeux plongent alors dans ceux de l’homme à terre. « Je n’ai pas compris ce qu’ils voulaient dire. J’ai cru que c’était de la colère. Mais en fait je pense que c’était de la détresse », reconnaîtra-elle à l’audience.
Un transport fatal
Ce n’est qu’au bout de quinze minutes que le véhicule arrive. Il ne s’agit pas d’un fourgon cellulaire mais d’une camionnette : les surveillants, au lieu d’asseoir Sambaly Diabaté sur la banquette, l’embarquent à l’horizontal, en biais, à même le sol, dans un espace de 40 cm de large entre les sièges et la paroi. « On a fait comme d’habitude, expliquera Rémi C. devant les magistrats qui s’étonnent de cette pratique. À Fleury-Mérogis, je l’ai fait dix, quinze fois peut-être. » Pascal R. tient toujours la tête de Sambaly Diabaté enserrée dans le bâillon, Stéphane L. maintient les bras, Rémi C. se charge des jambes. Le détenu émet des « grognements, presque comme s’il ronflait », décrit Rémi. C. Les experts médicaux estimeront qu’il s’agissait probablement de râles d’agonie. Ils sont alors sept surveillants dans le véhicule. Pas un ne s’en inquiète.
À 10h25, Sambaly Diabaté est extrait du véhicule par six surveillants qui portent son corps, toujours en position horizontale, et le déposent sur le carrelage de la coursive du quartier disciplinaire. Là, encore tenu face contre terre, menotté et bâillonné, Sambaly Diabaté est fouillé à nu. Dans son pantalon, les surveillants découvrent des excréments. Ils ne s’en étonnent pas pour autant. « Il y a des détenus qui restent sales exprès pour pouvoir projeter des matières fécales sur nous, ça arrive », va même expliquer Pascal R. à l’audience. L’expertise médico-légale précisera en fait qu’il s’agit très probablement des conséquences d’« un relâchement musculaire qui témoigne de la perte des fonctions cérébrales ». Un surveillant de la Citadelle indique d’ailleurs, comme plusieurs de ses collègues, qu’il n’a « pas vu M. Diabaté bouger, et ne l’[a] pas entendu se plaindre ». Mais le silence et l’inertie de Sambaly Diabaté ne suffisent pas à convaincre les agents d’alléger les moyens de contrainte. Ils sont remplacés par du scotch, aux mains et aux pieds. Le bâillon est toujours en place. Puis, Sambaly Diabaté est à nouveau soulevé, toujours à l’horizontale, par plusieurs surveillants. L’un d’eux dira, lors de son audition qu’il « n’[a] senti aucune résistance de sa part, comme un poids mort. »
À 10h45, Sambaly Diabaté est laissé dans une cellule du quartier disciplinaire, face contre sol, tête sous le lit, pieds attachés, bâillon dans la bouche, pantalon sur les chevilles. Cinq minutes plus tard, deux agents de la Citadelle jettent un regard dans la cellule, par l’œilleton. Sambaly Diabaté n’a pas bougé. L’un d’eux contacte alors l’unité sanitaire. Un premier appel, sans réponse, puis un second à 11h07. L’infirmière arrive enfin sur place à 11h20. Depuis l’extérieur de la cellule, elle constate que le détenu ne donne aucun signe de vie et alerte le médecin. Ce n’est qu’à 11h45 que celui-ci arrive et entreprend un massage cardiaque, demande un défibrillateur, fait appeler les secours. Des tentatives de réanimation bien vaines, et pour cause : selon les expertises médicales, Sambaly Diabaté est mort dans le fourgon, depuis plus d’une heure. Les pompiers puis le Samu, arrivés sur place, ne pourront que constater son décès, prononcé à 13h.
Un détenu vulnérable non pris en charge
« J’ai vu mon frère avant de partir trois semaines en juillet 2016, témoigne Oumou Diabaté, la sœur de la victime. À mon retour, j’avais plus de vingt messages sur mon répondeur. Sambaly me demandait de venir rapidement parce qu’il se sentait menacé de mort. » Le vendredi 5 août, elle se rend à la maison centrale. À la suite d’un refus de réintégrer sa cellule, son frère vient d’être placé au quartier disciplinaire avec une gestion sécurisée. À son arrivée, elle est reçue par l’adjointe du chef de détention, qui lui signale qu’il est agité, escorté de deux agents et qu’elle ne doit pas s’inquiéter. « Lorsque j’ai vu mon frère, je ne l’ai pas reconnu. Lui qui faisait près de cent kilos devait en faire soixante-quinze, raconte Oumou Diabaté. Il avait noué ses chaussettes autour de sa taille pour tenir son pantalon. » Il lui dit qu’on a mis quelque chose dans sa nourriture, qu’il veut voir un médecin. Il se met à pleurer. Elle demande immédiatement à ce que son frère soit hospitalisé. « On m’a répondu que le lundi suivant, on verrait ce qu’on pouvait faire. »
Pourquoi cet homme visiblement en grande détresse psychique se trouvait-il en détention plutôt que de bénéficier d’une prise en charge adaptée à son état ? C’est la première question que soulève cette affaire et qui n’a pourtant été qu’effleurée lors du procès. Le personnel soignant de la maison centrale semble en effet avoir fait preuve d’un manque de diligence et d’une erreur d’appréciation. Dans les jours qui suivent, les agents pénitentiaires et les détenus sont témoins de la détresse psychologique de Sambaly Diabaté. Ses propos sont incohérents, il se dit ensorcelé. Mais la médecin qui lui rend visite estime que la gravité de son état ne nécessite ni une prise en charge immédiate, ni une sortie anticipée du quartier disciplinaire. C’est en commission de discipline le 8 août, soit la veille du décès, que l’état de santé du détenu pousse l’administration à accélérer sa sortie de cellule disciplinaire et à convenir d’un rendez-vous avec le psychiatre, prévu le 10 août. En attendant, Sambaly Diabaté réintègre la détention ordinaire, avec ses hallucinations et son syndrome de persécution. Olivier B. ne comprend pas son retour. « Il était devenu ingérable en détention », rapporte-t-il. Dans la soirée, il sollicite une consultation médicale, que l’unité sanitaire refuse, arguant que le détenu a déjà rendez-vous deux jours plus tard.
Des dysfonctionnements en série
« On comprend qu’il y a trois temps dans cette affaire. La Caserne, le fourgon, la Citadelle. Et que sur ces trois temps, rien ne va », constate la Procureure à l’audience. De nombreux dysfonctionnements jalonnent effectivement l’ensemble de l’intervention. D’abord, malgré une évidente détresse psychologique, Sambaly Diabaté est forcé à passer sous un portique de sécurité qu’il croit envoûté. Le recours à la contrainte est préféré à des techniques de prévention et de désescalade de la violence, qui auraient permis d’éviter l’intervention. S’en suit un usage disproportionné de la force et de techniques interdites. Les investigations médico-légales établissent que le décès a été causé par une asphyxie mécanique, résultant d’une « suffocation oro-faciale » en rapport avec l’utilisation de la serviette éponge, conjuguée à une « altération positionnelle de la mécanique respiratoire » et à une compression thoracique. Il relève également la présence de « lésions qui peuvent être causées par un appui thoracique, avec une infiltration hémorragique du muscle grand dorsal ». En d’autres termes, c’est la conjonction de l’utilisation du bâillon, de la contrainte positionnelle dans laquelle Sambaly Diabaté est maintenu et des pressions excessives exercées sur lui qui ont entraîné sa mort.
L’usage du bâillon est pourtant interdit depuis 2006. Le transport des détenus à l’horizontale face au sol et l’utilisation de scotch comme moyen de contrainte sont également des pratiques illégales. Appelée à témoigner en ouverture du procès, la directrice de la maison centrale au moment des faits, Sylvie Manaud-Bénazéraf, concède que les agents ont eu recours à des « usages qui n’étaient pas prévus par la réglementation ». En outre, « des hématomes sous cutanés du front et de la tempe gauche », sont indiqués dans les rapports d’autopsie, corroborant les récits selon lesquels Sambaly Diabaté aurait été frappé à la tête par Jean-Paul D. Des détenus témoins de la scène devant le portique ont par ailleurs affirmé au cours de l’instruction que des surveillants avaient « roué de coups » Sambaly Diabaté. Mais ces allégations n’ont jamais pu être confirmées, notamment car il n’existe pas – pour des raisons que l’on ignore – de bandes vidéo de la scène. Enfin, la fouille à nu, sur le sol de la coursive, en présence d’une dizaine d’agents, est réalisée dans des conditions qui ne correspondent absolument pas aux textes – ce que les agents ne pouvaient alors ignorer. La fouille doit en effet être réalisée à l’abri des regards, dans un espace « préservant l’intimité de la personne » et dans des conditions garantissant le respect de la dignité inhérente à la personne humaine.
Une formation défaillante
Cette affaire témoigne d’un véritable déficit de formation en matière d’intervention, tant initiale que continue. « Je n’avais aucune information sur le transport de détenus. À l’époque je ne savais pas que c’était interdit de transporter un détenu face contre terre », explique Stéphane L. Pendant sa carrière, David T. a, quant à lui, suivi deux formations pour les interventions, au cours desquelles il assure que ni l’interdiction du bâillon, ni le positionnement dans lequel un détenu doit être maîtrisé n’auraient été abordés. « La formation continue aux techniques d’intervention n’est pas obligatoire, elle est recommandée. Mais on peut regretter que peu d’agents y participent, à cause des contraintes de gestion des effectifs sur l’établissement », indique Sylvie Manaud-Bénazéraf.
Ce matin du 9 août, les conséquences de ces inaptitudes sont d’autant plus dramatiques qu’elles s’accompagnent d’une défaillance de la chaîne hiérarchique. Personne ne dit « stop ». Et pour cause : Olivier B. est quasiment absent de l’intervention et passe à côté de tous les signes qui devraient l’alerter. D’après lui, lorsqu’il prend la décision d’emmener son agent à l’infirmerie, « tous les voyants sont aux verts. Les agents qui sont en train d’intervenir sont rompus à l’exercice de l’intervention ». Quand il voit le bâillon, il affirme s’être dit que Pascal R. allait « retirer la serviette une fois les moyens de contrainte posés ». Il ne prendra pas non plus la peine de donner des directives à Béatrice B. en lui passant le relai. Pour lui, cette dernière « sait ce qu’elle fait » puisqu’elle est première surveillante. Sauf que Béatrice B., agent de greffe, ne travaille pas sur le terrain et se trouve par hasard sur les lieux de l’altercation ce matin-là. Elle n’a jamais supervisé d’intervention. Elle ne sait pas ce qui est interdit ni ce qui est préconisé. Du début à la fin, elle subit l’opération car son incompétence se double d’un manque d’autorité. « Toi la gradée, tu vas bouger ton cul » lui lance même Pascal R. lorsqu’ils attendent le fourgon. « À la Caserne, je n’étais pas chez moi, j’étais chez eux. Même si j’avais dit quelque chose, on ne m’aurait pas écoutée », confie-t-elle à l’audience. Elle non plus n’ordonne pas à Pascal R. de retirer le bâillon et n’a de toute façon jamais entendu parler de l’interdiction de son usage. « Tout le temps, j’ai regardé que le nez était dégagé. Je pensais que ça suffisait pour pouvoir respirer », avance-t-elle devant un auditoire médusé. Elle ne donne pas d’instructions pour le transport et le positionnement de Sambaly Diabaté. Se tient à distance de la fouille au corps.
L’histoire d’une déshumanisation
« À aucun moment vous n’avez eu des doutes sur l’état de santé de M. Diabaté ? », s’enquiert le président. « À aucun moment », assure-t-elle, à l’instar de tous ses collègues. À la question : « Est-ce que vous avez envisagé qu’il fasse le transport assis ? », Pascal R. réplique : « On ne s’est pas posé la question ». À la question : « Les expertises médicales montrent que l’asphyxie a été longue. Quand il gesticule, quand il râle, vous ne vous demandez pas s’il manque d’air ? », Rémi C. répond également : « Sur le moment, je ne me suis absolument pas posé la question. » Tous évoquent un contexte de grande tension qu’ils qualifient de « tunnel » et dans lequel ils agissent « à l’instinct ». Ils étaient « abandonnés sur la situation » selon l’un, ne « voyaient pas comment faire autrement » selon un autre. Ils expliquent leurs gestes inutiles, dangereux, par le risque que représentait Sambaly Diabaté pour eux-mêmes, par le stress généré par la violence de la morsure, par le zèle qu’ils ont à accomplir leur tâche. Ce zèle, que la procureure qualifie « d’œillères professionnelles », serait tel que le debriefing organisé après l’opération donne lieu à des félicitations. Pour eux, l’intervention se serait « bien passée » : « J’avais réalisé ma mission, qui était d’amener Sambaly Diabate au quartier disciplinaire », estime Rémi C. Ce sont les mêmes œillères qui les auraient empêchés de réaliser que le détenu s’asphyxiait lentement et qu’il poussait des râles d’agonie. Qu’ils étaient en train de pratiquer une fouille à nu sur un mort. Une défense glissante, qui semble pourtant l’avoir emporté. Le Parquet a requis trois relaxes et quatre peines de sursis, semblant ainsi acter le constat d’une déresponsabilisation collective.
Des sept agents pénitentiaires jugés, seuls Olivier B. et Béatrice B. auront un mot pour la famille du défunt au cours du procès. Le silence des cinq autres, glaçant, est symbolique d’une affaire dans laquelle Sambaly Diabaté aura été déshumanisé à chaque étape de cette intervention. « Rendez-vous compte des mots utilisés pour parler de lui pendant ces deux jours, plaide Me Gouache. On a placé “un mors” dans sa bouche comme on en place un dans celle d’un cheval. On l’a “chargé” dans le camion comme on aurait chargé un paquet. On s’est “essuyé” le pied dessus comme on s’essuie sur un paillasson. Vous n’avez pas seulement tué un homme ce jour-là, vous avez nié son humanité jusqu’à son dernier souffle. »
Le verdict sera rendu le 27 janvier.
par Pauline Petitot