Les programmes de construction se succèdent et se ressemblent. Faute de réflexion politique sur le contenu de la peine, les nouvelles prisons se caractérisent par l’absence de projet de vie sociale à l’intérieur des murs. Seule maître à bord, l’administration pénitentiaire consacre une vision technique de l’architecture carcérale, dont l’objectif se résume à contenir, isoler, empêcher. Avec à la clé de véritables usines carcérales marquées par la déshumanisation.
« L’extension du parc pénitentiaire devrait être plutôt une mesure exceptionnelle, puisqu’elle n’est pas, en règle générale, propre à offrir une solution durable au problème du surpeuplement.(1) » Il aura fallu douze ans pour qu’un écho de cette recommandation du Conseil de l’Europe parvienne à influer la politique pénitentiaire française. Sitôt installée place Vendôme, la nouvelle garde des Sceaux a mis un frein à l’extension sans limite du parc pénitentiaire voulue par la précédente législature. L’objectif de porter la capacité du parc pénitentiaire à 80 000 places est ramené à 63 500 pour 2018. Hélas, le véritable coup d’arrêt n’est pas au rendez-vous : cinq constructions du Nouveau programme immobilier (NPI) annoncé en 2011 sont maintenues. Et les cahiers des charges délétères de la dernière génération de prisons restent pour l’instant inchangés. On trouvera ainsi à Beauvais, Lutterbach, Orléans- Saran, Riom et Valence « des cellules réduites à 8,5 m2, avec 1 600 barreaux équipant 600 cellules et des caillebotis réduisant la luminosité de 50 % », s’étrangle Pierre Botton au nom de l’association Les prisons du cœur.
Multitude d’interdits
Dans les « programmes fonctionnels » remis aux architectes, l’organisation spatiale de ces prisons n’est définie qu’autour de préoccupations sécuritaires. L’économie générale des locaux de détention reste focalisée sur la gestion des « risques » d’évasion, d’intrusion de personnes extérieures, d’agressions, de mouvements collectifs ou individuels de protestation, de vandalisme… Empêcher la communication entre détenus, limiter les déplacements, multiplier les sas, les grilles, deviennent autant d’impératifs imposés aux architectes, sommés de se plier à « une multitude d’interdits ». De sorte que « ’’l’exigence de dignité’’ mentionnée dans les programmes architecturaux se réduit essentiellement à des confédérations matérielles d’hygiène et de confort » résume le géographe Olivier Milhaud (2). Comme si l’amélioration de « l’hôtellerie » dédouanait le politique de toute réflexion sur le projet carcéral, ce que l’architecte Christian Demonchy nomme la « consistance » de la peine : quelle vie entend-on faire vivre aux enfermés ? Un « trou noir de la pensée » qui engendre la « réalité monotone » de l’architecture pénitentiaire française, qui « doit isoler de l’extérieur, parquer des masses de détenus, séparer ces derniers en groupes de taille maîtrisable, surveiller à tout instant où est chacun et ce qu’il fait, éviter la propagation d’un incident et assurer la sécurité des surveillants (3) ».
Le soin laissé à l’Agence publique pour l’immobilier de la justice (APIJ) de définir les programmes consacre une vision purement technique de la conception d’une prison, au détriment d’une réflexion sur ce que reflète une architecture. « En respectant le cahier des charges, on ne peut pas concevoir autre chose que ce qui a été pensé par l’Agence », affirme l’architecte Augustin Rosenstiehl. « Le cahier des charges est comme un mode d’emploi Ikea, les latitudes existent peu, le prix est déjà fait : il n’y a plus qu’à dessiner (4) ». La « vision neuve de l’enfermement » vantée par la brochure de présentation d’un établissement livré en octobre 2008 reste de l’ordre de l’affichage. « Sous un habillage de modernité, on veut faire croire que la prison a changé », soupire le directeur adjoint du centre pénitentiaire de Rennes, mis en service en mars 2010. « C’est plus propre. Les cellules sont correctes. Mais en cent ans, il y a eu peu d’évolution. On conçoit et construit les prisons autour des cellules. Elles sont le cœur du système. La prison devrait être un lieu de vie dans lequel on pratique l’enfermement. Et pas l’inverse. (5) »
Empêcher la communication entre détenus, limiter les déplacements, multiplier les sas, les grilles, deviennent autant d’impératifs imposés aux architectes, sommés de se plier à « une multitude d’interdits
Plus de technologie, moins de contacts humains
Faute d’un véritable projet défini par le politique sur le contenu de la peine, l’administration pénitentiaire s’engouffre dans une surenchère technologique et sécuritaire. « Aujourd’hui, quel que soit le profil du détenu, les établissements sont conçus sur la base des règles de sécurité maximale6 » constatait le député Eric Ciotti (UMP). Le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) a fait les comptes : 180 caméras au centre pénitentiaire de Nancy-Maxéville, 120 à la maison d’arrêt de Corbas et 150 au centre de détention de Roanne . On a multiplié, déplore-t-il, « les substitutions de l’homme par la machine (la commande électrique à la clé pour l’ouverture des portes et des grilles), en rendant les personnes moins visibles (efforts de réduction des mouvements, glaces sans tain…) (8) ». Un choix dont les « effets néfastes sur les rapports interpersonnels » se perçoivent notamment dans l’augmentation des violences en détention. « En définitive, la sécurité à laquelle on a beaucoup sacrifié, notamment les relations sociales, décline, puisque ces conceptions architecturales, ajoutées au nombre de détenus concentrés en un même lieu, engendrent frustration, conduisant à l’agressivité, elle-même source de violence. (9) » Le Comité européen pour la prévention de la torture (CPT), interpellé lors de sa visite au nouveau centre pénitentiaire du Havre sur « un risque non négligeable d’actes d’intimidation et de violence entre détenus », lie ce phénomène au « nombre restreint de personnel présent dans les zones de détention, ainsi [qu’à] la difficulté et la complexité de la circulation dans l’établissement qui entraînaient des retards manifestes lors des déplacements des surveillants (10) ».
Au Danemark, les prisons ouvertes représentent 60 % des places en établissement pour peines
Construire vite et en masse
« On se mordra les doigts d’avoir construit des maisons d’arrêt pour 600 détenus (11) », alerte également le Contrôleur général. Dès 1988, un groupe de réflexion sur « la prison de demain » institué par le ministère de la Justice recommandait de ne pas dépasser les 300 places. Peu importe. Les impératifs que s’est imposé le précédent gouvernement au service d’une politique d’incarcération massive obligent à construire vite. Les cinq futurs établissements maintenus par madame Taubira, de 600 à 700 places chacun selon les cahiers des charges, ne dérogent pas à la règle. Lorsque s’ajoute la volonté de réduire les coûts de construction, l’impact sur la qualité du bâti est inévitable. Ce qu’avait constaté le CPT lors de sa visite en 2010 : « le centre pénitentiaire du Havre, neuf et mis en service depuis moins d’un an, présentait un certain nombre de malfaçons. En particulier, le chauffage ne fonctionnait pas de manière satisfaisante et il faisait froid dans tous les locaux, y compris dans les cellules (à tel point que les détenus qui disposaient d’une plaque de cuisson l’utilisaient comme chauffage d’appoint). […] La délégation a également observé des infiltrations d’eau dans certaines cellules. (12) » Difficultés constatées dans bien d’autres établissements du même programme: à Lyon-Corbas, ouvert en mai 2009, le compte rendu de la réunion du 7 juillet 2009 de la mission de la coordination pour l’ouverture des nouveaux établissements fait état de « la mauvaise qualité de livraison [qui] a contribué à accentuer les dysfonctionnements et les problèmes d’usure. » Des soignants du service médical de la prison déplorent « des énormités » dans la conception : la salle de soins ne comporte pas de point d’eau ni d’évacuation. Il ne s’agit pas pour autant d’ignorer les améliorations matérielles apportées, au premier rang desquelles la présence en cellule d’un bloc sanitaire séparé – mais non entièrement cloisonné – comprenant douche et w.-c. Les programmes intègrent désormais des unités de vie familiale et parloirs familiaux, qui conformément à la loi du 24 novembre 2009, devraient être accessibles à tous les détenus. Les chauffoirs – cellules collectives – sont proscrits, sans que l’encellulement individuel soit pour autant respecté, surpopulation oblige: de nombreuses cellules individuelles ont été rapidement « doublées », le mobilier ayant d’ailleurs été prévu à cet effet – l’administration avait pris soin de prévoir des lits pouvant facilement être superposés.
Prisons « ouvertes » : le modèle nordique
Quelques pays ont choisi une autre voie et conçoivent des prisons fondées sur les principes de « normalisation » – la vie en détention doit s’approcher autant que possible des aspects positifs de la vie à l’extérieur – et de « moindre intervention » – les mesures de sécurité appliquées à chaque détenu doivent correspondre au minimum requis pour assurer la sécurité de leur détention. Deux principes énoncés dans les Règles pénitentiaires européennes, invoquées mais si peu appliquées par l’administration pénitentiaire. Seules deux prisons françaises tendent vers ces principes, les centres de détention de Casabianda et de Mauzac. Le premier répond à la définition d’une prison ouverte proposée par les Nations Unies : « un établissement pénitentiaire dans lequel les mesures préventives contre l’évasion ne résident pas dans des obstacles matériels tels que murs, serrures, barreaux ou gardes supplémentaires (13) ». Le second se distingue par une configuration visant explicitement à permettre une vie sociale en son sein : 252 places se répartissent dans 21 pavillons de 12 cellules, entre lesquels les détenus circulent librement. Dans ces deux établissements, constate le sénateur Jean-René Lecerf, « l’emprise foncière particulièrement étendue […] permet de proposer des activités (travail ou formation) sans autre exemple dans les établissements pénitentiaires (14) ». Un modèle qui n’aura jamais été étendu, au prétexte qu’il ne serait adapté qu’à une part infime des personnes détenues.
Pourtant, au Danemark, les prisons ouvertes représentent 60 % des places en établissement pour peines. « Souvent situées dans un environnement champêtre, la plupart sont dépourvues d’enceinte périmétrique (deux sont entourées d’un grillage). Les bâtiments, accueillants, évoquent un campus, environné d’espaces verts. Les détenus sont tenus de rester dans les frontières invisibles de la prison », explique une criminologue danoise. Tout en soulignant que « les règles internes, et notamment celles qui concernent les liens avec l’extérieur » importent plus encore aux détenus (15). A la prison ouverte de Jyderup, faisant figure de modèle, les détenus peuvent recevoir leurs visiteurs dans les unités de vie, y compris leur cellule, mais tous ont également accès aux espaces extérieurs, qui comprennent pelouses et terrains de jeux. L’agencement des lieux vise à favoriser une vie aussi autonome que possible, fondée sur la responsabilisation des personnes. Les détenus ont une obligation d’activité – travail, formation, ou suivi thérapeutique –, et ils préparent leurs repas dans des cuisines communes. Bien que l’objectif ne soit pas toujours atteint, souligne le chercheur Peter Scharff Smith, ces prisons se veulent des espaces d’apprentissage – social, professionnel, sanitaire…
Une approche que défend aussi Pierre Botton en France dans son projet de nouvelle prison : une imbrication étroite entre le dedans et le dehors, une participation active de la société civile et des entreprises au service d’un engagement des condamnés à s’investir dans leur propre réinsertion. Ses propositions, validées par l’administration pénitentiaire et la Chancellerie, décrivent un régime fondé sur la responsabilisation des personnes: les détenus ont notamment l’obligation de travailler ou de suivre une formation, mais aussi celle de payer un « loyer ». Le fort taux d’encadrement – un éducateur pour douze personnes, en plus des personnels de surveillance – consacre une vision « dynamique » de la sécurité, permettant de limiter les dispositifs de sécurité passive : pas de cloisonnement des circulations au sein de l’enceinte périmétrique grillagée; les cellules, réparties par deux dans des bungalows disséminés sur le site, sont dépourvues de barreau et d’œilleton. La réponse aux incidents passe par l’analyse conjointe des causes du problème, et leur prévention par la création d’espaces de conflictualisation offrant la possibilité d’exprimer et désamorcer les litiges. Il s’agit de « sortir du rapport de force auquel on est perpétuellement confronté dans une prison ordinaire », revendique Pierre Botton.
Barbara Liaras
(1) Rec(99)22 du Conseil des ministres concernant le surpeuplement et l’inflation carcérale.
(2) O. Milhaud, Séparer et punir, thèse de doctorat en géographie, soutenue le 30 novembre 2009.
(3) O. Milhaud, ibid.
(4) Prison et Justice n° 105, Farapej, décembre 2010.
(5) Le Télégramme.com, 21 novembre 2010.
(6) É. Ciotti, Rapport pour renforcer l’efficacité de l’exécution des peines, juin 2011.
(7) CGLPL, Rapport d’activité 2009.
(8) CGLPL, Rapport d’activité 2011.
(9) CGLPL, Rapport d’activité 2010.
(10) Rapport au Gouvernement de la République française relatif à la visite effectuée en France par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) du 28 novembre au 10 décembre 2010.
(11) Ouest France, 24 novembre 2009. 12. Rapport au Gouvernement de la République française, CPT, op.cit.
(12) Rapport au Gouvernement de la République française, CPT, op.cit.
(13) Conseil économique et social des Nations Unies ; Résolution 155 (VIII) du 13 août 1948.
(14) Avis n° 96 (2007-2008) de M. Jean-René Lecerf, fait au nom de la commission des lois, déposé le 22 novembre 2007.
(15) Anne Okkels Birk, Open prisons : Will they last ?, Danish Institute for Study Abroad, 2011.
« Une ambiance froide, presque clinique »
Cette prison est toute neuve, globalement confortable et propre. Mais je vois déjà qu’elle va très mal vieillir : la qualité de certains équipements (notamment le bloc « salle de bain ») est très mauvaise, avec des pannes, des boutons qui ne marchent pas. Les douches sont super mal conçues (l’architecte de chez Bouygues devait être anorexique).
Il y a trop de portes, de grilles (chaque section a un sas de deux grilles) ; des milliers de caméras ; des déplacements inter-bâtiments accompagnés… Tout ça donne une ambiance « froide », presque clinique, et même si ça reste une prison correcte et acceptable pour ceux qui y passent, je plains ceux qui restent ici.
Centre pénitentiaire de Réau, personne détenue à l’Unité d’accueil et de transfert (UAT), 2 avril 2012