En remettant au goût du jour des recettes remisées depuis des décennies pour leur caractère inhumain, l’énième plan de prévention de la radicalisation, présenté par le Premier ministre fin février, accélère la plongée de la politique pénitentiaire dans une spirale sécuritaire contreproductive et attentatoire aux droits de l’homme.
Le 23 février dernier, le Premier ministre s’est rendu à Lille accompagné d’une dizaine de ministres pour présenter son « plan de prévention de la radicalisation ». Le lieu n’était bien sûr pas anodin : c’était le moyen de convier la presse à visiter la prison d’Annoeullin, située à quelques encablures de là, seul établissement à contenir un quartier complètement étanche du reste de la détention. Grâce à cette habile stratégie, chacun a pu recueillir des témoignages enthousiastes de professionnels intervenant dans cette unité d’isolement dans laquelle sont regroupés des détenus « radicalisés » considérés comme dangereux – et qu’au sein même de la pénitentiaire on appelle « prison dans la prison ». Règles ultra-sécuritaires, fouilles régulières, changements de cellule, caméras de vidéosurveillance, limitation des effets personnels, installation de passe-menottes dans les portes, possibilité de menotter les détenus lors des déplacements, voire port de casques et de boucliers par les surveillants… Tout évoque les « quartiers de haute sécurité », ces structures au régime inhumain fermées en 1982 par Robert Badinter « après d’épiques séances avec les syndicats pénitentiaires » (1).
L’étanchéité en maître-mot
La partie prison de ce plan s’inscrit dans la triste continuité des précédents : à chaque drame, un cran sécuritaire supplémentaire est franchi. Avec toujours la même logique : évaluer, isoler, contenir. Sans s’interroger sur l’impact des mesures prises. Présenté peu de temps après l’agression de trois surveillants à Vendin-le-Vieil par un détenu condamné pour complicité dans un attentat, ce plan reprend pour beaucoup des mesures annoncées en octobre 2016 par l’ancien garde des Sceaux Jean-Jacques Urvoas après un autre épisode violent. Il contient l’ouverture, en 2018, de trois nouveaux quartiers d’évaluation de la radicalisation (QER), ce qui portera leur nombre à six. Il prévoit aussi l’extension du dispositif d’Annoeullin à d’autres établissements ainsi que la réservation de places en quartier d’isolement classique pour les détenus les plus prosélytes et pour ceux considérés comme particulièrement dangereux. Ces orientations étaient déjà dans le plan précédent. La nouveauté, c’est le renforcement de l’approche sécuritaire (déplacements menottés, personnels en tenue d’intervention) et l’accent mis sur la notion d’« étanchéité totale ». Ainsi, avec les QER, les places d’isolement, les quartiers dits « de prise en charge » (QPR) comme à Annoeullin et les « quartiers spécifiques » – dont on n’obtient aucune information précise –, le plan prévoit au total 1 500 places étanches du reste de la détention exclusivement dévolues aux détenus radicalisés (dont 450 d’ici la fin de l’année).
De l’ultrasécuritaire donné en gage aux syndicats
Jusqu’à maintenant, le regroupement dans des quartiers spécifiques allait de pair avec l’affectation en détention classique de certains profils – ceux dont la « radicalisation » était estimée moins importante. À certains égards, l’ancien garde des Sceaux admettait que le regroupement à l’écart du reste de la détention de personnes aux niveaux d’ancrage très disparates, sans autre forme de socialisation, n’était guère propice à nourrir l’envie de renouer avec la société. Désormais, le gouvernement ne parle que d’isolement. Et, de fait, s’éloigne encore un peu plus de toute approche inclusive. Alors qu’un comité de pilotage et un conseil scientifique sont censés guider ses actions, il ne donne aucun élément à l’appui de ce choix. Parce que ce plan, loin de traduire une politique concertée tenant compte des réflexions du monde académique et des observations des instances de protection des droits humains, n’est en réalité que le fruit d’une négociation avec une organisation syndicale de personnels pénitentiaires pour sortir du mouvement social de janvier. Comme un moyen d’éteindre la grogne après l’agression à Vendin, en quelque sorte. Ce faisant, il accélère la plongée de la politique pénitentiaire dans une spirale sécuritaire contreproductive et attentatoire aux libertés fondamentales. Et balaie d’un revers de main les alertes tant de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) que de la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté (CGLPL). Il n’offre même qu’un silence assourdissant à leurs questionnements. Par exemple, comment sont faites les évaluations, qui débouchent dans la moitié des cas sur de l’isolement au QER de Fleury ? Sur la base de quels travaux scientifiques sont-elles menées ?
Une évaluation sur des bases incertaines
À force d’entendre et de répéter le mot « radicalisation », on oublie que la notion est loin de faire consensus dans le monde des sciences humaines. Ce concept, né dans la sphère politique, n’a pas reçu de validation scientifique. La CNCDH l’a rappelé en mai 2017 (2). Mais le gouvernement refuse ostensiblement d’en tenir compte. Reconnaissons-le, certains chercheurs acceptent le terme, même s’ils en donnent chacun une définition et des contours qui diffèrent selon leur discipline (sciences politiques, sociologie, psychologie, etc.). À partir de l’analyse du parcours d’individus et de retours d’expérience de divers professionnels, ils tentent de saisir les mécanismes de la radicalisation violente, d’en définir les niveaux d’intensité. Et certains inspirent ou aident à construire des outils d’évaluation – sans que l’on sache lesquels. C’est ainsi qu’en prison, dans les QER, on pense pouvoir établir, avec fiabilité, degré d’ancrage et risque de passage à l’acte sur la base de regards croisés durant quatre mois (surveillants, agents du renseignement, conseillers d’insertion et de probation, psychologues, éducateurs, etc.). Mais d’autres universitaires rappellent les limites de ces travaux de recherche et de cette approche : les connaissances produites « se présentent comme si elles rendaient compte d’un phénomène qui existe en lui-même alors qu’elles le façonnent », empêchant ainsi de « voir la part d’arbitraire et d’idéologie en jeu » (3).
L’enjeu est crucial. Les conclusions établies dans les QER fixent le sort réservé aux personnes évaluées en détention. Pis, elles font bien souvent acte de « pré-jugement » : transmises au juge, elles orientent la réponse pénale. Or, comment faire jouer ses droits de la défense quand on ne connaît pas les règles, les critères qui président ? Que dire lorsque faire « preuve d’habiletés relationnelles » est retenu contre soi parce cela peut « revêtir l’apparence d’une propension à manipuler et séduire » (4) ?
Le socle est donc tellement friable qu’il devrait provoquer humilité, doutes et circonspection. Au lieu de cela, on assiste au déploiement sans commune mesure de dispositifs attentatoires aux droits fondamentaux comme réponse pavlovienne à des événements dramatiques qu’ils ne préviennent pas. Les effets délétères de l’isolement total sur les détenus sont d’ailleurs bien connus : altération des sens, déstabilisation des repères spatio-temporels, décompensation psychologique… « Pour la plupart, l’isolement prolongé rend complètement fou. » (5) Dès lors, comment imaginer qu’imposer des régimes extrêmement coercitifs et stigmatisants (QI, QER), propres à nourrir le sentiment de désaffiliation, puisse contribuer à contenir le ressentiment ? Si ces détenus n’ont plus aucun espoir de réhabilitation, si la façon dont ils sont étiquetés en fait des individus n’ayant plus rien à perdre, le risque de les voir s’ancrer dans le cercle vicieux de la violence est, en réalité, démultiplié.
Par Marie Crétenot
(1) Le Nouvel Observateur, 17 mars 2011.
(2) CNCDH, Avis sur la prévention de la radicalisation, 18 mai 2017.
(3) G. Brie, C. Rambourg, « Radicalisation et mystifications », Délinquance, justice et autres questions de société, 18 mars 2017.
(4) Éléments tirés des conclusions d’une évaluation en QER.
(5) Association des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire, Commission d’enquête parlementaire sur la situation des prisons, mai 2000.