Cent trente-cinq personnes incarcérées pour des faits de terrorisme ou jugées radicalisées étaient placées à l’isolement au 1er septembre. Le quotidien, structuré par de lourdes mesures de sécurité, ne laisse place à aucune prise en charge, et l’absence totale de contacts humains a des effets ravageurs sur les personnes qui y sont confrontées. Un traitement qui, au total, renforce le mal qu’il entend combattre.
Au 1er septembre 2020, 72 détenus écroués pour des faits de terrorisme et 63 détenus de droit commun suivis au titre de la radicalisation étaient placés à l’isolement. Ce traitement, prononcé par le juge d’instruction ou décidé par l’administration pénitentiaire, ne doit en théorie être réservé qu’aux détenus « très prosélytes et/ou très violents incompatibles avec une prise en charge »(1). Mais dans les faits, son usage est largement détourné : « Il y a un réel dévoiement de l’isolement utilisé comme un mode de gestion de la détention, explique un avocat. Des gens pour lesquels on n’a pas de raison sérieuse de craindre qu’un placement en détention ordinaire créerait des troubles majeurs sont pourtant envoyés à l’isolement en raison de leur étiquette “TIS” ». Pour les personnes placées en détention provisoire pour des faits de terrorisme, le recours à l’isolement semble quasi systématique. Des mesures qui, dans leur cas, peuvent parfois durer plusieurs années dans l’attente du procès ou d’un placement en quartier d’évaluation de la radicalisation(2). Une personne détenue y aurait ainsi passé sept années, avant d’être finalement placée en quartier de prise en charge de la radicalisation.
Un régime ultrasécuritaire
La sécurité rythme le quotidien à l’isolement. Tout déplacement fait l’objet de mesures de contrainte maximales : ouverture de cellule à plusieurs, surveillants équipés de gilets parelames et, pour certaines détenus, usage du passe-menottes. Dans ces conditions, les échanges avec les surveillants sont réduits au strict minimum. Chaque sortie de cellule s’accompagne d’une palpation. Les fouilles à nu sont renforcées et systématiques après chaque parloir. Les cellules sont fouillées régulièrement, et des rotations de sécurité (changements de cellule) sont organisées périodiquement. « Je vivais chaque sortie de ma cellule – avec tout ce que ça impliquait en terme de procédure – comme une humiliation. Je ne me sentais plus comme un être humain mais comme un chien dangereux qu’il fallait dresser », témoigne une détenue. Surtout, tous les déplacements s’en trouvent compliqués. Avec des conséquences directes, notamment sur l’accès aux soins : « Mes demandes d’accès à l’unité sanitaire mettaient plus de temps à être traitées étant donné qu’il fallait tout un protocole pour m’extraire de ma cellule », explique cette femme. Quant à certains soins nécessitant une extraction à l’hôpital, ils ne sont parfois pas réalisés faute d’avoir pu mobiliser l’escorte nécessaire.
Le fonctionnement du quartier d’isolement est donc construit autour de ces protocoles de sécurité, laissant peu de place à une quelconque prise en charge. Concrètement, hormis la promenade, l’accès à la salle de sport et à la bibliothèque, aucune activité n’est proposée. Le travail n’est pas envisageable. La mise en place de formations, notamment scolaires ou universitaires, s’avère compliquée, et parfois peu adaptée. « La seule chose qu’on a proposée à mon client, c’est une classe par correspondance. On lui envoie des cours, mais c’est quelqu’un qui n’a pas le brevet… En quatre ans et demi en détention, je pense qu’on aurait pu trouver plus satisfaisant », regrette un avocat. « Ma cliente voudrait passer un DAEU [équivalence du bac]. Mais l’isolement complique énormément les choses. Il faut deux mois et demi rien que pour faire rentrer une calculatrice », abonde un autre avocat.
« Torture blanche »
Surtout, les contacts sociaux, que ce soit avec l’extérieur ou d’autres détenus, sont réduits au minimum, quand ils ne sont pas complétement inexistants. Seul l’aumônier intervient, – sans que cela ne soit systématique. « J’ai dû longuement insister pour pouvoir rencontrer une aumônière musulmane », témoigne ainsi une femme détenue, qui poursuit : « Le plus difficile a été d’être tout le temps seule, de ne croiser personne, d’être traitée comme un animal sauvage dont les autres devaient être protégés. » « C’est oppressant, dégradant, nous sommes coupés des autres, privés de liens sociaux », raconte une autre détenue. « Il y a des dégâts irréversibles au bout d’un certain temps, se désole un avocat. Mon client est à l’isolement depuis plus de deux ans. Il m’écrit des courriers en me disant qu’il ne sait plus s’il est capable de vivre avec des gens tellement il se déshabitue. » Heureusement, selon les quartiers d’isolement et les profils des personnes qui y sont placées, un ersatz de vie sociale parvient parfois à se recréer. Les promenades sont parfois organisées en petits groupes. En dehors de ces contacts encadrés, il arrive aussi qu’une communication informelle se construise, tant bien que mal. « Pour avoir un peu de vie sociale, nous devions crier sous la porte, sans aucune intimité », explique ainsi une détenue. « Mon client survit grâce aux petites conversations qu’ils ont subrepticement par les fenêtres, confirme un avocat. Durant son procès, il est resté trois semaines dans une autre prison, où l’isolement était “mieux” conçu : les fenêtres étaient occultées. Il n’avait alors aucun moyen d’avoir un contact avec ses voisins, c’était terrible… »
Cumulées, ces conditions de vie peuvent avoir des effets extrêmement dommageables sur la santé des personnes qui y sont soumises. Cette « torture blanche », comme le qualifie notamment la Commission nationale consultative des droits de l’homme, le devient d’autant plus quand la mesure est sans cesse renouvelée sans qu’on ne sache quand elle prendra fin. « Il y a eu des périodes où je pensais mettre fin à mes jours. J’ai fait une tentative de suicide et plusieurs séjours à l’UHSA, mais ils n’ont fait que durcir les règles à mon égard. Depuis 2018, mon avocat a fait des dizaines de recours, mais aucun n’a abouti. Alors, que faire ? », s’interroge une détenue.
Des décisions impossibles à contester
Prononcé le plus souvent en raison du motif d’incarcération (et non du comportement en détention), l’isolement peut être prolongé indéfiniment, sur ces mêmes motifs. Il arrive en effet fréquemment qu’aucun nouvel élément venant corroborer la pertinence de cette décision ne soit apporté. « Un directeur de maison d’arrêt a fini par lâcher qu’en réalité, c’était l’administration centrale qui lui avait demandé, depuis plusieurs semaines, de renouveler le placement. Les décisions sont prises d’avance, et ils ne s’en cachent pas », souffle un avocat. Les moindres interactions étant scrutées et répertoriées, elles sont ensuite analysées de manière à justifier le renouvellement de la mesure. Un incident avec une surveillante a par exemple être traduit par une « réticence envers le personnel féminin », laquelle a servi de justificatif à la prolongation. « La grille de lecture de l’administration est extrêmement simpliste. De plus, ils extrapolent énormément », confirme un avocat. Au total, si des recours contre les décisions de placement à l’isolement sont théoriquement possibles, ces dernières s’avèrent en réalité quasi impossibles à contester – tant en raison des motifs invoqués que des délais devant les tribunaux.
Conséquence : certaines personnes peuvent passer des années à l’isolement, sans autre projet ni perspective que leur fin de peine. « Rien n’est réfléchi en détention sur leur prise en charge, regrette un cadre pénitentiaire. On nous dit : “Votre but, c’est de les garder.” Du coup, on a des gars à l’isolement depuis presque dix ans. On ne peut rien travailler avec eux. Le seul projet de sortie qu’ils ont, c’est de sortir bardés de capteurs par les services de renseignement et d’être pistés. Mais il n’y a pas de construction autre. » Un sentiment partagé par les personnes qui vivent cet isolement et par leurs proches : « Mon fils subi la solitude, la lumière artificielle, les réveils brutaux à intervalles fréquents dans la nuit, témoigne une mère. Nous voulons le retrouver en bonne santé physique et mentale, en état de réintégrer la vie normale, la société. Or on ne lui donne aucune chance. Au contraire, on dirait qu’on cherche à le détruire. »
Par Laure Anelli et Charline Becker
(1) Direction de l’administration pénitentiaire – Les quartier de prévention de la radicalisation, octobre 2019.
(2) Christiane Besnier, Sharon Weill (dir.), « Les filières djihadistes en procès. Approche ethnographique des audiences criminelles et correctionnelles (2017-2019) », déc. 2019.