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Quand la maladie psychiatrique devient une circonstance aggravante

Mehdi souffre d’un retard de développement et de troubles psychiatriques et cognitifs. En lien avec des personnes radicalisées, il est signalé par sa mère au renseignement intérieur. Elle espérait ainsi le protéger mais il est finalement interpellé et placé en détention provisoire. En prison, son état psychique se dégrade de mois en mois. Une aggravation qui se retourne aujourd’hui contre lui.

En 2016, Medhi a 20 ans. Souffrant, entre autres, de troubles cognitifs, il a été reconnu adulte handicapé avec un taux d’incapacité évalué entre 50 et 80 %. Replié sur lui-même, il se rapproche, notamment en ligne, de la nébuleuse djihadiste, pour laquelle il semble développer une forme d’intérêt. Un comportement qui alerte sa mère : « On était en 2016, dans le contexte post-attentats, et on entendait parler de gamins qui partaient en Syrie. J’étais très inquiète, alors j’ai signalé mon fils à la DGSI, pour le protéger. On m’a répondu “ne vous inquiétez pas, on va vous aider”. » Une aide qui se traduit un mois qui plus tard par une assignation à résidence et une surveillance rapprochée.

À la fin de l’année 2017, Medhi est interpellé à la suite de propos tenus en ligne et incarcéré en région parisienne, à plus de 500 km de ses proches. Alors qu’il était pris en charge dans une maison d’accueil psycho-thérapeuthique et bénéficiait d’un suivi quotidien par une équipe de professionnels, participait à des ateliers et des groupes de parole, tout cet accompagnement s’interrompt. Dans l’enfer de cette grande maison d’arrêt, aucune prise en charge adaptée à sa situation n’est possible. C’est le début d’une dégradation continue de l’état de Medhi. « Mon fils s’est retrouvé à devoir gérer seul un environnement complexe et hostile, alors qu’il ne pouvait déjà pas gérer à l’extérieur. Les cantines, les cabines téléphoniques, c’était trop compliqué pour lui », témoigne sa mère. Une expertise psychiatrique est diligentée après quelques semaines. À cette époque, Medhi est encore en état de parler et répondre aux questions. Il se plie à l’exercice qui, sans conclure à l’irresponsabilité pénale, fait ressortir différents éléments. « Troubles cognitifs », « trouble du développement psychologique », « efficience mentale abaissée » : l’expertise dessine le portrait d’un jeune souffrant de multiples handicaps. Contre toute attente, la reconnaissance de ces troubles portera préjudice à Mehdi : « Il est possible que la pathologie du sujet le rende plus perméable aux idéologies qu’il peut rencontrer, notamment les idéologies radicales », conclut l’expert au début de l’année 2018. En 2019, Medhi est envoyé en quartier d’évaluation de la radicalisation (QER, lire p. 20). La synthèse qui y sera rédigée est plus nuancée : si elle décrit une personne « fragile et facilement manipulable, avec un besoin de lien avec l’autre », elle ne note cependant pas d’adhésion à une idéologie violente, ni de risque de prosélytisme religieux. Surtout, elle oriente principalement vers le soin et souligne la nécessité d’un suivi psychiatrique.

« Cette histoire trahit une prévalence toxique du principe de précaution sur l’exigence d’apporter des soins et mesures adaptés aux personnes souffrant de troubles psychiatriques. »

Bien qu’il ait été ensuite transféré dans une prison plus proche de sa famille et suivi au sein du SMPR [service médico-psychologique régional] et alors qu’aucune date de procès n’est encore fixée, l’état de Medhi se dégrade considérablement. « J’ai vu mon fils se déglinguer petit à petit, jusqu’à ce qu’il tombe dans un mutisme total et refuse de nous parler, explique sa mère. Au parloir, il était là, sans rien dire, il posait sa tête sur ses mains et c’était tout. Ensuite, il n’est plus descendu du tout. Nous étions très inquiets. » Cette aggravation de son état conduit l’équipe médicale à ordonner son transfert à l’UHSA [unité hospitalière spécialement aménagée], où il séjournera près de deux mois avant de retourner en détention normale. Un retour provisoire, puisqu’il retournera à l’UHSA moins d’un mois plus tard. C’est à cette occasion qu’une seconde expertise est réalisée, un an et demi après la première. La dégradation de l’état de Mehdi est flagrante. Physiquement, son apparence laisse deviner « une légère incurie ». Le regard est « fuyant ». L’expert souligne une absence de réactions et des prises de parole rares. Au-delà de son mutisme brutal, il décrit un jeune « renfermé dans son monde interne », dans une « forme d’annulation du lien à l’autre », qui ne s’occupe pas au quotidien, n’a pas de lecture, ne prie pas, ne formule pas de demandes. Mais loin d’y voir une aggravation du handicap causée par deux ans de détention provisoire, l’analyse en tire plutôt de nouveaux arguments corroborant sa dangerosité. Son état étant décrit comme « extrême sur le plan psychique », l’expert évoque un « rapprochement des mouvements radicaux par écho et similitudes identificatoires avec ses fonctionnements psychiques ». En clair : Medhi s’identifierait tellement à la radicalité du mouvement qu’il finirait, via son mutisme, par l’incarner en chair et en os.

Pour son avocat, ce dossier est emblématique des difficultés rencontrées par la justice dans la prise en charge des personnes malades. « Mon client a vu qu’il n’était pas écouté, que la procédure s’éternisait, et il a baissé les bras. Progressivement, il a sombré », déplore-t-il. À ses yeux, cela trahit plus généralement « une prévalence toxique du principe de précaution sur l’exigence d’apporter des soins et mesures adaptés ». « La négation de cette détresse psychiatrique ne peut qu’aggraver son état, en plus d’être totalement contre-productive dans la perspective d’une réinsertion », conclut-il.

Par Charline Becker


Une confusion entérinée par le Conseil d’État
La surveillance des personnes vulnérables psychologiquement au motif qu’elles représenteraient une menace potentielle pour la sécurité publique est désormais officielle. Le 13 mars dernier, le Conseil d’État a validé un décret qui permet de croiser les données du fichier « Hopsyweb », recensant les personnes hospitalisées en psychiatrie sans leur consentement (environ 90 000 personnes par an) et le fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation terroriste (FSPRT). Promulgué en mai 2019, ce décret prévoit notamment que le préfet soit systématiquement informé (a minima toutes les 24 heures) en cas d’hospitalisation d’une personne surveillée. Il était attaqué par plusieurs associations et syndicats de personnels de santé qui dénonçaient une stigmatisation des patients et une atteinte inédite à leurs droits fondamentaux. Le Conseil d’État a rejeté leur requête.
« Le texte procède d’une pure construction intellectuelle qui repose sur une dichotomie de la société en deux ensembles : d’un côté, la communauté des personnes saines et de l’autre, la communauté des personnes en soin psychiatriques sans consentement qu’il convient de ficher intégralement, sans égard pour leur vie privée, afin de protéger la première catégorie contre le risque terroriste », pouvait-on lire dans le recours déposé. Une vision partagée par la Cnil, qui avait d’ailleurs signalé « la profonde différence d’objet [des] deux fichiers en présence, l’un faisant état d’antécédents psychiatriques d’une certaine gravité, l’autre ayant la nature d’un fichier de renseignements ». Outre le préfet, le décret de mai 2019 avait de plus élargi le périmètre de transmission à un panel large de destinataires : les agents placés sous l’autorité du préfet, le maire et les agents placés sous son autorité, le juge des libertés et de la détention, le procureur du lieu de l’hôpital et celui du lieu de domicile… Et, dans le cas de patients incarcérés, le directeur de la prison. Autant de points qui étaient soulevés devant le Conseil d’État, lequel a balayé ces arguments. Considérant que l’État était légitime « à prendre toute mesure pour prévenir le risque terroriste », il en déduit que « la visée sécuritaire d’une politique n’entache pas par elle-même d’irrégularité ce décret ». Relevant de « l’intérêt public », le traitement de ces données de santé est donc jugé légal. En clair, la prévention de la radicalisation à caractère terroriste intéressant la sûreté de l’État, la transmission et l’utilisation de ces données sont estimées « adéquates, pertinentes et non excessives au regard de la finalité poursuivie ». Une décision qui vient renforcer l’amalgame dangereux entre maladie mentale et menace à l’ordre public. – Par Sarah Bosquet et Charline Becker