Après les mesures sécuritaires stigmatisantes et contreproductives données en gage au peuple, arrive le premier exemple intéressant de prise en charge des détenus dits « radicalisés », ou en passe de l’être. Menée par des chercheurs, en collaboration avec l’Association française des victimes du terrorisme (AfVT), l’expérimentation comporte des séances de groupe et entretiens individuels permettant aux personnes ciblées d’exposer leur vision du monde et de s’interroger sur d’autres modes d’engagement, non-violents.
On nous a annoncé une semaine après les attentats de janvier que nous avions remporté l’appel d’offres. » Les sociologues Ouisa Kies et Eduardo Valenzuela assurent aujourd’hui la première recherche-action sur la radicalisation violente, dans deux maisons d’arrêt de région parisienne: Osny et Fleury-Mérogis. Alors que l’appel de la direction de l’administration pénitentiaire (DAP) date d’octobre 2014, ils arrivent sur le terrain en janvier, peu après le choc « Charlie ». En détention, « le terme de radicalisation est dans toutes les bouches, alors que peu de personnels le connaissaient il y a un an. La confusion avec le fondamentalisme est fréquente, les gens croient que le fait d’assurer un appel à la prière ou d’avoir trois tapis en cellule ont des signes de radicalisation », raconte O. Kies. Et de décrire ses interrogations d’alors : « On se demandait comment on allait pouvoir travailler dans un tel contexte, constituer des groupes de détenus volontaires pour participer à un programme de “déradicalisation”, sans les stigmatiser!». L’objectif n’est pas de produire un contre-discours religieux en faisant intervenir des théologiens, contrairement à ce qui a été présenté dans la presse. La commande de la DAP tient en deux volets : réactualiser la méthode de détection, expérimenter un dispositif de prise en charge. « Nous avons ajouté un troisième volet, la transmission de la méthodologie au SPIP (Service pénitentiaire d’insertion et de probation), autant que faire se peut », précise E. Valenzuela.
307 personnes étaient incarcérées pour des faits de terrorisme en France en février 2015, dont 172 pour des faits liés à l’islam radical. Parmi elles, 145 étaient en détention provisoire et 135 détenues en région parisienne.
Une adaptation de stages de citoyenneté
Leur proposition s’inspire des stages de citoyenneté qu’ils ont conçus et mettent en œuvre depuis 2006, dans le cadre de leur Association dialogues citoyens (ADC). Leur approche consiste à instaurer un espace où chacun peut exprimer sa vision de la religion, des événements dans le monde, des institutions mais aussi entendre celle des autres. « Il ne s’agit pas de pointer un “mauvais” discours religieux et de leur apprendre “le bon”. Cela ne marche pas », dit Eduardo. Le programme comporte trois phases. Une première dé-stigmatisation et mise en confiance. Un atelier théâtre vise d’abord à créer une dynamique de groupe, apprendre à se connaître, se mettre à l’aise. Puis vient le temps du débat avec des militants associatifs invités. Ils viennent présenter leur parcours, parler de leur engagement: «Ils ne sont pas là pour faire une conférence ou la morale aux participants, mais pour lancer le débat. » La deuxième phase porte sur les représentations qu’ont les détenus du fait religieux, de l’islam, des discriminations, de la laïcité, des victimes de violences… « On ne définit rien à leur place. Revient souvent cette impression d’être méprisé parce que musulman, ou provenant des banlieues. Notre optique n’est pas de remettre en cause leur révolte (souvent légitime!), mais de trouver avec eux comment s’engager, agir de manière non violente », développe Ouisa. La troisième phase consiste en un « retour sur soi », il s’agit de travailler avec chaque participant sur son parcours et son projet personnels, comment il peut envisager l’avenir. Plus qu’un projet professionnel, il s’agit de trouver une première réponse aux questions sur sa place sociale, « l’utilité de sa vie ». Parce que le problème de ces jeunes est « avant tout celui là : un manque de reconnaissance, d’estime de soi et de perspectives ». Plus qu’une question de religion, argue Ouisa Kies, qui a travaillé avec Farhad Khosrohkavar sur l’islam en prison. En tout cas pour les dernières générations, ceux qui « reviennent de Syrie, ils vont passer à l’acte mais ne savent pas faire la prière. L’un d’eux a d’ailleurs appris à prier depuis son incarcération, quand il a fait un séjour dans la fameuse unité de regroupement de Fresnes » !
Particularité française, un programme court
Le programme qu’ils expérimentent à Osny et Fleury dure sept semaines, à raison de deux demi-journées de séances collectives hebdomadaires, pour un groupe de 12-15 personnes détenues. Une autre demi-journée est consacrée à des entretiens individuels. Une intervention très courte, comparée aux programmes de « déradicalisation » de six-sept mois mis en place dans d’autres pays européens. Pour les deux chercheurs, ce n’était pas possible en France, en raison d’un grand turn over des détenus en maison d’arrêt. Le groupe « doit nécessairement être le même du début à la fin et nous n’entendons pas nous substituer aux structures de la prison ». Il faut dire aussi que la DAP a cantonné la recherche-action à une durée d’un an non reconductible. Pour les autres appels d’offre annoncés, des programmes plus longs gagneraient à être prévus. Le parcours de ceux qui en arrivent au radicalisme violent est souvent parsemé de drames familiaux, exclusions diverses, perte de confiance dans les institutions et/ou de troubles psychologiques, qui pourront difficilement être traités en quelques semaines. Ouisa et Eduardo appréhendent leur programme comme une interface, un «déclencheur d’ouverture», avant que les acteurs usuels de la prison prennent le relais pour un suivi régulier. « Il faudrait que les enseignants, les psys, le SPIP et les partenaires habituels des prisons assurent une prise en charge prioritaire aux participants à l’issue du programme, afin que le parcours initié se poursuive », escompte Eduardo. Cela impliquerait pour le SPIP de prendre en charge des prévenus, ce qu’il ne fait pas habituellement. Et plus largement, d’intégrer en France ce que signifie une véritable prise en charge des personnes condamnées, avec un suivi hebdomadaire, et non des rendez-vous tous les trois mois. Et les ressources humaines qui en découlent.
La plupart des pays européens se sont attelés au traitement de la radicalisation il y a dix voire quinze ans, bien avant la France (Contrôleur général, 11 juin 2015).
Comment sélectionner ?
Pour participer au «programme citoyenneté» en cours, le principe du volontariat est incontournable : « On ne peut obliger personne, surtout pas en détention », indique Eduardo. A Fleury, les détenus du bâtiment choisi ont été informés par affichage et ont reçu un bon d’inscription. Parmi les candidats, les chercheurs en ont sélectionné quinze, après une réunion pluridisciplinaire avec des professionnels de l’établissement. « Nous ciblons les détenus fragilisés, ceux qui pourraient basculer », indique E. Valenzuela. Ils représentent environ la moitié du groupe, qui se veut hétérogène, avec l’intégration de personnes incarcérées pour des faits de terrorisme (1/4 du groupe), mais aussi de « leaders positifs qui peuvent entraîner les autres » (dernier quart). A Osny, le système de sélection a été plus informel, l’administration pénitentiaire, d’autres professionnels et parfois même des détenus, conseillant d’aller faire la proposition à untel. « Nous sommes arrivés à en convaincre certains, qui n’auraient jamais postulé sans nous avoir rencontrés et compris notre démarche », se réjouit Ouisa K.
Quid de la grille de sélection? Celle disponible actuellement pour repérer les radicaux « est encore pire que celle d’avant, fondée sur des stéréotypes et sans possibilité d’écrire des commentaires ». Dans le cadre de la recherche-action, une réactualisation de la grille doit être effectuée. « Les personnels en ont besoin, comme pour la prévention du suicide, les formations dispensées en ce moment ne suffisent pas à prémunir des amalgames », estime Ouisa. Le plus important sera néanmoins pour les chercheurs de convaincre les acteurs de la détention de communiquer entre eux, dans l’idée « d’évaluer ensemble, croiser leurs points de vue, défend Eduardo. Mais il ne faut pas que la détection ait lieu uniquement dans une perspective sécuritaire, comme c’est le cas aujourd’hui : on demande de détecter pour signaler une dangerosité au renseignement pénitentiaire. Nous allons défendre qu’il faut évaluer pour traiter le problème, car un travail en ce sens peut être initié en prison, par une prise de conscience individuelle tout d’abord. » En effet, si nombre de professionnels et intervenants refusent d’échanger leurs informations et analyses avec l’administration pénitentiaire, c’est notamment en raison des conséquences négatives qui pour- raient en résulter pour le détenu. La démarche est ambitieuse, peut-être trop optimiste dans un univers fondamentalement disciplinaire. Elle a le mérite d’être pensée. « Ce dispositif fait beaucoup de bien aux personnes détenues, qui ont vraiment l’impression d’être prises en charge, et à partir de là, peuvent se questionner », dit Ouisa. Enfin.
Sarah Dindo