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« Une expérience révoltante pour un médecin »

Erika Dujardin, médecin généraliste, a exercé trois ans comme médecin-chef au centre pénitentiaire de Nouméa, qu’elle a quitté en juin 2010. Elle décrit les effets dévastateurs des conditions de détention sur la santé des prisonniers, ainsi qu’une grande précarité du système de soins.

Quels sont les principaux problèmes de santé qui affectent les détenus de Camp-Est ? En quoi sont-ils liés à leurs conditions de détention ?

Les conditions d’hygiène déplorables sont à l’origine de parasitoses, de maladies dermatologiques contagieuses, de plaies cutanées chroniques par défaut de cicatrisation et surinfection, pour lesquels les soins prodigués ne su sent pas si le maintien de l’hygiène n’est pas assuré. La luminosité naturelle n’entrant pas dans les cellules, il s’ensuit des troubles oculaires et de la vue. L’aération est quasiment inexistante, favorisant la pullulation microbienne et une chaleur insoutenable en période estivale, entraînant une recrudescence de pathologies dermatologiques infectieuses (staphyloccocie…), des déshydratations et un affaiblissement global des personnes déjà souffrantes. Les literies et draps étant changés de façon aléatoire, ils deviennent des nids à microbes.

La nourriture est insuffisante et des régimes adaptés à certaines pathologies métaboliques (diabète, goutte, cholestérol…) ne sont pas proposés, si bien que certains préfèrent ne pas manger plutôt que de subir une énième crise de goutte. Il n’existe pas non plus de cellule non fumeur et l’état de certaines personnes souffrant de bronchite chronique, d’asthme ou autre pathologie respiratoire se dégrade. Le terrain de foot, dont la surface initialement constituée de scories a été recouverte d’une couche de sable, est lui aussi à l’origine de multiples blessures, entorses et autres problèmes orthopédiques.

D’autant que la plupart des détenus jouent pieds nus, par habitude pour certains et pour d’autres par impossibilité de cantiner ou de se faire apporter des baskets.

De manière générale, les missions du médecin relatives aux règles d’hygiène collective ne peuvent être assurées et certaines pathologies épidémiques ne sont pas prévenues. Sans compter l’accès réduit aux insecticides corporels, qui restent à la charge des détenus, alors qu’une majorité d’entre eux sont indigents… Ces conditions de « survie » engendrent également une souffrance psychique majeure face à laquelle les professionnels sont souvent impuissants, faute de moyens humains et d’infrastructure. On observe une recrudescence du recours aux psychotropes, de leur trafic et mésusage : le temps du Camp-Est devient un temps suspendu hors réalité, réduit à une lutte pour survivre.

Quels sont les principaux manques pour garantir l’accès aux soins pour les détenus ?

Pour situer le contexte, il faut rappeler que la loi du 18 janvier 1994 relative à la santé publique et à la protection sociale, qui pose le principe d’équivalence des soins en milieu libre et en milieu fermé, ne s’applique pas à Nouméa. L’individu incarcéré perd son statut de citoyen de la Nouvelle Calédonie, ne bénéficiant plus (pour lui-même, ni pour ses ayant-droits) de la couverture sociale assurée par la CAFAT, organisme territorial. Le service médical, rattaché depuis peu au centre hospitalier, peut s’apparenter à une UCSA, mais la prison ne dispose toujours pas de SMPR pour la prise en charge psychiatrique des patients.

De manière générale, il y a trop de patients pour trop peu de soignants. Pour l’année 2011, 68 % des demandes de consultation médicale n’ont pu être honorées. Le manque de personnel oblige à hiérarchiser les « urgences » au delà de l’éthique et des fondamentaux déontologiques. En outre, l’infirmerie est située dans une espèce d’enclave qui limite les mouvements des détenus, les deux surveillants affectés au service d’infirmerie assurant à la fois l’acheminement des patients et la distribution des médicaments en cellule. Pour cette raison, 70 % des patients convoqués à l’infirmerie pour des soins n’ont pu être vus en 2011. Concernant l’activité de la psychologue, seules 46 % des demandes ont donné lieu à une première consultation avec un délai d’attente d’en moyenne six semaines. Les soins spécifiques nécessaires à certaines pathologies psychiatriques ne peuvent être assurés au regard du nombre encore dérisoire de vacations du médecin psychiatre, du temps de présence psychologique et de l’encombrement du centre hospitalier psychiatrique (manque de disponibilité de lits pour l’hospitalisation des détenus).

Différentes missions du corps soignant ne peuvent être assumées, notamment les actions de dépistage de MST, d’éducation à la santé et de prévention, de prise en charge de certaines problématiques addictologiques ou de violence. En outre, les différents niveaux de sécurité prévus par la pénitentiaire pour les extractions médicales rendent souvent impossible de les effectuer faute de moyens humains. Certains détenus « identifiés » ont, dès lors, peu de chance de pouvoir bénéficier d’une consultation ou d’un examen à l’hôpital. Le nombre d’extractions annulées est trop important, ce qui s’avère délétère pour certaines prises en charge médicale, avec indication d’actes chirurgicaux en urgence qui auraient pu être évités, prolongation du délai de prise en charge de maladies impactant parfois l’espérance de vie (dans les cas de cancer, par exemple).

Enfin, le secret médical n’est pas respecté, les détenus étant obligés de formuler leurs demandes sur papier libre, confié aux surveillants en charge de le faire parvenir à l’infirmerie. Lors des extractions à l’hôpital, les médecins hospitaliers confient également aux surveillants le compte rendu écrit de la consultation après leur avoir rapporté oralement.

Quelles seraient les mesures à prendre pour remédier à de telles carences ?

Pour permettre de respecter le droit à la santé, qui est un droit inaliénable, il y a quelques conditions préalables: la réduction du nombre de détenus et l’amélioration des conditions de détention. La vétusté et l’obsolescence des locaux associées à une surpopulation au delà de l’humainement tolérable rendent les conditions de vie en détention inacceptables; l’exiguïté des cellules qui hébergent le plus souvent (systématiquement au quartier maison d’arrêt) six personnes porte atteinte à l’intimité de l’individu.

Pour le service médical, l’augmentation des moyens humains est prioritaire, tout comme la restructuration des locaux, sachant que les cellules de l’infirmerie qui permettaient une prise en charge sanitaire quotidienne se sont transformées récemment en cellules pour arrivants. Il faut développer une prise en charge spécifique pour les mineurs, alors qu’un nouveau quartier « jeunes détenus » a été ouvert sans que ne soit prévue aucune prise en charge multipartenariale. Il serait aussi opportun de reconnaître l’existence de la pharmacopée traditionnelle et de permettre son usage ; le recours aux plantes médicinales permettrait, pour certains maux, d’éviter la prescription de médicaments de synthèse…

Que retirez-vous personnellement de cette expérience ?

Elle fut nourrie d’humanité dans les rencontres, mais aussi déroutante et révoltante, du fait de la léthargie institutionnelle et politique, ainsi que des conditions d’incarcération avilissantes. En miroir, les conditions d’exercice de nos différentes professions sont mises à mal et bousculent la démarche déontologique de chacun. Il faut néanmoins souligner que malgré ces conditions de survie, les détenus essaient d’assurer une paix sociale autant que possible, les surveillants restent « humains » dans leur approche des personnes détenues, les soignants persévèrent à essayer d’assurer leur service et continuent de lutter pour son amélioration.