En mars 2017, les organes de contrôle constatent l’enlisement d’un climat de violence au centre pénitentiaire de Béziers. Un problème chronique auquel l’administration semble opposer comme principale réponse la fermeture des portes et l’isolement des personnes jugées « vulnérables ». Une approche inefficace qui ne s’attaque pas au cœur des problèmes.
Une visite conjointe du Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) et du Défenseur des droits relève de l’exception. À l’origine de celle qui les a rassemblés en mars 2017 à la prison de Béziers, des alertes sur de potentiels « manquements individuels à la déontologie de la sécurité de la part de surveillants pénitentiaires », ainsi que l’afflux important de courriers évoquant des violences physiques « commises entre personnes détenues et mettant en cause des surveillants » (1). Les courriers reçus à l’OIP racontent aussi un sentiment d’insécurité omniprésent. Il est alors courant que des détenus « bloquent » le quartier disciplinaire pour demander une protection. Que d’autres renoncent aux activités ou à la promenade quotidienne par crainte d’une agression, restant cloîtrés en cellule des journées entières, voire des mois.
« Je vous écris dans une situation d’urgence […] J’ai subi plusieurs agressions physiques, menaces de toutes sortes. J’ai alerté la direction en demandant l’isolement pour éviter que ma situation ne s’aggrave, mais il n’en est rien […] Je suis d’accord pour payer ma dette, mais comme un homme, non comme un animal », écrivait récemment une personne détenue, contrainte d’entamer une grève de la faim et de la soif pour alerter sur sa situation. Un témoignage emblématique, qui fait écho à ceux qui nous parviennent régulièrement de Béziers. Entre 2016 et 2018, de nombreux récits de prisonniers comme de professionnels alertent l’OIP sur le climat de violence de l’établissement.
Une violence omniprésente
Visages tuméfiés, plaies ouvertes, dents ou doigts cassés… Dans les dossiers médicaux, l’équipe de l’unité sanitaire consigne, à une fréquence qui l’inquiète, des lésions souvent graves. D’après les récits des soignants et des personnes concernées, ces agressions auraient essentiellement lieu dans les couloirs, les escaliers, dans les angles morts des caméras de vidéosurveillance. Conséquence : des détenus renoncent parfois aux soins et sont un temps « perdus de vue » par l’unité sanitaire. D’après plusieurs témoignages, des personnes seraient également menacées alors qu’elles se rendent au parloir. « Si ta famille ne passe pas quelque chose au parloir, si tu ne vas pas récupérer la projection de tel jour, il y aura des représailles. Alors il y a des jeunes qui ne veulent plus que leurs proches viennent les voir », se désole Myriam Stefanaggi, infirmière à l’unité sanitaire. « Un de mes patients racketté à l’intérieur a vu sa femme menacée. Il a alors demandé à changer de bâtiment, il a voulu porter plainte. Mais ni la direction de l’établissement ni le procureur n’ont répondu à ses courriers », rapporte Nicolas Haegman, psychiatre et ex-chef de service de l’unité sanitaire.
Si la plupart des personnes qui écrivent à l’OIP se plaignent de la violence de leurs co-détenus, certaines disent aussi subir brimades, violences et humiliations de la part d’une minorité de surveillants. Des allégations difficiles à vérifier tant les obstacles sont nombreux pour passer outre la peur de représailles, lancer l’alerte et établir les faits en cas de dépôt de plainte. En 2015, le CGLP relevait déjà de son côté que « des surveillants [avaient] été mis en cause par les personnes détenues lors des entretiens menés par les contrôleurs : certains, personnellement, eu égard à des comportements irrespectueux ou mettant en cause leur probité ». Selon le parquet de Béziers et le Défenseur des droits, plusieurs instructions impliquant des personnels de surveillance seraient en cours.
Le manque de confidentialité en cause
À Béziers comme dans d’autres prisons, certains sont plus susceptibles d’être passés à tabac que d’autres : les détenus auteurs d’infractions à caractère sexuel (AICS), souvent péjorativement désignés comme « pointeurs ». « Lorsque vous êtes incarcéré pour une infraction sexuelle, vous êtes directement rejeté, agressé physiquement, verbalement, ostracisé », raconte l’une des personnes concernées. Une violence souvent banalisée, ou décrite avec un sentiment d’impuissance. « Tout le monde sait que des détenus se « défoulent » sur des pointeurs. C’est la double peine pour eux », lance un membre du personnel soignant.
D’après plusieurs témoignages recueillis, le manque de confidentialité sur le contenu des fiches pénales contribue à cette mise en danger des personnes. « Nous ne pouvons pas nous rendre en promenade, car tôt ou tard un surveillant finit par révéler la raison pour laquelle nous sommes incarcérés », raconte un détenu dans un courrier transmis à l’OIP. Observateurs privilégiés de la vie de la détention (2), plusieurs aumôniers s’indignent de cette situation. « On a l’impression que tous les surveillants connaissent le casier du détenu. C’est répété et parfois amplifié. Chacun sait, ou croit savoir, ce qu’a fait le détenu de la cellule d’à côté… et c’est catastrophique », analyse l’un d’entre eux. « Mais pour que les détenus connaissent les affaires les uns des autres, il n’y a pas besoin que les surveillants parlent. Il y a Internet, la presse locale, etc. », remarque un autre.
La gestion par l’isolement
Lors de sa visite de 2015, un phénomène inquiète particulièrement le CGLPL : l’administration pénitentiaire regroupe les personnes considérées comme « vulnérables » en détournant de leur usage théorique le quartier d’isolement (QI), le quartier arrivant (QA), le quartier disciplinaire (QD), mais aussi une aile de la maison d’arrêt, tous dès lors utilisés comme « échappatoires » (3) à la détention ordinaire.
Une mesure instaurée en guise de pis-aller, comme dans d’autres établissements pénitentiaires. Mais à Béziers, ce système D atteint des proportions alarmantes. En 2015, environ un cinquième des détenus de la prison sont concernés, avec « des effets délétères sur [leurs] conditions de détention », pointe la Contrôleure : dans ces quartiers, ils sont soumis à un régime « portes fermées » qui limite l’accès aux activités, à une formation ou au travail. Autre dysfonctionnement banalisé : alors que le placement en QI doit être une mesure exceptionnelle (4) et que son impact sur la santé mentale est bien connu (altération des sens, décompensation psychologique, etc.), des personnes y sont affectées pour des durées particulièrement longues – voire pour toute la durée de leur détention.
En réponse à ce phénomène, la direction de l’établissement a créé, en janvier 2016, une aile dédiée aux « personnes vulnérables ». Problème : ces 28 places sont bien loin de pallier les nombreuses demandes de protection. Plus inquiétant encore, le fonctionnement en régime « contrôlé » de cette aile spéciale : les portes y sont fermées nuit et jour, comme en maison d’arrêt, ce qui est là encore incompatible avec le suivi d’une formation ou un travail. Le CGLPL note que ce régime implique par ailleurs une dépendance des détenus vis-à-vis des surveillants pour l’accès au téléphone, à la laverie, à l’office, et à la boîte aux lettres. Une dépendance qui se révèlerait d’autant plus problématique si les allégations qui visent certains personnels se confirmaient.
Et si l’affectation dans la zone des « vulnérables » permet de diminuer le sentiment d’insécurité des personnes concernées, elle ne change pas fondamentalement leur quotidien. « Ils sont regroupés comme des brebis galeuses. Ils ne sortent jamais en promenade sinon tout le monde leur tombe dessus », déplore une intervenante. En mars 2017, le CGLPL constate que huit personnes sur vingt-six ne sortent jamais de leur cellule ; et qu’hormis les auxiliaires employés au service général, les détenus y sont enfermés entre 20 et 24 heures par jour (5). Le Contrôle pointe aussi le caractère inadapté des autres mesures de protection proposées, telles que l’accès à une promenade spéciale ou un accompagnement dans certains déplacements : d’une part, par crainte de la stigmatisation, seule une minorité des détenus l’accepte ; d’autre part, comme le déplore Nicolas Haegman, « quand les personnes sont repérées, les violences ont quand même lieu, mais hors de ces déplacements ».
Cette situation de confinement contraint ne concernerait pas seulement les quartiers spécifiques, mais des dizaines de détenus dans la prison. Dans la maison d’arrêt, où le taux d’occupation dépasse les 140 % (6), plusieurs personnes ne sortiraient jamais de cellule – même lorsque celle-ci est triplée. Par ailleurs, le CGLPL souligne à l’issue de sa dernière visite que la situation observée en 2015 perdure : « Plusieurs quartiers de détention sont ainsi toujours utilisés comme des échappatoires à la détention ordinaire. » Relevant que l’affectation dans ces quartiers est « attentatoire aux droits fondamentaux », il demande « que soit mis fin à cette situation et que soient élaborées des mesures préventives, en particulier à partir d’une réflexion sur les causes de ces mises à l’écart, sur les logiques internes à la détention et sur leur impact dans la vie quotidienne des personnes détenues ».
Une réflexion laissée en jachère
Ouverte en 2009 en remplacement de la vieille maison d’arrêt du centre-ville, cette prison bétonnée, à la peinture neuve mais à l’architecture déshumanisée, est souvent décrite comme une « grosse machine ». Au 1er mars 2018, 960 personnes y étaient détenues – pour une capacité théorique de 809 places (7) – et plusieurs centaines de personnes y travaillaient. « Les gens ne se parlent pas, ils se croisent », résume un membre du personnel. Une employée de l’administration pénitentiaire parle de « services hermétiques et sclérosés ». Dans son rapport de 2015, le CGLPL évoque « des tensions au sein du personnel de surveillance. […] De manière générale, l’organisation atomisée du service n’est pas de nature à faciliter la cohésion. » Des tensions qui seraient toujours d’actualité, d’après plusieurs témoignages recueillis. À cette ambiance s’ajouterait un turn over important. Une organisation qui rendrait difficile l’identification des responsabilités, la communication entre les services ou les bâtiments. « Les gens bien se fatiguent. Il faut que ça tourne… Alors tous les problèmes sont étouffés », soupire un professionnel de santé. Un sentiment d’épuisement renforcé par l’idée, partagée par les détenus comme par le personnel, qu’aucune solution sérieuse n’est proposée. « Les surveillants qui sont au courant des problèmes et les déplorent ont l’impression de ne pas être entendus, ni soutenus », explique Myriam Stefanaggi. « On a alerté la direction, mais leur réaction est toujours la même : c’est la faute des détenus. L’année dernière, on nous expliquait que c’était à cause du manque d’effectifs… Cette année, c’est le déni complet », déplore une intervenante. « On n’est pas écoutés », s’agace un surveillant. « S’il y a un mort demain, ça peut être de n’importe quel côté. On dirait qu’il faut un drame pour qu’on fasse quelque chose. »
En 2015, la mise en place d’un plan d’action contre la violence faisait partie des objectifs prioritaires de l’établissement. Un groupe de pilotage local s’est ainsi réuni à six reprises, entre mars 2015 et septembre 2016, mais les réunions se sont arrêtées après le départ d’une adjointe au chef de l’établissement. Ces rencontres, pendant lesquelles un nombre réduit de professionnels a été consulté – et aucune personne détenue – ne semblent pas avoir permis de considérer le problème dans sa globalité. À la lecture des comptes-rendus de réunions, le CGLPL déplore le « peu d’éléments de diagnostic et de réflexion » sur la protection des personnes vulnérables ou sur le blocage de certains quartiers. Seuls projets mentionnés : des formations du personnel pénitentiaire sur la prise en charge des détenus atteints de troubles psychiatriques et la création d’une observation pour les personnes arrivant au centre de détention. Au moment de notre enquête, la formation avait été interrompue après deux séances. La direction de l’établissement et la direction interrégionale des services pénitentiaires de Toulouse n’ayant pas souhaité répondre à nos questions, impossible de savoir si de nouvelles mesures ont été prises.
Par Sarah Bosquet
(1) Rapport du CGLPL établi suite à la visite de vérification effectuée du 7 au 9 mars 2016.
(2) Les aumôniers sont les seuls intervenants à pouvoir entrer dans les cellules des personnes détenues pour des rencontres individuelles.
(3) Rapport du CGLPL suite à la visite de mars 2015.
(4) Lorsque le placement au QI dure, il est considéré comme « un traitement inhumain et dégradant » par le CPT et la CEDH.
(5) Le Conseil de l’Europe préconise huit heures par jour à l’extérieur de la cellule.
(6) 142,9 % au 1er mars 2018.
(7) Statistiques mensuelles de l’administration pénitentiaire.