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Violences des surveillants de prison: «On signale, et advienne que pourra»

Témoignage d’un directeur de prison, en poste depuis vingt-cinq ans. Pour ce directeur, si les violences sont moins tolérées que par le passé, elles n’ont pas pour autant disparu.

Vous travaillez depuis vingt-cinq ans dans la pénitentiaire à des postes de direction. Quelles évolutions avez-vous pu consta­ter sur la problématique des violences ?

Jusqu’à la fin des années 1980, taper sur les détenus était relativement banal. Il y avait ce qu’on appelait la « gifle éducative », quand un détenu parlait mal à un surveil­lant par exemple, ou encore les « haies d’honneur » : certains anciens m’ont raconté, les larmes aux yeux, qu’ils avaient été contraints de participer à ces passages à tabac au cours desquels le détenu, auteur de certaines catégories d’infractions, était accueilli à son arrivée dans l’établissement par deux rangs de surveillants qui le moles­taient sur son passage. Les anciens d’une prison connue pour être très disciplinaire m’ont aussi dit que lorsqu’il y avait des refus de réintégrer les cellules à la fin de la promenade, les surveillants se comptaient, comptaient les détenus, puis ils rentraient dans la cour et se battaient avec eux. Ils frappaient, mais ils prenaient aussi des coups : ils sortaient avec la chemise déchi­rée, les boutons arrachés, etc. En général, ni les surveillants ni les détenus ne portaient plainte. C’était un mode de fonctionnement et de régulation qui était quasiment consi­déré comme normal.

À partir des années 1990, une mutation professionnelle et culturelle s’est amorcée au sein des services. On a commencé à pros­crire les coups directs et à considérer qu’il fallait gérer l’intervention autrement. Sauf qu’à cette époque, on n’était ni équipés ni préparés : on faisait comme on pouvait, et s’il fallait intervenir dans la cellule d’un for­cené, on y allait avec un matelas pour repous­ser le détenu au fond de la cellule, en essayant d’attraper une jambe d’un côté, un bras de l’autre, et de le maîtriser comme on pouvait. Et il y avait des blessés des deux côtés.

Qu’en est-il aujourd’hui ?

Les surveillants ont intégré le fait que ce n’est pas normal de frapper les détenus et que cela peut donner lieu à une procédure disciplinaire, voire pénale. Mais les violences n’ont pas disparu pour autant. La principale conséquence de cette évolution, c’est que les agents s’arrangent pour que ça ne se sache pas lorsque ça se produit. Dans ce contexte, pour la direction, tout l’enjeu est d’avoir connaissance de ces violences. D’au­tant que les surveillants qui, avant, pouvaient commettre des violences caractérisées iso­lées, aujourd’hui, s’ils ne sont pas complè­tement stupides, vont pousser le détenu à bout et organiser une intervention avec toute l’apparence de la normalité et du res­pect de la réglementation. Concrètement : les agents entrent à quatre ou cinq dans la cellule, équipés, pour une intervention extrêmement musclée. Pas de coups directs, mais le détenu sera maintenu au sol, les surveillants pesant sur lui, le genou sur l’épaule ou sur le bas du dos, et ils vont le secouer un peu – sous couvert d’une inter­vention. Et on dira que c’est parce qu’il s’est débattu qu’il a fallu employer la force. C’est très courant. Et dans ces cas-là, bon courage pour définir s’il y a eu usage proportionné ou excessif de la force… D’une certaine manière, l’interdiction d’exercer des vio­lences physiques – aussi louable soit-elle – a abouti à un fonctionnement qui me paraît plus violent. J’ai presque envie de considé­rer que la « gifle paternelle » était un moindre mal par rapport aux interventions auxquelles on est confronté aujourd’hui, sous couvert de la légalité.

D’autant que les détenus et les surveil­lants qui osent dénoncer ces situations sont rares…

En effet. Il faut vraiment une conjonction d’événements particuliers pour qu’une affaire de violences puisse sortir dans de bonnes conditions. C’est un véritable par­cours du combattant, et le détenu a beau­coup à perdre. Certains m’ont dit qu’ils ne voulaient pas porter plainte parce qu’ils savaient que ce serait difficile, sans être sûrs que ça allait aboutir. Des pressions peuvent être exercées sur eux. Ils peuvent être transférés, avec toutes les conséquences que cela peut avoir pour eux sur le plan du maintien des liens, sur leur parcours pénal.

Vous pensez à un exemple en particulier ?

Je me souviens de l’histoire d’un homme qui s’était plaint d’avoir subi des violences sexuelles lors d’une fouille. Le parquet a été alerté, la direction interrégionale aussi, et le surveillant a finalement été condamné, quelques années plus tard. Mais le détenu en question a été tellement maltraité qu’on a dû le transférer, et la pauvre surveillante qui avait eu le courage de m’avertir a aussi eu de grandes difficultés pendant plusieurs semaines. C’est le syndrome des vestiaires de l’équipe de France de la Coupe du monde 2010 : l’important, ce n’est pas de savoir si Anelka a insulté l’entraîneur mais de savoir qui a balancé dans le vestiaire. Et je pense qu’il y a des agents qui sont en souffrance à cause de cela. C’est pareil avec le service médical. Si des soignants signalent des traces de coups qui paraissent suspectes et que le détenu dénonce des violences d’un surveillant, les conséquences peuvent être immédiates : l’infirmière mettra deux fois plus longtemps à distribuer ses médica­ments parce que tout deviendra compliqué, pour passer les portes, etc.

Il faut que les détenus qui osent en parler soient courageux, et que les personnels qui relaient l’information le soient tout autant. Parce qu’il y a une solidarité de corps. Et cette réaction collective peut conduire les organisations syndicales à allumer des contre-feux, avec souvent une solidarité à mauvais escient qui, à mon avis, nuit à la crédibilité de la profession. Je me souviens d’une affaire qui avait commencé par deux tracts syndicaux dénonçant en des termes injurieux un détenu qui aurait frappé un surveillant. On a su ensuite, notamment grâce à la vidéosurveillance, que c’était en réalité le surveillant qui avait agressé le détenu. Et je suis persuadé que ceux qui ont écrit ce tract savaient très bien ce qui s’était réellement passé…

Et le directeur dans tout ça, n’a-t-il pas un rôle à jouer ?

En réalité, ce type d’affaires, pour un chef d’établissement, c’est des ennuis assurés pendant des semaines, voire des mois. Tout ce qui était relativement simple va devenir compliqué. Le climat social va devenir extrê­mement tendu, pour ne pas dire délétère. Et dans un tel climat, les investigations internes deviennent extrêmement compli­quées. Cela peut expliquer cette tendance peu courageuse des chefs d’établissement qui souvent transmettent très vite les dos­siers au parquet : on signale, et advienne que pourra. À mon avis, on aurait tout inté­rêt à essayer d’éclaircir les choses en interne avant de saisir le parquet, parce que quand le loup judiciaire entre dans la bergerie pénitentiaire… J’ai connu une situation dans laquelle le procureur avait sur-réagi, avec de nombreux agents placés en garde à vue, certains en pleurs, au total une situa­tion catastrophique pour une plainte fina­lement classée sans suite.

On fait généralement plutôt le constat d’une inertie du parquet…

C’est vrai que ça arrive aussi. À une époque, je travaillais avec un parquet absolument pas réactif. Je me souviens en particulier d’une affaire dans laquelle la plainte d’un détenu, qui avait une trace de semelle très visible sur le dos après qu’un surveillant s’était mis debout sur lui quand il était au sol, avait été classée sans suite… Ce qui me frappe surtout, c’est la manière dont les juges ou les magistrats du parquet se font instrumentaliser par l’administration péni­tentiaire. Il y a une réelle méconnaissance des modes de fonctionnement des établis­sements pénitentiaires : on peut faire pas­ser une intervention ratée de surveillants pour une agression du détenu sur person­nel, idem pour un détenu qui réagit lorsqu’on lui saute dessus à cinq…

Et les services enquêteurs, la police et la gendarmerie ?

Les services de police et de gendarmerie sont parfois très conciliants avec les per­sonnels de l’administration pénitentiaire. Il faut dire qu’ils travaillent toute l’année ensemble… Alors vous n’avez surtout pas intérêt à ce que l’enquête soit diligentée par les gendarmes de la brigade dédiée à l’éta­blissement et à son fonctionnement. Parce que si l’enquête crée des tensions dans l’établissement (si les gendarmes doivent interroger des détenus, etc.), les gendarmes ne pourront plus travailler correctement. Les surveillants les feront attendre à l’entrée par exemple, etc.

L’opiniâtreté du parquet semble essen­tielle…

C’est certain. Pour bien fonctionner, un établissement pénitentiaire doit avoir un parquet vigilant et intelligent. À une autre époque, je travaillais avec un procureur qui m’avait clairement dit qu’il serait très pré­sent sur les violences dont sont victimes les personnels, mais qu’il voulait aussi éclaircir toutes les violences commises sur les personnes détenues. Et il était effecti­vement capable d’agir avec la même déter­mination dans les deux cas, mais avec intel­ligence et modération. Un exemple : une altercation entre un surveillant, connu pour être particulièrement impulsif, et un détenu. Celui-ci dit avoir pris des coups et refuse de réintégrer sa cellule tant qu’il n’aura pas vu un gradé. Sa version des faits : il s’est adressé au surveillant qui, agacé, l’a frappé au visage. Celle du surveillant : il l’a bel et bien repoussé mais le détenu s’est cogné la tête contre l’armoire. Le scénario typique qui pourrait aboutir à un classement sans suite par le procureur et par une absence de procédure disciplinaire contre le surveil­lant. Sauf que ce procureur a fait examiner le détenu par un médecin légiste. Qui a constaté que les lésions ne pouvaient pas venir du choc contre une armoire mais résultaient bien d’un coup. Et le surveillant a comparu devant le tribunal correctionnel.

Mais l’affaire ne peut-elle pas toujours être poursuivie sur le plan disciplinaire, au niveau administratif ?

Si vous avez un classement sans suite au pénal, il y a toutes les chances pour que votre procédure disciplinaire avorte elle aussi. De manière générale, on ne peut pas dire que l’administration centrale soit d’un très grand courage en la matière. Un exemple : un détenu arrive dans mon établissement avec un œil au beurre noir. Explication des surveillants qui ont assuré le transfert : le détenu s’est agité dans le camion, les sur­veillants l’ont allongé pour le calmer, sa tête a tapé contre le sol à chaque chaos de la route. La surveillante qui conduisait les a contredits. Je ne vous raconte pas comment elle a souffert, la pauvre, je l’ai eue en pleurs dans mon bureau, elle était harcelée par ses collègues. Malgré tout, cette affaire a abouti, mais seulement à des petites condamnations disciplinaires. L’administration devrait être plus claire dans les messages qu’elle envoie. Elle sait se montrer impitoyable avec les surveillantes qui tombent amoureuses de détenus : dans ce cas, les malheureuses sont révoquées et les syndicats applaudissent. À l’inverse, les sanctions sont dérisoires quand les surveillants tapent sur les déte­nus. Comme si ce n’était pas grave…