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Fresnes : dans les coulisses d’une visite extra-ordinaire

Détenu à Fresnes entre 2015 et 2017, M. T. a fait condamner l’établissement pour ses cours de promenade indignes. Afin de prendre la mesure de la situation et des travaux qu’il convient de réaliser, les magistrats ont décidé de se rendre sur place. L’ancien détenu repasse avec eux les portes de la prison, cette fois en homme libre, et en position de demander des comptes à l’administration pénitentiaire. Récit d’une visite exceptionnelle.

Dans sa requête, M. T. avait notamment pointé l’exiguïté des cours par rapport au nombre de détenus, l’absence de points d’eau et d’urinoir, l’absence d’abri et d’assises, ainsi que l’absence de surveillance pendant la promenade. L’état de délabrement et d’indignité des cours avait par ailleurs été régulièrement signalé par les instances de contrôle française et européenne : le Comité européen pour la prévention de la torture (CPT) et le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) avaient entre autre signalé la présence importante de rats et les conséquences pour les détenus, qui « ne s’asseyent plus au sol dans les cours de promenade, mais doivent se contenter de s’accroupir ou de s’adosser, et lorsqu’elles veulent jouer aux cartes, elles ne les posent pas par terre mais dans les mains d’un codétenu, qui servent de table de jeu »[1].

Les cours de promenade de la maison d’arrêt de Fresnes ©Grégoire Korganow/CGLPL

Dans la salle de crise

Réunis dans la « salle de crise » de Fresnes, on s’installe pour une véritable confrontation : le requérant et la défense d’un côté (nous), quatre magistrats, et toute l’administration pénitentiaire en face – il y a le ministère, la DAP, la DI[2] et la direction de Fresnes. C’est là que je me rends compte que l’administration a vraiment mis les bouchées doubles : il y a du monde. On sent une grosse tension. Personnellement, à ce moment-là, je me dis que j’ai déjà gagné, parce que l’administration est en stress, parce qu’elle va recevoir des magistrats et qu’elle sait qu’elle est en tort.

Le président explique tout de suite qu’il vient pour voir sur place ce qu’il est concrètement possible de faire : il semble clair que pour lui, il est hors de question de revenir sur le fait que des travaux seront exigés. Ça a assez duré : ma requête date de 2015, on est en 2018. Mais il veut que ce soit une décision pragmatique. Il y a justement dans cette pièce une grande photo aérienne de Fresnes sur laquelle on voit très bien toutes les petites alcôves des promenades – il y en a plus de 140. Elles sautent aux yeux, comme une anomalie sur la photo : un espace très petit dans un grand ensemble. Le président demande alors si c’est spécifique à Fresnes. La responsable du parc immobilier lui répond par un speech de quinze minutes qui endort tout le monde, expliquant que l’administration a toujours été d’accord pour faire des travaux mais qu’il faut les intégrer dans un projet d’ensemble qui porterait sur toute la région parisienne : autrement dit, si on prévoit des travaux à Fresnes, il faut aussi en prévoir à Fleury, et ainsi de suite… et que le tout soit inscrit dans un grand calendrier. Moi, pendant ce temps, je boue intérieurement. L’administration joue le jeu du flot d’informations inutiles, comme quand des journalistes ou des parlementaires viennent, elle sort de grands discours qui ne correspondent absolument pas à la réalité. Alors que très concrètement, il y a des libertés fondamentales en jeu, on s’égare dans des considérations techniques. On a des gens qui souffrent autour de nous. Qu’est-ce qu’on peut faire pour les soulager ? Mettre des bancs, des robinets ? Voilà, parlons de ça !

Mon avocat la reprend : « Si nous sommes venus aujourd’hui, ce n’est pas pour entendre le discours habituel de l’administration mais pour trouver une solution. Très concrètement, est-ce qu’abattre les murs, ce n’est pas une solution ? »

Le directeur technique évoque alors le « problème des canalisations ».
– Il y a des canalisations dans les murs ?
– Non, en sous-sol.
– Alors si c’est en sous-sols, on peut casser les murs ?

Ils sont obligés de reconnaître que c’est possible.

En promenade

Le premier détail marquant, c’est que la prison est très propre – c’est tellement propre que tout le monde se regarde, étonné, parce qu’ils connaissent la réputation de Fresnes ! Les abords aussi sont propres. Dans cet espace de dix-quinze mètres, semi-bétonné, qui est juste en dessous des fenêtres et qui sépare le bâtiment des cours de promenade, d’habitude il y a toute la bouffe que jettent les mecs par les fenêtres, et il y a tous les rats, c’est extrêmement sale. Ce que j’ai connu ultra dégueulasse, là c’est nickel, ça a été très bien nettoyé.

Une cour de promenade de la maison d’arrêt de Fresnes © Bernard Bisson/Divergence

On rentre dans la première promenade, une grande promenade, comme je le fais remarquer au président. Ce qui est intéressant – enfin, intéressant… – c’est qu’il y a des bouteilles remplies d’urine dans la cour : puisqu’il n’y a pas d’urinoirs, les mecs, pendant leur promenade, ils font pipi dans des bouteilles et les jettent par-dessus le mur, dans la cour voisine.  Aux fenêtres, des mecs criaient : « C’est pas comme ça d’habitude, c’est dégueulasse, il y a des rats, là ils ont tout lavé, on n’a pas de draps… ». La litanie des plaintes. Je pense que c’était un peu impressionnant pour les magistrats et pour l’administration. On ne s’est pas retrouvés devant un établissement vide, on était vraiment dans le rythme de la prison. Moi ça m’a rappelé ce que j’avais oublié : c’est extrêmement bruyant, toute la journée – et ce n’est pas du petit bruit… Tu as en permanence dix ou quinze voix de mecs en train de crier. Toute la délégation est curieuse, pose des questions, regarde, très attentive. Même les gens de l’administration pénitentiaire, on ne les sent pas à domicile, on les sent en visite, ils n’osaient même pas lever les yeux. Craintifs. Je trouve ça un peu bizarre, puisque normalement c’est chez eux : tu es membre de l’administration pénitentiaire, tu rentres dans une prison, tu ne regardes même pas les gens. Si même toi tu as peur en prison…

L’administration joue le jeu : ils nous amènent là où on le demande, et le directeur de Fresnes répond aux questions, il n’essaye pas de tricher. On va donc ensuite dans une promenade plus petite, et je dis aux membres de la délégation – ils sont une vingtaine : « Voilà, imaginez-vous à vingt dans cet espace tous les jours, en sachant que chacun a des besoins – marcher, courir… Vous devez vous organiser là-dedans sans que ça crée d’incidents. » Quand on est rentrés dans la deuxième promenade, le président a demandé si les murs de séparation étaient épais, dans l’idée de les détruire, j’imagine. Alors pour lui montrer que ce n’était pas très épais, j’ai fait ce qu’on fait quand on veut appeler la promenade d’à-côté : j’ai tapé fort avec la paume, et tout le monde a entendu que c’était tout fin et possible de casser.

Les magistrats posent des questions, ils regardent. Le président voulait savoir quand est-ce qu’on lavait les cours de promenade à grande eau. Il y a des rats, l’idéal serait de nettoyer tout le temps – et c’était aussi l’idée de mon avocat, de demander à intensifier encore le nettoyage : « L’effort que vous avez fait pour ce soit propre aujourd’hui, c’est ce qu’on aimerait tout le temps. » Le directeur a alors expliqué que c’était impossible parce que les sols n’étaient pas tous bétonnés, mais aussi parce que les évacuations des eaux avaient été bouchées pour bloquer le passage des rats. Il y a bien la pente pour que l’eau ruisselle, mais c’est bouché ! Et c’est pareil quand il pleut : ça fait des mares dans le fond. Or, c’est dans le fond qu’il y a l’abri. Donc soit tu t’abrites et tu as les pieds dans l’eau, soit tu ne t’abrites pas !

On va aussi voir un espace qui sépare les deux rangées de promenade et les bâtiments, une grande cour qui sert à faire du sport. C’est intéressant parce que l’administration semblait décrire l’établissement comme un lieu où il n’y a pas d’espace. Quand le directeur a fait sa petite présentation, avec la photo, à aucun moment il n’a désigné cette cour. Mais sur place, on voit de grands espaces aménagés, avec des petits oliviers partout, du gazon synthétique, une quarantaine de mecs qui jouent au foot… Je précise alors que c’est bien beau d’avoir de grands espaces, encore faut-il pouvoir y accéder : le sport, c’est réservé à quelques privilégiés. Il y en a qui attendent six mois pour pouvoir y aller, d’autres, le lendemain de leur arrivée, ils sont inscrits.

La surveillance

On a visité le premier système de surveillance : une guérite qui longe toutes les promenades et à l’intérieur de laquelle se trouve un surveillant pour dix ou quinze promenades. Une fois là-haut, le déficit est flagrant : le surveillant est tout seul, et il y a quinze courées qu’on voit en plongée, avec une quinzaine de mecs par promenade, et de la tension. Voilà, ça c’est Fresnes. La délégation a pu voir ça, et c’est bien. Ils se faisaient interpeller par les mecs, le surveillant était débordé, il ne pouvait rien faire. S’il y a vraiment un incident, le temps qu’il réagisse, le mec a le temps de mourir.

Normalement, dans chaque promenade il y a deux caméras. Alors après, on est allé dans la salle de contrôle vidéo : c’est une pièce qui est située à l’entrée de la prison, qui tient aussi lieu de parloir pour les avocats et qui est habillée d’écrans, eux-mêmes sous-divisés en plusieurs écrans. Tu peux voir là à peu près toute la vie de la détention. Le président a demandé à voir l’écran qui correspond aux caméras de la promenade… Mais il y avait tous les écrans de la prison sauf ceux des promenades ! Ils sont ailleurs, dans une pièce exiguë : le PIC [poste d’information et de contrôle]. Le PIC, c’est l’endroit où l’on gère l’ouverture des portes : c’est un endroit où la personne qui surveille n’est jamais tranquille. Je ne vois pas comment la surveillante peut en même temps gérer le PIC et surveiller les promenades, c’est impossible ! Elle doit être très vigilante sur qui passe, demander les badges… Et s’il y a un problème en détention, elle est responsable. Pourtant, c’est là-bas qu’on a mis les écrans de surveillance des promenades, c’est la preuve qu’on s’en fout un peu de ce qui se passe dans les promenades. C’est aussi dans cette pièce qu’il y a les enregistreurs : on comprend que les caméras servent uniquement en cas d’incident.

« Ce n’était pas une visite anodine »

À la fin de la visite, tout le monde est bien marqué, ça se voit physiquement – ce qui n’est pas plus mal en fait, pour qu’ils comprennent bien. Eux ils y passent deux heures, mais il y a des gens qui passent toutes leurs journées comme ça. Et de toute façon, l’administration ne conteste absolument pas le fait que ce soit inhumain ! C’est ça qui rend le truc encore un peu plus révoltant. On sait que la situation n’est pas normale du tout, et on ne fait pas ce qu’il faut pour l’arranger. Moi, pendant ce temps, j’essayais de compenser tout ce que ce retour en prison provoquait en moi en me disant que j’étais là pour quelque chose, et que j’avais réussi quelque chose. Je suis venu parce que j’ai fait cette action en justice pour demander la mise aux normes des cours de promenade, et ça va servir. C’est là que j’ai compris que la vengeance, ce n’est pas que négatif. Parce que ça tient en vie tant qu’on ne l’a pas. Ensuite, quand ça arrive, ça devient une revanche. Je pensais que ça me ferait plus, en fait, mais quand même, c’est un sentiment incroyable ! Et à partir du moment où tu vis ce genre de choses, tu ne peux que refaire confiance au droit. Et quand tu refais confiance au droit, ça veut dire que tu reviens dans le système. Le droit protège. Et quand tu es en détention, tu es faible. Ça a l’air anodin, mais pour moi cette décision elle est importante, et elle pourrait aussi être importante pour d’autres. Elle redonne confiance dans le système, et ça c’est énorme, ça vaut tout.


Une sensation énorme

Ce sentiment de revanche, je l’avais déjà connu par le passé, quand j’étais en maison d’arrêt à Douai. J’ai un peu réglé mes comptes avec certains surveillants qui avaient des pratiques bizarres, et j’ai réussi à leur faire connaître ce qu’ils nous font connaître, c’est-à-dire à les mettre dans une situation où ils doivent rendre des comptes devant les forces de l’ordre. C’était en 2004, une histoire de trafic de télévisions et de réfrigérateurs, une série de combines. Ils se sont fait arrêter devant la prison, ils ont été enfermés en garde à vue, et moi, en tant que plaignant, j’étais enfermé aussi, avec eux, mais j’avais la chance d’être dans une cellule de laquelle je pouvais voir les écrans qui filmaient leurs cellules. Je les ai donc vus en garde à vue. C’est une sensation énorme – c’est primaire, c’est bidon, mais ça fait du bien ! Parce qu’ils étaient comme nous, angoissés ou détruits, certains faisaient les cent pas, certains pleuraient, certains étaient assis prostrés…


Le bruit, l’odeur et le temps

Si je voulais me concentrer sur moi-même, sur ce que je ressentais, c’était oppressant. Alors j’ai vécu la visite comme un touriste. Mais les premiers trucs qui me revenaient, c’étaient les bruits et les odeurs. Et immédiatement, la pensée d’après, c’est : pendant combien de temps ? Le cheminement c’est : bruits, odeurs, visages, atmosphère, et la question de la durée. Ça te prend, c’est une angoisse qui monte. C’est une angoisse que tous les taulards ont, mais peu en parlent. Quand tu penses prison, c’est nécessairement rapporté au temps : ça fait combien de temps que je suis là ? Dans combien de temps je sors ? Dans combien de temps j’ai parloir ? Dans combien de temps la promenade ? Ça va durer combien de temps ? Il reste combien de temps de promenade ? Dans combien de temps j’ai mon rendez-vous ? Dans combien de temps vient me chercher le surveillant ? C’est toujours du temps, mais sur lequel tu n’as aucune maîtrise.
J’ai tellement vécu ça… Tu as l’impression que tu es reparti dedans. Alors tu te rassures en te disant : « Je vais sortir. »


[1] CGLPL, Recommandations en urgence relatives à la maison d’arrêt des hommes du centre pénitentiaire de Fresnes, novembre 2016.
[2] Direction de l’administration pénitentiaire et Direction interrégionale des services pénitentiaires.