« Soit mon esprit s’évapore dans le néant comme un petit nuage, soit il se condense en une sorte de mélasse si épaisse qu’elle bloque tout dans mon cerveau et me file des maux de tête. Bien que la première puisse être plus douce (comme être drogué jusqu’à l’abrutissement et l’hébétude), ces deux situations amènent un sentiment douloureux. Constater sa perte de capacité intellectuelle et assister à sa propre décrépitude sont d’une violence totale particulière. (…) De nouveaux symptômes apparaissent tandis que les anciens s’accentuent et empirent sans qu’on y prête attention. (…) Le cerveau commence sérieusement à dérailler. Les problèmes de concentration, les difficultés à construire sa pensée, l’hébétude, la perte de repères temporels, les maux de tête, les vertiges… Tous ces symptômes, loin de disparaître avec le temps, se sont amplifiés et généralisés, ils sont devenus monnaie courante ou normalité.
Mais à ceux-là, il faut en ajouter d’autres. (…) La perte de mémoire. Tellement à l’ouest, sans aucun échange avec les gens ni aucun stimulus, les choses ne s’impriment plus. Les informations reçues lors des coups de fil, des parloirs, des lectures, rentrent et ressortent sans laisser de traces, ou à peine une vague sensation de quelque chose d’impalpable. (…) En plus de cela, il y a les troubles visuels : il est désormais impossible de voir un sol droit, de niveau. Les sols penchent dans tous les sens en même temps et jamais les mêmes. (…) Un autre symptôme des plus inquiétants est la forte pression thoracique, accompagnée d’une douleur aiguë au cœur, comme une pointe plantée en son sein. L’impression que le cœur bat non pas plus vite, mais plus fort, comme s’il voulait sortir de la poitrine, ainsi qu’un sentiment de fébrilité (…). Cette douleur dura un mois complet de manière permanente, avant de s’éloigner, pour revenir de temps à autre me rendre des visites inopinées. Mais aussi, le problème d’accès à son propre cerveau. C’est devenu courant, lorsque quelqu’un évoque un sujet ou un autre, de savoir avoir des connaissances à ce propos mais de ne pas y avoir accès, le lien pour y parvenir est rompu, ça ne connecte pas. Erreur 404 d’aucuns diraient… Et la peur s’insinue. Si ce n’était pas le chemin qu’on ne retrouve plus, et si c’était son savoir qui s’effilochait et disparaissait ? (…)
Mais alors que fait-on ? S’inquiéter, demander à voir un médecin ? Oui mais en isolement c’est très compliqué d’aller dans l’aile médicale. On peut rétorquer qu’un médecin passe deux fois par semaine en C4 (quartier d’isolement du centre pénitentiaire de Bois d’Arcy). Oui mais en super speed, dans le couloir avec les surveillant.es, sans possibilités de garantir un semblant de secret médical et avec juste le temps de prendre trois notes et nous refourguer du Doliprane en glissant qu’ici (en quartier d’isolement) c’est propice aux maux de tête. Avoir un rendez-vous n’est pas toujours aisé, mais il est plus dur encore d’y être amené. Pour sortir du C4, toute la zone de détention doit être bloquée, ce qui entrave le fonctionnement de la prison. Lors du déplacement, tout doit être clos et inaccessible, même à la vue : ce doit être une certitude de ne pouvoir ni voir ni être vu par un autre détenu. Le fait de devoir être accompagné d’un.e gradé.e et d’un.e surveillant.e durant tout le trajet et le temps du rendez-vous complique la logistique de leur journée et nécessite plus de personnel. Il est donc tout bonnement plus simple de laisser le détenu à son espoir qui s’égrène au rythme des minutes de sa montre jusqu’au moment où il se rend compte qu’il n’ira pas à son rendez-vous attendu de longue date. (…) Depuis début février je demande à être suivi par un.e psychologue, en cette fin juin*, toujours rien à l’horizon. Mon rendez-vous avec le médecin généraliste a pu avoir lieu après un mois de demandes répétées mais surtout grâce à l’intervention de mes avocat.es. La docteure m’a affirmé oralement que ce dont je me plaignais était causé par la condition d’isolement, que c’était normal dans cette situation et que ça passerait quand je sortirai, sans toutefois me donner un certificat médical allant dans ce sens**… J’en déduis que tous.tes les isolé.es subissent les mêmes troubles et que ces souffrances sont banalisées. « C’est normal, ça passera ». (…)
Le plus pernicieux dans l’isolement est de rendre le réel irréel. Étant donné que l’on est en permanence seul.e avec soi-même, avec ses propres pensées comme unique interaction, le monde réel ne se matérialise pas, les proches relatent un monde qui semble imaginaire lors de moments qui, une fois terminés, semblent n’avoir été qu’un songe (les parloirs). (…) On apprend ce qui se passe dehors, on est informé.e de ce qui nous touche sans pour autant le vivre, le ressentir. (…) Cette réalité se limite à un espace si restreint qu’on en devient égocentré. »
— Libre Flot. Bois d’Arcy, été 2021
Extraits d’une lettre mise en ligne par le comité de soutien des accusés du 8 décembre, reproduits avec leur accord. Le texte intégral est accessible sur le site internet de ce comité. L’auteur de cette lettre est détenu au quartier d’isolement de la maison d’arrêt de Bois d’Arcy depuis le 8 décembre 2020.
* La situation est toujours la même en octobre 2021.
** Lors de l’audience de renouvellement de l’isolement au bout de six mois, il est demandé au médecin de fournir un avis médical, ainsi qu’au SPIP de fournir un avis sur le comportement.