Pour Aïcha, femme transgenre, l’arrivée en prison est une plongée dans l’inconnu. Pour pouvoir travailler, elle se fait passer pour un homme gay, camouflant le genre auquel elle s’identifie. Jusqu’à une rencontre fortuite au détour d’un couloir, qui va lui ouvrir les portes de la reconnaissance et de la réinsertion.
« Mon parcours a été très différent de ce qu’il aurait dû être normalement en tant que personne transgenre. Je n’avais aucune idée de ce qui m’attendait en prison. Mais j’étais indigente et je ne voulais rien demander à ma famille, donc il fallait que je trouve une façon de travailler. Or, les trans en prison n’ont pas le droit de travailler. Ma seule option était donc de jouer un rôle avec une identité de genre qui n’était pas la mienne, et de me faire passer pour un homme. Dès mon arrivée à Fleury-Mérogis, je me suis “cachée”. J’ai fait attention à ma façon de marcher et de m’habiller, je me suis exprimée de façon plus virile que d’habitude. Si bien qu’on ne m’a pas considérée comme une femme trans, mais comme un homme gay. Je ne posais pas de problèmes de comportement ou de discipline particuliers, alors on m’a proposé un travail deux semaines après mon arrivée. C’est comme cela que j’ai été placée en tant qu’auxi dans un quartier spécifique de la maison d’arrêt qui accueille les travailleurs – le même quartier qui comporte l’aile dans laquelle sont placées les personnes trans.
Je sortais tous les matins pour me rendre au travail, et j’ai pu voir ce qui se passait dans le quartier transgenre pour toutes les autres trans, celles qui entrent en prison en tant que femmes et qui s’assument dans cette identité de genre. Ce qu’elles vivent en détention est grave. Elles sont complètement isolées. Leur cour de promenade mesure quelques mètres carrés, il n’y a pas de perspective, on ne peut voir le ciel qu’à travers une grille. Les surveillants doivent être plusieurs pour ouvrir la porte de la cellule d’une trans, parce que d’après les rumeurs, il est déjà arrivé qu’un surveillant seul demande à une trans de lui faire une fellation. Elles n’ont aucun contact humain avec d’autres détenus. Par exemple, quand elles vont chez le médecin, le bâtiment entier est bloqué, personne ne les voit. C’est soi-disant pour les protéger, mais c’est plutôt comme si on les enfermait dans un placard. En réalité, leur identité est niée. Parfois je distribuais les bons de commande et les cantines. J’ai remarqué qu’elles ont des cantines exactement comme celles des hommes, il n’y a aucun produit féminin dedans.
Une rencontre déterminante
Une association, Acminop(1), intervient auprès des trans dans ce quartier spécifique. Sa présidente, Larissa Peña, venait souvent leur rendre visite. Un jour, elle m’a vue quand je partais travailler. Sans qu’on échange un seul mot, elle m’a reconnue, elle a vu ma féminité. Elle m’a demandé ce que je faisais ici, comment j’avais fait pour avoir un travail. Nous avons eu un premier entretien ensemble, et je lui raconté comment j’avais essayé de me comporter, de me mouvoir un peu autrement, pour éviter d’être reconnue comme trans.
Ensuite il y a eu la première vague de Covid-19. Elle m’a envoyé un flyer de la ferme Emmaüs Baudonne (voir encadré page 32) pour me faire connaître le lieu et savoir si cela pourrait m’intéresser. J’ai répondu : « J’accepte, qu’est-ce qu’il faut faire ? », car je ne savais même pas quelles démarches entreprendre pour entrer en contact avec l’association. Elle m’a expliqué comment faire et c’est comme ça que j’ai déposé ma demande d’aménagement de peine. Soudain, j’allais intégrer une structure pour les femmes, alors que je n’étais pas considérée comme trans en prison… L’administration pénitentiaire a rapidement corrigé cette « anomalie ». J’ai dû être transférée dans un autre établissement pour pouvoir être enregistrée sous un nouveau numéro d’écrou, sous lequel j’étais désormais identifiée comme femme transgenre. Une semaine après, le juge m’a octroyé la permission d’intégrer la ferme dans le cadre d’un placement extérieur.
Une fois arrivée à la ferme, tout a changé pour moi. À Fleury-Mérogis, j’avais reçu la visite de la travailleuse sociale de la ferme, Maude. Elle m’avait expliqué en quoi consistait le lieu, l’association, ce qu’on y faisait. Mais pas dans le menu détail. Je me faisais donc tout de même ma propre image de la ferme. Je pensais qu’une fois mon travail terminé, quelqu’un viendrait me raccompagner dans ma chambre, comme en cellule, et qu’elle serait fermée le soir. Je pensais que j’aurais des barreaux aux fenêtres. Je pensais qu’il y aurait toujours des yeux sur moi, qui contrôlent mes faits et gestes. Mais une fois arrivée là-bas, je me suis rendu compte que cela n’était pas du tout comme ça. C’était comme si je rentrais d’un pays étranger et ma famille m’attendait à l’arrivée.
J’étais la première femme arrivée à la ferme, et nous sommes sept maintenant. Je les ai vu arriver, la prison était encore présente en elles. Plus les jours passaient, plus elles s’exprimaient et vivaient librement. Bien sûr, il reste des petites choses. On est accompagnées pour aller en ville ou au marché, mais on peut sortir, c’est déjà pas mal. Surtout, je commence à me faire un réseau en vue de la réinsertion : je suis bénévole dans une association LGBT à Bayonne – les Bascos –, je fais des stages de formation à la vente dans des magasins de vêtements du centre-ville de Bayonne, je suis aussi salariée agent agricole à la ferme. Ça va me permettre de prendre un nouveau départ dans la vie. J’ai eu de la chance de faire cette rencontre miracle dans le couloir de Fleury avec Larissa, mais beaucoup d’autres ne l’ont pas. »
recueilli par François Bès
(1) Action minorités en prison.
Préparation à la sortie : pour les trans, le cumul des difficultés
La préparation d’un aménagement de peine implique la recherche d’un emploi, d’un hébergement, ainsi que la réouverture des droits aux prestations sociales… autant de démarches pour lesquelles les personnes transgenres rencontrent des difficultés particulières. D’une part, elles se heurtent à l’incompréhension des acteurs de la réinsertion sociale et professionnelle, qui soulèvent l’incohérence entre leur genre et leur état civil au cours des procédures administratives. D’autre part, les conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation (Cpip) sont peu formés aux questions liées à la transidentité. S’il leur appartient d’établir les relations avec les intervenants professionnels et les associations œuvrant à la réinsertion, ils méconnaissent la plupart du temps les réseaux associatifs spécialisés vers lesquels ils pourraient se tourner pour construire le projet de la personne détenue.
Parmi eux, la ferme Emmaüs Baudonne, située dans les Landes, est spécialisée dans l’accueil des femmes en aménagement de peine, auxquelles elle propose un logement, un travail ainsi qu’un accompagnement socio-professionnel. La préparation du projet d’aménagement permettant à Aïcha d’y être accueillie a suscité des réticences de la part des acteurs de droit commun : « L’établissement de son contrat de travail leur posait problème par exemple, parce que son numéro de sécurité sociale commençait par un 1 et non par un 2 », illustre Maude, travailleuse sociale à la ferme. Aussi, l’équipe salariée a sollicité la Direction de l’administration pénitentiaire afin de clarifier auprès de ses partenaires la cohérence entre l’objet de la structure d’accueil et l’état civil d’Aïcha. Celle-ci leur a octroyé, en novembre 2020, un agrément les autorisant à accueillir des femmes transgenres et enjoignant aux acteurs de droit commun impliqués de ne pas tenir compte « des éléments d’identité relatifs à la catégorie de sexe » de la personne concernée par le placement : dorénavant, « l’administration pénitentiaire et l’association Emmaüs se borneront à constater l’identité de genre réelle de la personne éligible au placement, sans tenir compte de sa catégorie de sexe administrative ». —Pauline Petitot