L’anthropologue Christine Salomon travaille depuis près de vingt-cinq ans sur le système judiciaire et pénal en Nouvelle-Calédonie. Dans un ouvrage à paraître co-écrit avec Marie Salaün*, elle éclaire la place centrale de la prison dans l’histoire coloniale de ce territoire, à la lumière d’une comparaison avec la Polynésie française voisine.
Vos travaux montrent à quel point l’enfermement occupe une place centrale dans l’histoire coloniale de la Nouvelle-Calédonie, bien au-delà du bagne. Concrètement, comment cela se manifeste-t-il ?
Christine Salomon : Dans leur livre sur l’indigénat[1], Isabelle Merle et Adrian Muckle soulignent que dès la prise de possession du pays par les Français en 1853, chaque chef kanak « soumis » est incité à construire deux prisons, une pour les hommes et une pour les femmes. Et symboliquement, il reçoit un fanion et une « barre de justice », à laquelle fixer les fers des prisonniers enchaînés. Jusque-là, l’incarcération ne faisait pas partie des pratiques locales de contrôle social.
Comparée aux autres possessions françaises du Pacifique, la Nouvelle-Calédonie apparaît vraiment comme une colonie de très « grande punition »[2]. On y crée toute une constellation de lieux d’enfermement : non seulement le bagne et ses multiples annexes, mais aussi la prison civile de Nouméa à partir de 1887, et de nombreuses chambres fortes disséminées à travers le pays – les « carabousses » ou « boîtes », qui seront intégrées aux gendarmeries. C’est là que l’on continue d’effectuer les peines de moins d’un mois jusque dans les années 1970-80. L’administration française ouvre aussi des lieux d’incarcération de ce genre en Polynésie, mais dans une bien moindre mesure.
Pourquoi cette particularité calédonienne ?
C’est surtout lié à l’instauration du code de l’indigénat en Nouvelle-Calédonie, en 1887. En plus de soumettre les Kanak à l’impôt et au travail forcé, il pénalise toute une série d’infractions qui leur sont propres : par exemple, se rendre dans le village européen sans autorisation, se promener « nu » – c’est-à-dire en vêtements kanak – sur le bord de la route, « débrousser » les champs par le feu, organiser des fêtes la nuit… Au total, quatre ensembles d’infractions visent clairement le mode de vie kanak. Au départ, ce cadre est présenté comme temporaire, le temps que la « mission civilisatrice » de la France fasse son œuvre. Mais en fait, il est renouvelé tous les dix ans, sans grande modification, jusqu’à l’abolition de l’indigénat dans toutes les colonies françaises en 1946. Et encore, le gouverneur de Nouvelle-Calédonie fera tout son possible pour essayer de le prolonger : ce n’est qu’en 1957 que tous les Kanak majeurs peuvent voter.
On n’a pas d’équivalent à Tahiti, où les descendants du royaume Pomare sont dès le départ citoyens français – avec des droits politiques certes très limités – et où les Marquisiens et les habitants des Îles Sous-le-Vent, bien qu’« indigènes », ne sont pas du tout soumis au même régime que les Kanak. En fait, l’extension du champ de l’indigénat et la sévérité de son application en Nouvelle-Calédonie sont exceptionnelles à l’échelle de l’Empire français, Algérie comprise.
Plus largement, la Nouvelle-Calédonie fait l’expérience d’une répression particulièrement violente. Le recours à la déportation est largement répandu et l’on compte plus de 140 exécutions capitales avant la Seconde Guerre mondiale. Quand c’est un condamné de la prison civile qui est exécuté, cela se passe en place publique, devant la population nouméenne. Et même au sein du bagne, on fait assister les bagnards à l’exécution, genou à terre… J’ai trouvé des cartes postales représentant l’échafaud, c’est dire si c’était banalisé. En Polynésie française, à l’inverse, tout le monde se souvient encore de l’exécution de 1869, l’une des deux seules à avoir été appliquées dans l’archipel. Elle a fait figure de repoussoir, et tellement marqué les esprits qu’une copie de la guillotine de fortune installée pour l’occasion a été conservée jusqu’aujourd’hui.
À quoi tiennent ces politiques répressives si différentes ?
Elles s’adossent à des représentations opposées des populations que le colonisateur cherche à contrôler. Les colons voient les Tahitiens comme de grands enfants, qui ne comprendraient pas un recours trop appuyé à la violence, alors qu’ils considèrent les Kanak comme intrinsèquement violents. Cette séparation raciste entre « Polynésiens pacifiques » et « Mélanésiens sauvages » est une vieille idée coloniale.
Mais bien sûr, ces représentations ne sont pas sui generis, elles sont le produit des interactions coloniales, et servent surtout à justifier le modèle de colonisation – et de répression – mis en œuvre. La vision du Kanak féroce est ainsi à rapprocher de la soixantaine d’insurrections qu’a connues la Nouvelle-Calédonie : au-delà des plus célèbres, en 1878 et 1917, la domination française y a toujours été contestée. Et cette idée d’une population sauvage est aussi au service de la colonisation de peuplement qui se met en place en Nouvelle-Calédonie, à la différence de Tahiti qui est au départ un protectorat – d’où un choix d’exclusion des Kanak particulièrement extrême, pour assurer la suprématie des colons. C’est le seul endroit de l’Empire où les Français placent les indigènes dans des réserves, à la britannique. On pénalise même les femmes qui s’enfuient de leur réserve pour aller vivre avec un Européen, si elles sont déjà coutumièrement mariées. Ainsi, tandis qu’en Polynésie française un groupe social métis s’est rapidement constitué, cela ne fait qu’une quinzaine d’années que le métissage est reconnu comme tel dans les recensements calédoniens !
Vous retracez l’adaptation très lente et partielle de la prison du Camp-Est, héritée du bagne, aux réformes pénitentiaires introduites dans l’Hexagone. Il semble surréaliste que le règlement interdise toujours le port de la barbe dans les années 1980…
Et ce n’est que l’aspect le plus anecdotique ! À la même époque, le régime disciplinaire se résume encore à mettre les détenus à l’eau et au pain sec deux jours par semaine… L’abandon de la Nouvelle-Calédonie comme « colonie pénitentiaire » en 1931, puis l’accès au statut de Territoire d’Outre-mer en 1946, n’ont longtemps eu que peu d’incidences sur les conditions de détention au Camp-Est. Elles demeurent proches de celles du bagne jusqu’à ce que la mort d’un détenu sous les coups de ses gardiens fasse scandale en 1966. L’incarcération reste alors gérée localement et ses modalités sont très spécifiques, inscrites dans la situation coloniale. Des détenus peuvent encore être affectés au service personnel de certains surveillants… Cette dérogation n’est définitivement abolie qu’après une importante mutinerie, en 1975, qui déclenche un
certain nombre de réformes : la règle du silence est assouplie, le régime des visites et des correspondances également, un service social est institué, les détenus obtiennent le droit à l’enseignement… Mais en 1987, des prisonniers du Camp-Est sont encore privés de foot parce qu’ils refusent de couper leur barbe. Et ce n’est que dans ces années-là qu’ils obtiennent le droit d’avoir des radios individuelles.
C’est donc une transition très progressive qui se met en place jusqu’à l’étatisation de la prison, en 1989. C’est d’ailleurs très paradoxal : la pénitentiaire passe sous le contrôle direct de Paris au moment même où s’amorce la sortie de l’ordre colonial. Mais dans les années 1980, en Nouvelle-Calédonie comme en Polynésie française, le coût des dépenses de personnel a nourri une demande de prise en charge par l’Hexagone.
Le Camp-Est semble être décrit depuis très longtemps comme vétuste et surpeuplé…
Absolument. Dans les années 1960, des rapports décrivent le Camp-Est comme trop vétuste et préconisent son abandon au profit d’une nouvelle prison… Mais on fait finalement le choix de le conserver, essentiellement parce que jusqu’en 1972, on n’y accède encore que par bateau, ce qui rend les évasions plus difficiles. Et par la suite, comme on a progressivement lancé des travaux, les dépenses déjà engagées incitent à ne pas abandonner les lieux.
La Nouvelle-Calédonie ne connaît pas le même processus de modernisation que la Polynésie française, où l’on construit une prison toute neuve en 1970. Les essais nucléaires s’y accompagnent de grands chantiers, avec des fonds d’investissement dédiés à la modernisation du territoire, et la prison fait partie du « package » au même titre que l’aéroport, l’hôpital, etc. Il n’y a pas d’équivalent de cette dynamique en Nouvelle-Calédonie, malgré le boom du nickel qui s’accompagne d’arrivées massives et d’injections d’argent, mais d’une ampleur très inférieure. Le bâti du Camp-Est reste longtemps très ressemblant à ce qu’il était auparavant, et ses abords aussi, avec un grand jardin, et même un troupeau… Ce n’est que dans les années 1980 qu’un nouveau directeur venu de métropole impulse la construction d’un nouveau bâti, qui n’aura de cesse de se développer, faisant dire aux Kanak incarcérés qu’on les met désormais en cage.
Dans quelle mesure cette évolution est-elle liée aux tensions politiques et sociales extrêmes que connaît la Nouvelle-Calédonie en 1984-1988 ?
Je n’ai pas trouvé de document établissant un lien direct, mais la mutinerie de 1975 a marqué les esprits. Elle est déclenchée par la libération d’un policier européen qui a abattu un jeune Kanak. C’est aussi le début du mouvement indépendantiste, avec de premières incarcérations qui s’accélèrent au début des années 1980. Dans ce contexte, la droite locale se préoccupe de renforcer la sécurité au Camp-Est.
En Polynésie aussi, une mutinerie éclate en 1978 à la prison de Nuutania et l’État l’attribue notamment à la montée de l’indépendantisme, liée à la lutte contre les essais nucléaires. Le procès des mutins, à Versailles, est assez retentissant. On a peu étudié les « circulations » d’un territoire à l’autre, mais plus généralement, c’est une conjoncture historique : au tournant des années 1980, il y a des inquiétudes partagées face à la montée des indépendantismes, une délinquance juvénile dépeinte comme incontrôlable… Je n’exclurais pas que cela ait pu influencer le choix d’accentuer l’enfermement, et celui de la reprise de contrôle métropolitain. Il serait intéressant d’aller voir si l’on retrouve la même volonté de serrer la vis aux Antilles, à la Réunion ou en Guyane à la même époque.
La surreprésentation des Kanak parmi les personnes détenues ne cesse d’augmenter au fil des ans. Cela peut sembler paradoxal… Avez-vous des éléments d’explication ?
En effet, c’est comme si la part des Kanak en prison augmentait à mesure que leur proportion diminuait dans la population générale. En 1956, les Kanak représentent 51 % de la population calédonienne et 65 % des personnes détenues au Camp-Est. [Leur part dans la population pénale est aujourd’hui estimée à plus de 90 % (NDLR, voir p.20)]. Faute d’étude, il est difficile d’identifier précisément les facteurs de cette évolution. Ce qui est sûr, c’est que la surreprésentation des Kanak en prison bondit lors des « événements » des années 1980. Elle monte considérablement à partir de 1985 et elle explose en 1987. Près de la moitié de l’effectif pénitentiaire est alors en détention préventive.
Les vastes manifestations indépendantistes qui ont précédé les émeutes de mai 2024 ont souvent été ponctuées de la chanson de Waan, « À bas la justice coloniale ». À quelle part d’histoire renvoie cette expression, pour celles et ceux qui la prononcent ?
Dans la mémoire récente, en Nouvelle-Calédonie, cela renvoie surtout au procès de l’embuscade de Waan Yaat, au cours de laquelle dix Kanak désarmés, dont deux frères du leader indépendantiste Jean-Marie Tjibaou, ont été abattus en 1984. Les sept tireurs, qui n’ont jamais nié leur geste et ont bénéficié d’un régime de faveur en détention, ont d’abord fait l’objet d’un non-lieu au titre d’une « légitime défense préventive », avant d’être acquittés en appel par des jurés populaires. Cette affaire a récemment fait l’objet de deux films documentaires[3], qui ont réactivé des souvenirs chez les anciens et suscité de fortes résonances émotionnelles chez les jeunes. D’autant que le dernier des sept auteurs encore en vie, qui intervient dans le film Waan Yaat, semble toujours dans le déni.
La mémoire du Camp-Est, ses conditions de détention et sa place dans le paysage calédonien jusqu’aujourd’hui jouent aussi un rôle dans cette mémoire traumatique. Pas moins de 200 jeunes militants indépendantistes y ont été emprisonnés dans les années 1980. Tout cela a fait l’objet d’une transmission familiale, qui n’est peut-être pas très élaborée mais qui résonne avec l’expérience de nombreux jeunes passés par le Camp-Est.
Certains aspects des événements actuels vous frappent-ils particulièrement, au regard de votre perspective historique sur l’histoire de l’enfermement en Nouvelle-Calédonie ?
Le plus saisissant, c’est la déportation des militants de la CCAT : c’est une vieille ficelle coloniale, depuis la déportation en France du chef rebelle haïtien Toussaint Louverture par Napoléon, jusqu’à celle du leader indépendantiste polynésien Pouvanaa dans les années 1960. On y a eu très largement recours en Nouvelle-Calédonie – et dans les deux sens : les chefs rebelles kanak étaient expédiés sous d’autres cieux, tandis que Communards et rebelles algériens étaient envoyés sur le Caillou… Par ailleurs, l’idée que des commanditaires, des « donneurs d’ordre », se cacheraient derrière l’insurrection de la jeunesse, ou plus généralement que « les parents » seraient à blâmer, me semble totalement méconnaître les normes éducatives kanak, qui laissent une très grande autonomie aux jeunes. Mais n’a-t-on pas entendu des discours assez proches, mettant en cause les familles pauvres plutôt que les inégalités sociales, lors des émeutes en banlieues de l’été 2023 ?
Propos recueillis par Johann Bihr
Cet article est paru dans la revue de l’Observatoire international des prisons – DEDANS DEHORS n°125 – Kanaky – Nouvelle-Calédonie : dans l’ombre de la prison
[1] Isabelle Merle, Adrian Muckle, L’Indigénat. Génèses dans l’Empire français. Pratiques en Nouvelle-Calédonie, CNRS éditions, 2019.
[2] Expression forgée par l’historien Michel Pierre à propos de la Guyane, dans l’ouvrage La terre de la grande punition. Histoire des bagnes de Guyane, Paris, Ramsay, 1982.
[3] Waan Yaat, sur une terre de la République française, documentaire d’Emmanuel Desbouiges et Dorothée Tromparent, Foulala Productions, 2022, 60 min, et Nouvelle-Calédonie, l’invraisemblable verdict, documentaire d’Olivier Pighetti, Piments Pourpres Productions / France Télévisions / CNC, 2023, 52 min.