Joël Charbit est sociologue. Auteur de nombreux travaux sur les formes d’organisation et d’expression collectives en prison, il établit une distinction fondamentale entre les dispositifs institutionnalisés et les initiatives autogérées. Pour ces dernières, il souligne par ailleurs le caractère vital du lien dedans-dehors.
Les années 1970 apparaissent comme l’âge d’or des mouvements et collectifs de prisonniers et prisonnières en faveur du droit à la parole. Quelles étaient leurs revendications en la matière ?
Joël Charbit : C’est en général autour du Comité d’action des prisonniers (CAP) que s’organisent ces mouvements. À la différence du Groupement d’information prison (GIP), constitué majoritairement d’intellectuels et de professionnels impliqués à divers titres dans le fonctionnement du système pénal, par exemple des magistrats et travailleurs sociaux, le CAP est formé principalement de prisonniers, de prisonnières, et de personnes anciennement détenues. Parmi les revendications, celle qui revient le plus souvent est l’élection de délégués. Elle s’inscrit dans le prolongement de revendications autour du travail en prison, c’est-à-dire le droit pour les travailleurs détenus d’élire des délégués pour négocier de meilleures conditions de travail, de rémunération… mais pas seulement. Dans le contexte de révoltes qui marque le début des années 1970, le droit de se syndiquer ou de s’associer est, pour le CAP, un moyen d’affirmer les intérêts des prisonniers et des prisonnières en évitant le cycle des mutineries et des répressions. Il observe en effet que les gains qui proviennent des mutineries sont très rapidement perdus une fois que la révolte est éteinte. L’idée est donc d’avoir une structure plus permanente, une association chargée de « sécuriser » ce qui a pu être gagné dans les mutineries. C’est pour cela que le CAP disait que le droit d’association était « le gros morceau » de sa lutte : c’était celui qui permettrait de reconnaître et de garantir l’effectivité de tous les autres droits, que ce soit sur le front des revendications sociales ou des conditions de détention.
Une dernière préoccupation était au cœur de la revendication du droit d’association : par ce biais, le CAP comptait contrer l’individualisation du traitement pénitentiaire. « Avec le droit d’association, nous aurions évité le bâton, mais nous aurions aussi évité la carotte », peut-on lire dans les colonnes de son journal. Se constituer en association, c’était en quelque sorte faire bloc contre cette gestion atomisante, individualisante, qui fait que l’individu se retrouve seul face à l’administration pénitentiaire, qu’il est sanctionné ou récompensé selon son comportement individuel.
En 1985 se crée l’Association syndicale des prisonniers de France. Comment et dans quelle optique est-elle créée ? Comment fait-elle pour fonctionner ?
J. C. : C’est à Fleury-Mérogis, où se trouvent d’anciens membres du Comité d’action des prisonniers, que va naître cette association syndicale des prisonniers de France (ASPF), sur les bases posées par le CAP, et avec l’aide d’Étienne Bloch, l’un des fondateurs du Syndicat de la magistrature. L’ASPF avait un bureau intérieur, présidé par Jacques Gambier, et un bureau extérieur présidé par Jacques Lesage de la Haye, un ancien prisonnier, ce qui a permis à l’association d’être déclarée en préfecture et reconnue comme association loi de 1901. Elle a alors cherché à asseoir sa légitimité, avec une stratégie qui consistait à dire : « Vos prisons sont agitées par des révoltes tous les jours ou vont bientôt l’être. Nous, nous vous proposons le dialogue. À vous de voir ce que vous préférez, le chaos ou le dialogue. » L’ASPF cherchait à être acceptée de l’administration pénitentiaire, stratégie qui va être à double tranchant. Elle cherchait à être défendue en justice par des avocats. Et elle cherchait aussi des appuis extérieurs plus politiques. Elle avait notamment sollicité le président de la République et le garde des Sceaux, eux-mêmes anciens avocats. Des organisations professionnelles et des associations ont également été contactées. L’une des plus grandes amertumes de l’ASPF, c’est de n’avoir trouvé aucun appui du côté des syndicats français, qui lui ont opposé un silence total.
Comment expliquer ce refus des centrales syndicales de soutenir ce syndicat naissant ?
J. C. : Cela n’a jamais été explicitement formulé, mais une partie de la réponse se trouve sans doute dans le fait que celles-ci syndiquent le personnel pénitentiaire. Or, les organisations syndicales pénitentiaires sont depuis toujours farouchement opposées à la possibilité d’un droit d’expression collective pour les prisonniers et prisonnières, même dans sa version minimale.
L’association a cessé de fonctionner un an plus tard. Qu’est-ce qui a eu raison de l’ASPF ?
J. C. : L’action de l’ASPF a été entravée par l’administration pénitentiaire. Le courrier, entrant et sortant, a été retenu. Des demandes de parloirs et de permissions pour que les membres intérieurs et extérieurs puissent se rencontrer ont été refusées. Mais la répression de l’administration pénitentiaire n’est pas le facteur décisif de sa disparition. Deux choses ont signé sa fin : la première, c’est l’absence de soutien des centrales syndicales françaises, sur lequel l’ASPF comptait beaucoup. La deuxième, qui est probablement la plus importante, c’est l’opposition qu’elle va susciter au sein même du mouvement anti-carcéral. Dès le début de son existence, certaines publications militantes avaient exprimé des doutes sur la stratégie de l’association, sa posture légaliste, le fait qu’elle cherche à établir un dialogue avec les institutions : va-t-elle vraiment prendre le parti des intérêts des prisonniers et prisonnières, ou va-t-elle rentrer en collusion avec l’administration pénitentiaire, bureaucratiser les luttes, etc. ? Surtout, il y a une remise en cause de sa représentativité, certaines voix dénonçant une forme de confiscation de la parole. Si ces critiques étaient, au départ, plutôt larvées, elles vont éclater lorsque l’ASPF s’opposera à certains mouvements de contestation lors de la vague de mutineries de mai 1985, tout en se présentant comme l’interlocuteur légitime des prisonniers et prisonnières. La controverse qui s’ensuit finira par avoir raison de l’association.
Du côté des institutions, quelle est la réaction à ces mouvements ?
J. C. : La période des révoltes qui commence en 1970 amène à une réflexion à l’intérieur de l’institution. Quelques personnes sont convaincues que le modèle de gestion des établissements devrait évoluer. Lors de la réforme de la condition pénitentiaire de 1975, portée par Jean Lecanuet, on constate un infléchissement. Le garde des Sceaux publiera notamment une circulaire qui promeut l’instauration et le développement d’un dialogue institutionnalisé entre les personnes détenues et le personnel pénitentiaire sur les activités sportives et culturelles ainsi que, pour les centres de détention spécifiquement, sur les conditions générales de détention. Mais le dialogue y est conçu comme quelque chose d’assez unilatéral. Il s’agit avant tout de « faire comprendre (…) les différents aspects de la règlementation interne ». La circulaire prévoit aussi de consulter les personnes détenues dans le domaine des activités qui leur sont proposées, particulièrement dans les centres de détention, qui sont créés à cette période. Mais ces directives ministérielles ne seront de toute façon suivies qu’à la marge par l’administration pénitentiaire.
Et en 1985, quelle est la réaction de l’institution à la création et aux revendications de l’ASPF ?
J. C. : Plutôt que de reconnaître le droit d’association comme il s’y était engagé, le pouvoir socialiste, par la voix de Jean Favard, conseiller de Robert Badinter, dénonce des positions qu’il qualifie de « jusqu’au-boutistes » et réactive cette idée de consultation sur les activités. Le ministère généralise alors les associations culturelles et sportives des établissements pénitentiaires dans lesquelles les personnes détenues ont théoriquement voix au chapitre. Le discours est de dire : créer un syndicat, c’est beaucoup trop radical, ça ne marchera pas et vous sabotez l’effort que l’on est en train de faire. Venez plutôt dans ces associations, c’est le lieu où vous pourrez vous exprimer et être entendus.
C’est cette même proposition de consultation des personnes détenues sur les activités qui va resurgir en 2009, lors des débats sur la loi pénitentiaire. Cette promesse n’avait donc pas été tenue en 1985 ?
J. C. : Effectivement, elle n’était pas appliquée. La norme reste l’absence de représentation officielle des personnes détenues dans ces associations. Ce qui est nouveau en 2009, c’est que le sujet est débattu à l’Assemblée et au Sénat et inscrit dans la loi, à l’article 29 de la loi pénitentiaire. Dans les années 2000, l’activité militante et associative sur ces sujets est intense : il y a les états généraux de la condition pénitentiaire lancés par l’OIP en 2006, la publication des Règles pénitentiaires européennes (RPE) la même année et la mobilisation du Genepi et d’autres structures pour leur application. Selon la RPE n°50, « les détenus doivent être autorisés à discuter de questions relatives à leurs conditions générales de détention et doivent être encouragés à communiquer avec les autorités pénitentiaires à ce sujet ». L’article 29 de la loi pénitentiaire prévoit, lui, que les personnes détenues puissent être consultées sur les activités qui leurs sont proposées ; on est donc loin de la formulation de la RPE 50.
Pourquoi l’idée de consultation est-elle restreinte au domaine des activités ?
J. C. : En premier lieu parce que cette consultation intervient comme une sorte de contrepartie à l’obligation, pour les personnes détenues, de participer aux activités inscrite dans le même texte. À un autre niveau, c’est un sujet sans doute perçu comme potentiellement moins conflictuel que d’autres. Dès le début, la question de l’acceptabilité par l’administration pénitentiaire de cette mesure est centrale dans les débats. On craint son sabotage par la pénitentiaire pour les plus optimistes, une fronde pour les plus pessimistes.
Que se passe-t-il ensuite ?
J. C. : Une expérimentation est lancée en 2010, avec la mise en place, pour un an, de « comités de détenus », dans une forme plus ambitieuse que la définition qu’en faisait l’article 29. Le cahier des charges laissait en effet aux établissements une marge d’appréciation sur deux questions essentielles : faut-il se limiter aux activités culturelles ou non ? Faut-il désigner ou faire élire les personnes détenues ? Le modèle choisi par les établissements participant à l’expérimentation sera essentiellement celui de la désignation de représentants par la direction, avec une consultation assez irrégulière sur les activités culturelles. Un établissement sortira du lot : dans cette prison, les représentants, élus, élaboraient de manière autonome l’ordre du jour, dans un premier temps sans supervision pénitentiaire, sur des questions touchant les conditions générales de détention. Mais dans certains établissements, ces comités n’ont en réalité jamais vu le jour ou se sont interrompus très rapidement.
Pour quelles raisons ?
J. C. : Ce peut être par exemple que la direction s’est heurtée à l’opposition du personnel en uniforme et des syndicats pénitentiaires. Au niveau national, les réactions des organisations syndicales – UFAP et FO en tête – étaient très claires : « On n’en veut pas. » « C’est les prisons de l’Europe, c’est tout pour les détenus » ; « à terme les détenus vont pouvoir choisir leurs surveillants » ; « ça va nous donner plus de travail », voilà les trois principaux registres de critiques. De fait, il me semble que ces dispositifs ont une influence sur la position des surveillants, qui peut expliquer au moins en partie qu’ils s’y opposent. L’ordre intérieur et le fonctionnement quotidien de la prison sont le produit de négociations informelles entre personnes détenues et surveillants. L’existence de ces comités fait concurrence à ces négociations, puisqu’ils institutionnalisent ces échanges et, surtout, les font changer de main : les comités sont en effet avant tout des outils de la direction. Or, certaines d’entre elles montraient à l’époque un discours incroyablement hostile aux surveillants et aux syndicats pénitentiaires. L’une des clefs de l’échec de cette expérimentation tient sans doute à ce conflit interne à l’administration pénitentiaire.
Dans ces comités expérimentés en 2010, quel est le rôle des représentants ?
J. C. : Leur fonction est d’aller chercher l’avis des autres personnes détenues, de le relayer – ils sont tenus de le faire honnêtement, fidèlement, etc. Servent-ils de porte-parole ou de faire-valoir ? Les perceptions divergent d’une personne à l’autre, et évoluent dans le temps : beaucoup, quelle que soit leur position de départ, ont fini par être fatigués, avec l’impression que les choses n’avançaient pas. Les blocages rencontrés pouvaient d’ailleurs être assez indépendants du « bon vouloir » des directions, comme, par exemple, lorsqu’une décision ne relevait pas de la compétence de la direction de l’établissement, ou qu’ils n’avaient pas le budget nécessaire.
Un exemple éclairant : dans une prison, les cabines téléphoniques étaient placées devant le poste d’information et de contrôle des surveillants, sans aucun dispositif pour garantir la confidentialité. Ce problème est revenu plusieurs fois en comité. Et à chaque fois la direction répondait « c’est un budget, on va essayer de trouver quelque chose mais c’est compliqué »… Un détenu a fini par intenter une action contentieuse à ce sujet. Résultat : quelques mois plus tard, une directive nationale est sortie et un budget a été débloqué. Pour beaucoup, cette histoire a été l’illustration des limites de cette forme de participation.
Jouissaient-ils d’une réelle liberté de parole ?
J. C. : Il y avait des interdictions explicites : pas le droit de parler de situations individuelles, de dénoncer des personnes en particulier, de soulever des questions concernant la sécurité – ce qui inclut potentiellement un grand nombre de sujets… Dans certains établissements, il y avait un contrôle poussé de l’expression : les représentants étaient encouragés à ne pas présenter d’opposition frontale mais à être constructif – la définition de ce qui est constructif ou non étant laissée à l’appréciation de la pénitentiaire. La revendication, aux yeux de l’administration, n’est pas quelque chose de constructif. Tout ce qui pouvait y ressembler était extrêmement mal accueilli lorsque ça visait l’administration pénitentiaire, beaucoup moins lorsque ça concernait le prestataire privé – dans ces cas-là, les directions étaient même parfois prêtes à en rajouter. En réalité, les représentants savaient bien qu’ils ne pouvaient pas s’affronter à la direction, qu’ils allaient perdre à chaque fois. Tous ceux que j’ai rencontrés étaient très conscients des limites de leurs possibilités, et du fait que ce n’est pas parce qu’ils étaient élus qu’ils n’allaient pas risquer des représailles s’ils disaient un mot plus haut que l’autre. Ce qui n’empêche pas qu’ils ont pu réellement habiter cette fonction, le plus souvent dans un rôle de « médiateur professionnel », parfois même pour certains, mais plus rarement, dans une forme un peu plus syndicale.
Qu’est-ce qui distingue ces comités et les instances de consultation qui existent encore aujourd’hui dans certains établissements d’un syndicat ?
J. C. : Je vais reprendre une distinction du sociologue Thomas Mathiesen : la différence entre un comité de détenus et un syndicat, c’est avant tout la reconnaissance ou non d’un conflit d’intérêt entre la base et le sommet. Le premier pas pour se former en syndicat, c’est de reconnaître un conflit d’intérêt entre personnes détenues et administration pénitentiaire. Dans un comité de détenus, vous devez au contraire vous inscrire dans la reconnaissance d’un intérêt convergent, d’où l’impossibilité de revendiquer. Le syndicat de prisonnier est théoriquement un pouvoir autonome, un contrepouvoir aux mains des prisonniers et prisonnières, tandis que le comité de détenus est un instrument aux mains de l’institution, qui peut choisir d’en faire plein de choses, mais qui peut aussi décider de ne rien en faire, jusqu’à le faire disparaître. A fortiori, et je reprends ici une idée avancée par un ancien directeur d’établissement pénitentiaire, il me semble que leur fonction principale est d’éviter ou de couper court aux rumeurs, de produire une information officielle visant une plus grande légitimité, en réaction aux interrogations, aux doutes que peuvent avoir des personnes détenues.
L’émergence de ce type d’organisation collective auto-gérée (association, syndicat) est-elle possible en prison ?
J. C. : Cécile Brunet-Ludet, la magistrate qui a piloté l’expérimentation de 2010, écrivait dans son rapport préalable : « Du point de vue de l’administration pénitentiaire, le “collectif” est subversif par nature. » Ça résume bien la question. Il existe en prison de nombreuses restrictions à l’action collective : la criminalisation de la révolte, l’interdiction des pétitions. L’administration peut user de moyens de répression puissants, en retenant les courriers par exemple, et de mode de répression plus informels – transferts, brimades de différents types, etc. Un syndicat, ou toute organisation qui veut s’ériger en contre-pouvoir en prison, a besoin d’un soutien extérieur de manière absolument cruciale : un parti politique, des collectifs, d’autres syndicats… En terme organisationnel, pour fonctionner, mais aussi pour survivre et faire face aux répressions formelles et informelles qu’elle va probablement devoir affronter. L’un des principaux risques pour une organisation de prisonniers et prisonnières est l’isolement : qu’il n’y ait plus de tiers dans sa relation avec l’administration et que la répression soit trop forte ; elle risquerait alors d’être instrumentalisée, de se transformer en comité de détenus institutionnalisé. Pour rester un contre-pouvoir, elle a besoin de soutiens extérieurs considérables.
recueilli par Laure Anelli