Dans un avis adopté à l’unanimité le 23 mai, la Commission nationale consultative des droits de l’homme plaide une nouvelle fois en faveur d’un mécanisme contraignant de régulation carcérale. Elle s’attache à déconstruire les contre-arguments du gouvernement et démontre que sa mise en place est à portée de main.
La mise en œuvre d’un mécanisme contraignant de régulation carcérale est désormais inévitable, et les outils pour le faire existent déjà. Telles sont les conclusions d’un avis de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) publié en mai[1], deux ans après une première recommandation en ce sens[2]. L’objectif : démontrer qu’il est tout à fait faisable de contraindre les acteurs judiciaires et pénitentiaires à réguler la population carcérale, pour garantir que plus aucun quartier de détention ne soit occupé à plus de 100% de sa capacité.
Tout le reste a échoué
Après un rapide état des lieux sur la « situation dramatique des prisons de la République française » et la nécessité désormais largement reconnue d’une « réponse politique urgente », la Commission souligne l’échec de toutes les politiques menées jusque-là contre la surpopulation carcérale. Elle constate en particulier que l’augmentation constante du nombre de places de prison ne résout rien, bien au contraire : « jamais autant de personnes n’ont été détenues dans les prisons françaises », et la plupart le sont dans des maisons d’arrêt dont le taux d’occupation moyen est supérieur à 150%. Un échec que confirme encore le plan de construction actuel : le nombre de personnes détenues aujourd’hui dépasse déjà largement les 75 000 places prévues à horizon 2027.
Quant aux dispositions législatives visant à favoriser le développement des mesures de contrôle en milieu ouvert, elles n’ont en rien freiné l’augmentation en parallèle du nombre de personnes détenues. Ce constat conduit l’institution à rappeler qu’« en l’absence d’un véritable changement de culture pénale qui permettrait d’appréhender la peine en la déconnectant de l’emprisonnement, le recours exceptionnel à ce dernier, pourtant prévu par les textes, demeure purement incantatoire ».
L’avis souligne aussi l’incapacité des opérations de transfert menées par l’administration pour « optimiser le parc carcéral » à lutter contre la surpopulation (voir p.22). Ou encore l’insuccès des initiatives non contraignantes de régulation mises en place sur le terrain, qu’il s’agisse des espaces de dialogue avec les magistrats impulsés par l’administration pénitentiaire, ou d’expérimentations locales comme à Grenoble ou à Marseille. Si ces démarches sont saluées, « force est de constater » qu’elles n’ont pas davantage permis de réduire la surpopulation[3].
Citant des données du ministère de la Justice et des rapports de différentes institutions[4], l’avis de la CNCDH se fonde aussi sur l’audition de représentants de l’administration pénitentiaire, de parlementaires, de magistrats et de membres du monde académique. Il met en exergue le consensus grandissant en faveur d’un mécanisme contraignant de régulation parmi les experts de la question carcérale[5] : la liste est telle qu’une annexe aussi longue que l’avis lui-même y est consacrée.
Les solutions existent déjà
Sans prétendre être exhaustive ou proposer un mécanisme clé en main, l’institution énumère un certain nombre de dispositifs qui pourraient être mobilisés. Les uns sont peu utilisés (conversion de peine, libération sous contrainte, aménagements de peine), certains ne le sont plus du tout (grâces collectives, amnisties, crédits de réduction de peine), d’autres pourraient voir leur champ d’application élargi (libération conditionnelle et réductions de peine exceptionnelles). Le message est limpide : les solutions existent déjà, il s’agit de contraindre les acteurs judiciaires et pénitentiaires à les utiliser, et d’étendre « si nécessaire » les possibilités d’y recourir « de manière combinée ou alternative ». En favorisant le plus possible l’accompagnement des personnes détenues, précise la CNCDH.
Finalement, la seule nouveauté serait « la prescription d’une obligation de résultat » quand un « seuil d’alerte » est dépassé, signalant « l’imminence de violations des droits fondamentaux générées par la surpopulation ». Pour la Commission, ce seuil doit nécessairement être inférieur à 100% d’occupation à l’échelle de chaque quartier de détention, « au sens le plus restrictif possible » pour être « au plus près de la réalité humaine » (voir p. 27). S’appuyant sur les recommandations du Conseil de l’Europe, la CNCDH souligne d’ailleurs l’importance de réfléchir, à terme, à la manière de calculer le nombre de places de prison, aujourd’hui établi à partir de la surface des cellules, sans tenir compte par exemple du « nombre de lits disponibles, des propositions d’activités ou encore des effectifs de personnels ».
Des contre-arguments infondés
Une chose est sûre, la CNCDH « ne peut se satisfaire » du refus opposé par le gouvernement à tout mécanisme contraignant de régulation carcérale. Ses arguments, fait valoir la commission indépendante, ne sont « ni fondés juridiquement ni justifiés par la réalité du terrain ». L’atteinte à l’indépendance des magistrats, d’abord, n’est pas à craindre : l’action du juge a toujours été encadrée par la loi, le mécanisme agirait sur les sorties de détention et ces dernières reposeraient, chaque fois, sur une décision judiciaire. Le principe d’égalité entre les personnes détenues, lui, « ne saurait valablement être invoqué » dès lors que le mécanisme serait fondé sur le taux d’occupation propre à chaque prison. Le législateur serait donc fondé à prévoir un traitement différencié, qui plus est pour des raisons d’intérêt général comme la « sauvegarde de la dignité de la personne humaine ».
Réguler la population carcérale ne témoignerait enfin d’aucun laxisme. La Commission rappelle que la France est le « deuxième pays européen à avoir le plus grand nombre de personnes placées sous main de justice » et qu’« un mécanisme contraignant qui imposerait le prononcé d’aménagements de fin de peine ne ferait que contraindre à l’application des textes législatifs actuels, selon lesquels l’incarcération doit rester l’exception ».
Le refus du gouvernement de mettre en place un tel mécanisme « relèv[e] avant tout d’un choix politique, celui de s’inscrire dans le contexte actuel d’une surenchère sécuritaire. » Le même choix qui est à l’origine des « politiques de sur-incarcération » et de la surpopulation. À l’inverse, l’institution martèle l’urgence de « mettre un terme à cette dynamique du “tout-carcéral” » et de porter une réflexion globale sur les entrées en détention et la longueur des peines. Il relève de la responsabilité de l’État, conclut la CNCDH, d’informer les citoyens sur les « effets délétères » de la surpopulation : incarcérer dans des conditions indignes est « gage d’insécurité et facteur de récidive ». Au contraire d’une régulation carcérale, bénéfique tant financièrement[6] qu’en termes de respect des droits fondamentaux, mais aussi « pour répondre aux attentes citoyennes en matière de sécurité ».
Le nouveau gouvernement britannique vient d’ailleurs de démontrer à son tour, si besoin était, que cette solution n’a rien de fantaisiste : une semaine après son arrivée au pouvoir, il a annoncé que dès septembre, les personnes détenues seraient éligibles plus tôt à une libération anticipée sous contrôle judiciaire. Un plan d’action d’urgence enclenché face au risque imminent de dépasser 100% d’occupation des prisons.
Par Prune Missoffe
Cet article a été écrit dans la revue Dedans Dehors n°123 – Juillet 2024 – Jeux Olympiques 2024 : la répression dans les starting blocks
[1] CNCDH, Avis pour un mécanisme contraignant de régulation carcérale, 23 mai 2024.
[2] CNCDH, Avis sur l’effectivité des droits fondamentaux en prison – Du constat aux remèdes pour réduire la surpopulation carcérale et le recours à l’enfermement (A-2022-5), 24 mars 2022, JORF n° 0079 du 3 avril 2022. Voir « Surpopulation carcérale : la CNCDH plaide l’urgence d’agir », Dedans Dehors n° 114, mars 2022.
[3] « Mécanismes expérimentaux de régulation carcérale : un bilan qui peine à convaincre », Dedans Dehors n° 116, octobre 2022
[4] Notamment : Cour des comptes, Une surpopulation carcérale persistante, une politique d’exécution des peines en question, octobre 2023. Voir « Politique pénitentiaire : la fuite en avant continue », Dedans Dehors n° 121, décembre 2023. Ou encore : Assemblée nationale, Mission d’information sur les alternatives à la détention et l’éventuelle création d’un mécanisme de régulation carcérale, 19 juillet 2023. Voir « Rapport Abadie-Faucillon : des recommandations importantes, mais déjà enterrées ? », Dedans Dehors n° 120, octobre 2023.
[5] Voir « Surpopulation carcérale : seul contre tous, le gouvernement s’oppose à une solution d’urgence », communiqué de presse inter-associatif, octobre 2023.
[6] Voir « Politique pénitentiaire : la fuite en avant continue », Dedans Dehors n° 121, décembre 2023.