Florian D., alias « Libre Flot », a été placé à l’isolement pendant toute sa détention provisoire, de décembre 2020 à avril 2022, dans l’affaire dite « du 8 décembre ». Un an après sa sortie sous bracelet électronique, son maintien à l'isolement a été jugé irrégulier par le tribunal administratif de Versailles. Le militant libertaire revient sur cette épreuve .
« Au départ, on m’avait dit qu’on me plaçait à l’isolement pour évaluer mon comportement et que si tout se passait bien, je rejoindrais la détention ordinaire au bout de trois mois. Mais ça ne s’est jamais produit. Avec mes avocats, il nous semblait évident que le juge d’instruction me ferait au moins sortir de là quand il n’aurait plus de question à me poser. Alors j’ai longtemps serré les dents, je me suis efforcé de jouer le jeu. Mais l’isolement était malgré tout prolongé tous les trimestres, comme automatiquement, nos arguments sonnaient dans le vide… La qualification ‘‘terroriste’’ du dossier écrasait tout le reste. Pour moi, le seul but de tout ça était de me faire craquer en me plaçant dans une situation invivable.
J’étais dans une cellule classique, sauf qu’il y avait quadruple dose de barreaux et de caillebotis aux fenêtres, pour qu’on ne puisse pas me voir depuis la promenade et que je ne puisse pas non plus voir grand-chose, sauf en m’y collant l’œil. Quand je sortais de ma cellule aussi, tout était fait pour que je ne puisse jamais apercevoir d’autres détenus. Je n’étais pas menotté, mais accompagné par un gradé et deux ou trois surveillants. Et à chaque sortie, c’était palpation de sécurité et portail électronique.
J’avais droit à un parloir par semaine avec mes proches. Je les voyais dans le même espace que les autres, mais je ne passais pas par le même chemin, et c’était un box différent, avec des grilles de passage, une serrure spéciale… Après chaque parloir, j’étais systématiquement fouillé à nu. Parfois, il y avait aussi des fouilles intégrales inopinées : les surveillants disaient qu’ils devaient en faire au moins une par jour au quartier d’isolement.
Le reste du temps, on s’occupe avec ce qu’on a… Je faisais chaque jour une demi-heure de sport, puis j’allais à la douche, où je restais entre cinq minutes et une heure en fonction de la disponibilité des surveillants. Une heure de promenade, dans une boîte en béton dont l’ouverture au ciel était recouverte de grillages… Le tout, seul, bien sûr.
« Il y a un moment où l’on n’arrive plus à rien faire »
À partir du moment où j’ai enlevé la télé de ma cellule, c’est devenu très compliqué d’obtenir les livres qu’on me faisait parvenir au parloir : ils sont toujours inspectés avant d’être transmis, mais normalement ça ne prend pas plus de 24 heures – alors que là, trois semaines plus tard, ils étaient toujours bloqués à la sécurité, sans qu’on me donne aucune explication. Il fallait protester, faire des démarches, appeler les avocats… À la fin, je devais écrire trois lettres bien avant chaque parloir pour annoncer quels livres j’allais faire rentrer et lesquels j’allais faire sortir. Mais même cette procédure ne suffisait pas toujours pour les récupérer.
Il y a vraiment un moment où l’on n’arrive plus à rien faire. J’essayais de travailler les langues, mais même en acceptant que ça prenne plus de temps, à un moment, ça ne marchait plus. Ce n’est pas seulement la capacité de concentration, mais aussi la faculté même de comprendre quoi que ce soit. Le cerveau s’embrouille. C’est assez violent, et ça impacte la psyché de se rendre compte qu’on déraille.
Sur le plan physique aussi, on s’en ressent : le cœur part en cacahuète à certains moments, la vue baisse, la mémoire fait des caprices, les maux de crâne sont permanents… On n’utilise plus ses mains, même le sport est répétitif, et ce ne sont pas des mouvements normaux.
Au bout d’un moment, j’ai compris qu’il fallait vraiment que je sorte. Je voyais que je déraillais dans tous les sens et que je n’allais pas en ressortir indemne. Je n’en suis pas ressorti indemne d’ailleurs, mais là j’étais en train de crever à petit feu, de perdre la tête, de perdre mon corps… J’allais devenir un légume, ou ne pas en ressortir du tout. Si j’ai entamé une grève de la faim, c’est parce que je ne voyais plus d’autre solution pour survivre[1].
« Tout est à recommencer »
Aujourd’hui, le plus dur, ce sont les rapports sociaux[2] : à force de ne plus côtoyer les autres, au bout d’un moment, c’est difficile. Je ne suis plus très à l’aise quand il y a beaucoup de monde, même si ça va un peu mieux. Au début, c’était carrément impossible. Et puis, après avoir passé tant de temps à ne pas échanger, on a du mal à faire le tri entre ce qui est un sujet de conversation normal et ce qui est juste une pensée privée. Du coup, j’ai du mal à lancer la discussion ou à poser des questions aux gens.
L’isolement n’est pas seul en cause : le contrôle judiciaire, l’obligation d’avoir une vie très cadrée, compliquent aussi les relations sociales. Sans compter la campagne pour nous soutenir, qui a aussi pu modifier certaines relations… Tout est à recommencer, quoi – mais avec des rapports aux gens biaisés par tout ça. On en tire pas mal de solitude. »
Recueilli par Johann Bihr
Cet article est paru dans la revue Dedans Dehors n°122 – mai 2024 : Isolement carcéral « je suis dans un tombeau »
[1] Après 36 jours de grève de la faim, Florian D., très affaibli, a été remis en liberté sous bracelet électronique pour raison médicale.
[2] Florian D. est revenu plus en détail sur cet aspect dans son texte publié en ligne en
avril 2023, « Un an après l’isolement ».