« Après le jugement en appel confirmant la première sentence, il a fallu attendre de savoir si le Parquet allait se pourvoir en cassation, avant d’espérer une remise de peine : 10 jours d’attente, sur le grill, dans un entre-deux mondes – l’enfer d’un maintien en détention avec l’incertitude comme boulet nous empêchant strictement de respirer, ou bien enfin, le retour à la vie. Onzième jour, l’avocat tente d’en avoir la certitude : pas de pourvoi en cassation.
Douzième jour au soir : au téléphone, une voix masculine me demande si je suis disponible pour venir chercher mon fils parce qu’il est sortant, immédiatement… Mon cerveau m’envoie instantanément le mot liberté avec toute une cohorte d’images indéfinissables, mon cœur s’emballe, je me sens revenir à la vie comme une plante privée d’eau qui, dépérissant, reçoit soudain une averse de pluie salvatrice.
Dans la voiture, pendant que mon jeune fils enchaîne, pour prévenir tout le monde, les copiés/collés dans une succession de textos, je m’efforce de rester concentrée sur la route, en me répétant qu’on ne doit surtout pas avoir un accident. Parking de la prison, on attend. Cette satanée porte s’entrouvre : nous le voyons sortir avec un chariot bondé de sacs et d’affaires, le regard pétillant, un sourire grandiose, nous lui sautons dans les bras et je ressens toute sa tension mais pas question de s’attarder : il faut charger la voiture et quitter ce lieu maudit au plus vite. C’est d’emblée une sortie dans les rues de la ville avec des espaces et du monde, et c’est tel que je le vois, comme une redécouverte pour mon fils qui exulte de joie tout en balayant d’un regard perdu autour de lui. Il lui faut retrouver une façon d’être normal.
La nuit arrive, mais une fois couchés, ni moi ni mon fils aîné ne trouverons le sommeil. Il enchaînera les nuits blanches et tombera malade trois jours plus tard, avec un épisode dépressif. Sa priorité sera de prendre des rendez-vous médicaux pour un bilan de santé, refaire des lunettes à sa vue, soigner ses dents, son dos, etc.
Sans plus attendre, il se lancera avec détermination dans ses projets qu’il avait gardés en tête avec une confiance qui m’impressionne : reprise des études, contrat de travail, engagement associatif… Derrière cette image idyllique, et même si l’on se sent chanceux avec tous les atouts qui étaient les nôtres, surtout la force des liens familiaux, il y a des moments de doute, des coups de fatigue, des angoisses, une communication parfois délicate dans une cohabitation pas toujours évidente au domicile maternel, à 26 ans.
Quatre mois après la sortie, tout dans notre quotidien semble avoir effacé ces souvenirs d’une réalité qui n’aurait jamais dû exister. Lui, dit qu’il voudrait être amnésique sur ce moment de sa vie. Moi, je continue de me sentir concernée et investie dans la reconnaissance des proches de personnes détenues, la défense des droits à la dignité humaine, dedans comme dehors, et pour la justice restaurative. Je ne peux pas faire autrement, je me sens concernée et responsable de celles et ceux qui souffrent de façon si injuste. » – Charlotte
« J’ai été enfermé pendant trois ans et demi. Trois ans et demi en “détention provisoire”, sans aucune perspective, aucune permission de sortir possible mais surtout aucune date de sortie : autrement dit, pendant tout ce temps, j’avais l’impression d’être enfermé indéfiniment. C’est seulement après mon jugement que j’ai été libéré, au bout d’une dizaine de jours. Libération sèche, comme on dit, totale et définitive.
J’avais été transféré dans une autre prison le temps du procès, et une fois retourné dans la précédente, je n’avais plus ni téléphone ni parloir, et j’étais isolé au quartier arrivants : j’étais coupé du monde, sans aucune information sur ce qui allait désormais arriver. Et puis un jour, peu après la livraison du repas du soir, la surveillante rouvre ma porte : « Tu as fini de manger ? Parce que prends tes affaires, tu es libéré. »
Je prends toutes mes affaires pêle-mêle, je ne garde que le nécessaire et laisse le reste à l’auxi qui se chargera de le redistribuer aux quelques personnes que je désigne. Je nage en plein rêve, bouillonne à l’intérieur, c’est toute ma vie qui change mais juste un jour normal pour les autres autour de moi.
Je pousse le chariot avec mes affaires, attends plusieurs fois, à chaque porte, pour signer un million de papiers, pour qu’on me rende ma CB périmée et le reste de mes affaires au vestiaire. Je passe les portiques, puis, vers 19h, la porte. Mon frère et ma mère attendent juste derrière. J’exulte. Mon père arrive dans la foulée. On rapproche et charge la voiture, on roule calmement pour ne pas avoir d’accident. Au bout de 200 mètres je me souviens d’une promesse et hurle « Adieu les cons ! » par la vitre. J’ai mes sœurs au téléphone. Quelques autres personnes aussi, mais ça me fait vite beaucoup. On passe voir mon avocat pour fêter l’événement, puis on rentre, au logement de ma mère.
Si les personnes qui l’occupent me sont connues, et les objets familiers, le lieu, lui, m’est inconnu. D’ailleurs, tous mes proches ont déménagé. Même les rues de la ville sont différentes après de nombreux travaux. Mais dans l’ensemble, le décor reste le même. J’ai l’impression de n’être jamais parti, ou que c’était hier. Or, ce qui était n’est plus. Je n’ai plus la même personnalité. Plus la même vie. Beaucoup de mes amis sont partis, ou ont changé. Comme ma copine d’ailleurs, qui ne l’est plus, mais l’était encore la dernière fois que nous nous étions vus, un an plus tôt. Je la revois quelques semaines après ma sortie. C’est elle, sauf que ce n’est plus elle.
Dans les premières heures et premiers jours, voire premières semaines, mes perceptions sont exacerbées. Chaque situation anodine est amplifiée. Aussi, j’ai une forte sensation d’imposture, ou d’illégitimité : l’impression de ne pas avoir le droit d’être là où je me trouve. Qu’à n’importe quel moment, on va venir m’arracher pour m’enfermer de nouveau. Ce sentiment durera plusieurs semaines.
Surtout, je suis écrasé de fatigue, pendant plusieurs semaines également. Parce que je peux enfin relâcher la pression, la tension que je subissais depuis plus de trois ans, chaque jour, chaque nuit, chaque heure. Et je n’arrive pas à dormir du tout, au point de devoir prendre des somnifères, pour la toute première fois.
Mais après le premier choc euphorique de la libération, les découvertes, puis la fatigue, j’entre dans une seconde phase, au bout de deux ou trois semaines, qui durera plusieurs mois. Je suis désaxé. Dispersé, comme mes affaires. Dans ma tête, c’est le bordel, le brouillard. Qui suis-je ? Où suis-je ? J’ai perdu confiance en moi dans mes rapports aux autres. Je suis meurtri. Blessé. En profondeur. Je me sens faible, apathique, avec une angoisse latente constante. J’ai une forte sensation de vide, de manque, de perte. Perte de soi, perte des autres, perte de repères. Et la sensation que quelque chose n’est pas normal. Je n’arrive pas à me mêler aux autres. Je sens une distance infranchissable, que je n’avais pas avant la prison.
Je réalise que j’ai besoin d’une intégration sociale. Ma famille est extraordinaire mais la famille ne suffit pas. Mes amis aussi mais ils sont dispersés donc peu accessibles, et ont changé aussi. J’essaie de m’accrocher à des repères d’avant, mais ils n’existent plus. Ils ont trop changé, tous. Les lieux, les personnes, les habitudes. Je ne peux pas combler mon vide par eux.
Voilà pour ce qui était ce qu’on pourrait appeler mon choc décarcéral. Malgré tout, j’ai eu beaucoup de chance. Aujourd’hui, quatre mois après ma libération, tout va bien mieux, et pour le mieux. J’ai noué de nouvelles relations, pris de nouveaux repères, regagné de l’énergie et un socle à mon identité. J’ai été extrêmement bien entouré et accompagné par mes proches. Je continue mes études que j’avais pu poursuivre tant bien que mal malgré la prison. La joie de vivre, l’innocence, la spontanéité, la légèreté : elles reviennent, Dieu merci, mais petit à petit, avec le temps. – Baptiste