Nervosité, agressivité, troubles de la sexualité… La privation sexuelle laisse des traces sur le psychisme et les comportements sexuels des individus. Jusqu’à affecter leur capacité à se réinsérer à la sortie. Entretien avec Jacques Lesage de La Haye, ancien détenu devenu psychothérapeute.
Quels sont les principaux effets psychologiques de la privation sexuelle en détention ?
Jacques Lesage de La Haye : L’état d’isolement dans lequel sont placés les détenus suscite une frustration sexuelle et affective colossale. Elle est à l’origine d’idées obsédantes, d’un état obsessionnel qui peut devenir permanent. Cela s’accompagne d’une grande nervosité, de susceptibilité et d’agressivité, que ce soit envers les surveillants ou les autres détenus. Dans certains cas, on observe à l’inverse une grande sensibilité, voire une sensiblerie, qui peut amener les gens à s’identifier à des animaux, par exemple à des chats. Cela peut conduire des détenus qui ont commis des crimes très violents à devenir tellement sensibles qu’ils seront en profonde empathie avec leurs codétenus en souffrance. La frustration est aussi un outil d’infantilisation.
Dans un contexte de frustration généralisée inhérente à la privation de liberté, en quoi la privation sexuelle est-elle particulièrement problématique ?
J. L. H. : Même si on ne mange pas bien et qu’on dort mal en prison, on n’est pas totalement privé de nourriture ou de sommeil, contrairement à la privation de sexualité, qui est totale pour la majorité des détenus. Et même si on parvient à en faire survivre une, ce sera à l’aide de palliatifs, dans un fonctionnement partiel, insuffisant et frustrant, qui entraine forcément une déstructuration, une dépression, une décompensation psychique du sujet. Au point que la frustration sexuelle et affective fait partie des ingrédients à l’origine d’un nombre important de suicides de détenus. Sans aller jusque-là, la frustration affective et sexuelle, dans un contexte de privation générale de liberté, peut finir par invalider le sujet, psychiquement et physiquement.
Les personnes détenues, privées de l’autre, ont notamment recours à la masturbation et à la pornographie, parfois à haute dose. Quels en sont les effets à long terme ?
J. L. H. : La satisfaction sexuelle s’obtient en effet la plupart du temps sur le mode solitaire, par la masturbation et ses variantes. Le problème est que le circuit du plaisir fonctionne en vase clos : j’en suis à la fois l’émetteur et le récepteur. Il n’y a pas de partage des corps et de l’affect. L’usage systématique et prolongé de la masturbation associée à la pornographie peut finir par structurer le sujet en dissociation avec une éventuelle partenaire : on est alors complètement déphasé, il y a un abîme, une distance infinie entre l’autre et soi. La partenaire devient un objet à notre disposition pour satisfaire notre désir, et non pas une personne que l’on désire et à qui l’on veut apporter un plaisir consécutif à son désir. Dans un couple, cela peut provoquer un désastre sans précédent. Plus largement, la privation d’une sexualité partagée entraine la déstructuration psychique, affective, émotionnelle et sexuelle du détenu.
De quelle façon ?
J. L. H. : Même si l’on a recours à la pornographie, cela n’efface pas le fait que l’on est seul. D’où une sexualité frustrée, des plaisirs insuffisants, voire, dans certains cas, coupables, entachés d’une impression de saleté, de faute. Se produit un « renforcement narcissique négatif », dans la mesure où la personne se structure, à travers ces expériences qui se répètent, autour d’une satisfaction physique suivie d’un sentiment de frustration, d’amertume, de colère ou de haine. Une fois sorti de prison, lorsque ce détenu rencontrera une femme, il rencontrera avant tout un être dont il aura été privé. Là où théoriquement la sexualité devrait être contigüe à l’amour et au désir, chez lui elle sera associée à la frustration et au désir de vengeance. Et son comportement sexuel pourra dans quelques cas être agressif, voire sadique.
Est-il possible d’envisager le désir et le plaisir sexuel en détention ou s’agit-il simplement de répondre à des besoins et à une frustration ?
J. L. H. : Là où le besoin submerge le désir, l’amour est à mon sens impossible. Ensuite, si par plaisir on entend éjaculation, la plupart du temps, cela va fonctionner. Cependant, si des interdits, de la frustration, de la peur, de la haine ou de la culpabilité créent de la frigidité, il pourra y avoir éjaculation, mais sans plaisir. Pour ceux qui ont la chance d’avoir un partenaire à l’extérieur, des relations sexuelles peuvent avoir lieu, à la sauvette, au parloir, mais elles le sont beaucoup plus facilement dans les unités de vie familiale (UVF), où le plaisir reste possible. La question est : le lien entre les partenaires ne s’est-il pas trop distendu pour que l’amour soit encore vivant ? Si la situation de séparation due à la prison n’a pas cassé la relation amoureuse, si des entretiens sans sexualité dans des espaces intermédiaires ont permis d’entretenir l’amour, je crois que même s’il est irrité, restreint, handicapé ou castré, il reste une possibilité de partager du désir et du plaisir structuré sur de l’amour et de la tendresse en détention.
Une UVF tous les trois mois, c’est suffisant ?
J. L. H. : C’est totalement insuffisant. Ce que je considérais comme urgent et indispensable dès 1971 n’a été mis en place que 32 ans après que j’ai commencé à le réclamer, et il n’est toujours pas généralisé. Il faudrait exploiter toutes les solutions possibles pour que les couples se rencontrent beaucoup plus souvent, au moins toutes les semaines, afin de réellement préserver le lien sur un plan affectif, amoureux et sexuel.
Des difficultés peuvent-elles se manifester à la libération ?
J. L. H. : Je ne sais que trop bien, pour avoir entendu de nombreux ex-détenus et l’avoir moi-même vécu, que des troubles de la sexualité se déclenchent à la sortie chez la plupart des individus. Troubles de l’érection, éjaculations précoces, douleurs dans le bas-ventre après l’amour… On ne s’imagine absolument pas cela avant de sortir et d’y être confronté soi-même. Beaucoup décrivent : « Je rencontre une femme. Je suis en érection, je la désire follement. On se déshabille, on est l’un contre l’autre, et là, c’est la déroute. » Tant que la sexualité ne peut pas se concrétiser, le détenu peut croire que tout va bien se passer. Dès que cela devient possible, tout s’effondre. Le désir – perturbé par des sentiments ambivalents, confus, parfois emprunts d’hostilité – ne peut plus porter l’érection. Cela peut durer des semaines, des mois, voire des années. C’est très variable suivant les individus et le temps passé derrière les barreaux. Certains sujets agressifs ou très dignes, avec une grande volonté, sont dans le déni de ces difficultés. Un homme qui a été enfermé dix-huit ans a ainsi pu me dire, sur un ton digne : « Je ne comprends pas pourquoi tu vois ça comme un problème. Moi j’ai retrouvé ma femme et tout s’est très bien passé. » Je me dis qu’il tient un discours à la hauteur de son image de casseur, de braqueur, de « vrai » mec. Or, un mec n’a pas de faiblesses, pas de souffrances.
Vous développez également dans l’un de vos livres le syndrome de « l’homme de métal ». Pouvez-vous l’expliquer ?
J. L. H. : Je parle d’« homme de métal », mais ce mécanisme existe aussi chez d’anciennes détenues. L’enfermement, la solitude et la frustration sont une douleur tellement insupportable et destructrice que certains détenus vont renforcer leur système de défense et revêtir une cuirasse psychique dure comme du métal, qui va leur permettre de ne plus ressentir la douleur, la souffrance. Certains diront : « Moi je m’en fous, je ne ressens rien. Je ne comprends pas ce que tu me racontes. C’est de la sensiblerie. T’es fragile. » En réalité, ils sont atteints d’une sorte d’anesthésie affective. C’est une solution vraiment très efficace, radicale et économique pour ne plus souffrir. Mais elle présente un ennui, majeur : l’individu ne ressent plus rien du tout, notamment sur le plan affectif. On perd aussi les récepteurs qui nous permettent de ressentir l’amour de l’autre, ou, si on le perçoit, on le vit comme une agression potentielle ou une entrave. L’individu n’est globalement plus capable d’empathie : c’est l’indifférence affective. Il ne vit en tous cas plus aucun sommet émotionnel, et peut-être plus grand chose non plus sur le plan physique.
Les conséquences de la frustration sexuelle à la sortie dépassent donc la seule sexualité ?
J. L. H. : La frustration sexuelle va, pour beaucoup d’anciens détenus, invalider tous les autres terrains de leurs vies, jusqu’à amputer leurs chances de réinsertion. Etant frustrés, parfois haineux, ils n’auront pas la capacité de saisir une chance qui se présente, relationnelle ou professionnelle. Ainsi, dans bien des cas, une situation d’échec social, professionnel et humain aura pour véritable source cette frustration affective et sexuelle. Certains s’en sortiront bien sûr, et parviendront à sublimer une rencontre ou une réalisation, en trouvant en eux des ressources et un potentiel créatif qui leur permettra de dépasser la frustration sexuelle, de la compenser. Mais cela concerne une minorité de personnes. La majorité échouera ou ne s’en sortira que partiellement.
Vous parlez de « réinsertion sexuelle ». Quelles en sont les étapes ?
J. L. H. : On passe d’abord par beaucoup d’angoisse. Ensuite, c’est une joie et une exultation de se sentir libre, en croyant que tout est possible, qu’on va tout effacer, que la frustration va disparaître. Et puis, en réalité, les difficultés surgissent. On ramasse des frustrations, des échecs, des douleurs, des chagrins, des traumatismes, voire des désespoirs. Si bien que pour beaucoup, la sortie est aussi traumatisante que la privation de liberté. Ce fût le cas pour moi. Peu à peu, les compensations, les réalisations et les réussites paraissent s’effacer devant l’échec, la douleur, la difficulté et la désillusion. Des difficultés rencontrées sur le plan sexuel pendant des semaines ou des mois peuvent aboutir à un sentiment d’échec qui va partiellement invalider les réussites, voire déboucher sur un nouvel enfermement, mais à l’extérieur. Être enfermé quand on est libre, il n’y a rien de pire. Il est possible d’en sortir, grâce à des rencontres, des soutiens, un cadre. Mais il se peut aussi que certains n’en sortent pas et restent des handicapés affectifs, sexuels et sociaux. Ceux-là fourniront « le troupeau des récidivistes ». D’autres parviendront à s’en sortir partiellement, et afficheront une réussite sociale ou professionnelle, tout en vivant un échec total sur le plan affectif, sentimental et sexuel.
Ces troubles sont donc réversibles ?
J. L. H. : Partiellement ou totalement. Selon l’état psychologique du sujet, la durée de la peine, la gravité et la profondeur de la douleur et donc de la destruction pendant son trajet carcéral. Et la chance ou non d’être entouré et accompagné à la sortie, par des professionnels, mais pas seulement. Cela peut être par un ami, un conjoint. En ce sens, certaines relations peuvent être thérapeutiques. Mais plutôt que de s’interroger sur le moyen de réparer ces troubles, le mieux serait de les éviter. Je milite pour l’abolition de la prison et le recours à des peines alternatives. Ces dernières ont déjà fait leurs preuves et sont bien plus efficaces en termes de prévention de la récidive. Il serait temps d’arrêter de tenir des discours peureux et répressifs, et de commencer à parler d’humain, d’éducatif, de réparation, de médiation et peut-être aussi de confiance en l’autre.
Recueilli par Laure Anelli