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Château-Thierry : une prison pour les « fous »

Le centre pénitentiaire de Château-Thierry se distingue par le fait qu’y sont détenues des personnes présentant de graves troubles psychiatriques, condamnées à de très longues peines, ballotées au fil des ans entre la prison et l’hôpital. Forcée de s’adapter, l’administration pénitentiaire gère cette population spécifique aussi humainement que possible. Des efforts qui ne sauraient occulter les dérives de la prise en charge médicale, et adoucir une réalité qui reste injustifiable : l’incarcération de personnes dont la place n’est pas en prison.

« Accueillir des personnes détenues malades, souffrant de graves pathologies psychiatriques, c’est l’ADN de Château-Thierry », explique Hervé Monnet, directeur du service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) de l’Aisne. Construit en 1850, cet établissement se spécialise en 1950 dans la prise en charge de détenus psychopathes, puis devient un centre pénitentiaire spécialisé dans l’accueil de détenus présentant des troubles mentaux ou du comportement. Une circulaire de 2012 précise que la mission principale du centre pénitentiaire de Château-Thierry est d’accueillir en son quartier maison centrale (QMC) des personnes condamnées présentant des « troubles du comportement rendant difficile leur intégration à un régime de détention classique mais ne relevant ni d’une hospitalisation d’office, ni d’une hospitalisation en service médico-psychologique régional, ni d’une UHSA » (1). Au 1er février 2018, 68 personnes étaient détenues au QMC, et 14 autres au quartier centre de détention (QCD) (2).

Dans le projet d’établissement, la durée de séjour au QMC a vocation à être « courte », inférieure à un an. Mais de plus en plus, la durée du séjour a tendance à s’allonger, et pour une majorité des détenus, elle dépasse les deux ans. Un phénomène que l’administration explique par « des durées de traitement plus longues ». L’objectif, explique M. Monnet, « est d’arriver à [les] stabiliser et à soulager leurs souffrances pour qu’ils reprennent un parcours vertueux dans l’exécution de la peine ».

Pour y parvenir, l’administration pénitentiaire a développé une « spécificité dans la pratique professionnelle » (3). Le travail des surveillants, qualifiés par un intervenant de « motivés, vigilants, facilitants et plutôt ouverts », est basé sur la participation à une prise en charge globale des détenus, axé sur le dialogue et la mise en confiance, et prend en compte leur état de santé, le type de relations qu’ils entretiennent avec autrui et leur vulnérabilité. Rien de bien différent de ce qui devrait prévaloir dans l’ensemble des prisons françaises – mais on en est loin – et qui confère à Château-Thierry un caractère exemplaire reconnu.

Régression, prostration, ingestion de corps étrangers, automutilations, tentatives de suicide répétées, passages à l’acte auto ou hétéro-agressifs fréquents ou propos et conduites inadaptées sont parmi les motifs pouvant conduire à Château-Thierry.

Reflet de cet état d’esprit, la réponse apportée aux problèmes récurrents d’hygiène. À l’issue de sa visite de l’établissement en 2015, la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté (CGLPL) relevait que de nombreuses personnes détenues étaient « dans l’incapacité de prendre soin d’elles-mêmes et d’entretenir leurs cellules », certaines étant « entièrement souillées et dégradées ». À l’automne 2016, une entreprise de nettoyage a été sollicitée « pour décrasser » ces cellules, et un « auxi » (4) s’occupe désormais du nettoyage lorsque c’est nécessaire. Mais surtout, un gradé et quelques surveillants se sont portés volontaires pour aider les détenus, les motiver à accomplir les gestes du ménage en les leur expliquant. « Une bonne façon de stimuler la personne malade », commente le Dr Kamal Benane, psychiatre de l’établissement.

Aux personnes « les plus à l’écart », sortant peu de leur cellule, des « activités de réadaptation » telles que la médiation animale ou le jardinage, co-animées par des surveillants volontaires, sont proposées. Des repas (kebab aux ateliers, barbecue au jardin, repas de Noël) rassemblant détenus et personnels sont préparés et consommés collectivement, constituant autant d’occasions d’aborder avec les détenus les plus désocialisés les gestes simples de la vie quotidienne en collectivité. L’offre d’activités socio-culturelles (musique, lectures publiques, théâtre, danse, films d’animation, modules de citoyenneté, débats), animées par des professionnels, a été développée et a concerné 170 détenus en 2016. Si le travail au service général est essentiellement réservé aux détenus du quartier centre de détention (QCD) « ne souffrant pas en principe » (5), selon l’Administration pénitentiaire, « de troubles du comportement », six des huit postes de travail (du façonnage en papeterie) aux ateliers sont accessibles aux détenus du QMC. La consultation directe des détenus sur le travail, la formation professionnelle, l’enseignement et les activités a été instaurée en 2014 et a débouché au QCD sur la création d’un « conseil du centre de détention » intégrant des représentants élus des détenus. Au QMC, en raison « du profil des personnes accueillies », la consultation avait pris la forme d’un questionnaire « relativement simple », faisant l’objet d’un « accompagnement par le personnel pénitentiaire ». Elle n’a pas été renouvelée, l’administration jugeant ses résultats, 12 retours sur 75, « assez décevants ».

Soins psychiatriques : un environnement coercitif source de dérives

La publication du rapport de visite de la CGLPL à l’été 2017 avait fait grand bruit. Elle y révélait une « situation préoccupante dans le domaine des soins psychiatriques », avec des effectifs insuffisants, « incompatibles avec l’état de santé des personnes incarcérées », un encadrement défaillant, une confusion des rôles entre personnel médical et de surveillance entraînant un exercice de la psychiatrie « plus coercitif que soignant et contraire à la déontologie médicale ». Était cité l’exemple d’un homme décrit comme « menaçant et opposant pendant son transfert », qui avait « fait l’objet d’une injection dès son arrivée, prescrite et réalisée sans qu’un médecin ne l’ait ausculté ni même rencontré ». De nombreux détenus signalaient que « par crainte d’une injection forcée », ils se voyaient contraints de « prendre un traitement contre leur gré », qu’ils souhaitaient « arrêter dès [qu’ils] quitteraient l’établissement ». La Contrôleure demandait alors que soit « mis fin immédiatement à la pratique illégale des soins forcés en détention ».

Lors de sa visite à Château-Thierry en 2015, le CGLPL a été témoin d’injections forcées ©CGLPL

En réponse, le ministère de la Santé annonçait un « nouveau projet médical et de soins de l’unité sanitaire » visant à garantir le respect des droits des patients, en particulier lors des soins sous contrainte, illégaux en détention – excepté dans le cas où il s’agit de calmer une personne dans les heures précédant une hospitalisation sur décision du représentant de l’État (6). Autorités de santé, unité sanitaire, direction de l’établissement pénitentiaire, tous les acteurs interrogés affirment, en mars 2018, que les pratiques de soins forcés ont cessé.

En revanche, le manque de soignants reste chronique. Le psychiatre intervient seul au centre pénitentiaire depuis le mois de mai 2017 à 0,5 ETP (équivalent temps plein) au lieu des 0,9 prévus. Idem pour les soins somatiques : le poste de kinésithérapeute n’est toujours ni prévu, ni financé. Les consultations d’ophtalmologie et ORL sont assurées par le biais d’extractions vers l’hôpital. Seul le problème d’effectifs infirmiers semble réglé, après intervention des syndicats.

Un secret médical qui n’a plus rien de secret

De manière générale, la prise en charge pluridisciplinaire des détenus dès leur arrivée à Château-Thierry, impliquant soignants et surveillants, conduit rapidement au partage d’informations sur l’état de santé et les pathologies des détenus, que ce soit « de façon informelle en détention », ou « de façon plus officielle, lors des réunions de concertation Santé-Justice », comme le relève le rapport d’activités 2016 de l’établissement.

En 2015, la CGLPL constatait également « une confusion des rôles entre l’administration pénitentiaire et les services médicaux, entraînant une atteinte permanente au secret médical ». Elle notait que, lors de la distribution des médicaments en cellule, certaines infirmières échangeaient avec les patients en présence des surveillants. Aujourd’hui, la dispensation des traitements en détention matin, midi et soir, s’effectue toujours en présence d’un surveillant mais les médicaments, assure le centre hospitalier, sont sous emballages « hermétiques et opaques sans mention de dénomination du médicament ».

Le CGLPL a constaté en 2015 l’utilisation d’entraves et de menottes lors des consultations à l’hôpital. ©CGLPL

Les contrôleurs relevaient également la présence des surveillants ainsi que l’utilisation abusive des menottes, voire des entraves, lors de consultations ou de soins à l’hôpital. Lors d’une extraction médicale en urgence, une personne est ainsi restée menottée et entravée, sous le regard du personnel de surveillance, durant toute la consultation. Sans que cela ne semble poser de difficultés au personnel infirmier ni au médecin « qui est parvenu à ausculter malgré la présence gênante des menottes ». Les soignants n’ont pas plus réagi lorsque le patient s’est plaint de ce que les menottes lui faisaient mal, ni « pris la moindre disposition pour préserver un tant soit peu la confidentialité ». Interpelé par l’OIP sur les mesures qui avaient été prises pour que soit mis un terme à ces pratiques, la direction du centre hospitalier a répondu de manière lapidaire que « les soins prodigués aux urgences de l’hôpital se font dans des conditions respectant la dignité des patients et la confidentialité des échanges, ainsi que la sécurité des personnels soignants ». Au-delà de cette assertion, il est donc difficile de savoir si des mesures ont effectivement été prises et, si oui, lesquelles.

Isolement total lors des hospitalisations en psychiatrie

Les hospitalisations en psychiatrie sont fréquentes : l’essentiel a lieu sans le consentement du patient, sur demande du représentant de l’État, et se déroule à l’unité de soins intensifs en psychiatrie (USIP) de l’établissement public de santé mentale départemental (EPSMD), situé à soixante-dix kilomètres de Château-Thierry. Quel que soit leur état, les patients sont placés à l’isolement total. « Les détenus se plaignent de ces hospitalisations », explique le directeur du centre pénitentiaire. « Ils ne peuvent avoir aucune affaire personnelle, livres, clopes. J’ai visité l’USIP, ça allie la froideur de l’incarcération à la froideur de l’hospitalisation. » Les conditions d’hospitalisation sont bien meilleures à l’unité hospitalière spécialement aménagée (UHSA), mais les délais sont longs, se plaint le Dr Benane. « Quand je demande une hospitalisation sous contrainte, c’est assez rapide, mais pour les hospitalisations avec consentement à l’UHSA, le délai peut aller jusqu’à un mois. »

Des pathologies qui devraient relever de structures de soin

En 2007, une inspection des services sanitaires relevait que 85 % des détenus souffraient « d’états psychotiques graves et persistants », une situation « quasiment inchangée » en 2015 selon le CGLPL, qui déplorait la présence de malades « relevant d’une prise en charge en service de psychiatrie ». « En général, au moment où les détenus arrivent », explique le Dr Benane, « leur état ne relève pas de l’hospitalisation. Mais à tout moment, parfois peu de temps après leur arrivée, les patients peuvent décompenser et il faut les envoyer à l’hôpital ». Le directeur Frédéric Lopez évoque notamment « trois détenus complètement prostrés, que l’on n’arrive pas à faire sortir de la cellule, parce que la pathologie est trop envahissante. J’ai parfois l’impression qu’on est les descendants de l’hospice du XIXe siècle ».

Selon la circulaire de 2012, les troubles pouvant conduire à une affectation à Château-Thierry sont : « peur ou refus de sortir d’un isolement de longue durée, manque d’hygiène grave, régression, prostration, retrait de la collectivité, ingestion de corps étrangers, automutilations, tentatives de suicide répétées, passages à l’acte auto ou hétéro-agressifs fréquents, ou propos et conduites inadaptées » (7). À la lecture de cette liste, constate ironiquement l’Association des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire (ASPMP), il est évident que « ces personnes se portent à merveille sur le plan mental » et « ne souffrent d’aucune maladie mentale relevant de soins spécialisés autres qu’en prison »… Le ministère de la Justice reconnaît que les troubles dont sont atteints les détenus transférés à Château-Thierry « prennent fréquemment leur source dans une pathologie psychiatrique » et que nombre d’entre eux « ont déjà connu des épisodes d’hospitalisation sans consentement » (8).

« Certains pourraient bénéficier d’une suspension de peine pour troubles psychiatriques », explique M. Monnet, « mais cette analyse n’est pas partagée par les médecins ». Il n’y a eu qu’une suspension de peine (en 2016) et une libération conditionnelle (en 2017) pour raison médicale, toutes deux pour des problèmes somatiques – même si, selon le service de l’application des peines, « le volet psychiatrique de la pathologie a été pris en considération ». Face à cette situation, il conviendrait de prendre au mot la Commission des lois de l’Assemblée nationale, qui suggère qu’ « une autre solution pourrait résider dans l’application effective des dispositions relatives à la suspension de peine et à la libération conditionnelle assouplie pour motif psychiatrique » (9).

Par François Bès


« Château-Thierry, c’est vieux et c’est sale »

C’est ce que lâche spontanément un intervenant interrogé à propos du centre pénitentiaire. Le quartier centre de détention est composé de onze cellules de 11 à 20 m2, occupées par une ou deux personnes. Au quartier maison centrale, où le régime portes fermées prévaut, la superficie des 97 cellules ne dépasse pas 6 m2 et la plupart des fenêtres, situées en hauteur, n’offrent aucune vue sur l’extérieur. L’absence de placards contraint les détenus à entreposer leurs effets dans des sacs et cartons qui encombrent le sol. En cellule, l’eau est froide. La vétusté de l’établissement justifierait « d’importants travaux de rénovation », admettait en avril 2017 le ministère de la Justice. Seules quelques opérations mineures ont été réalisées depuis. Malgré trois à quatre désinsectisations par an, les cafards sont toujours présents. « Ce qui est fait, poursuit l’intervenant, c’est comme mettre des rustines. Ça devrait être rasé ou désaffecté, et entièrement refait. » Selon M. Lopez, « s’il n’y a pas de gros travaux dans les années à venir, on ne pourra pas continuer sans risque majeur en termes d’hygiène et de sécurité ».


L’isolement, une triple peine

L’essentiel des détenus du QCD est originaire de l’Aisne ou des départements limitrophes, comme 16 % des détenus du quartier maison centrale. Les autres sont originaires des Outre-mer (14 %), d’Île-de-France (12 %), de PACA (11 %), du Sud-Ouest (10 %), de Rhône-Alpes (10 %), de l’Est (7 %) ou du Nord-Ouest (4 %). 3 % annoncent un domicile à l’étranger, et pour 14 %, le domicile est inconnu *. En 2016, les visites au parloir ont essentiellement concerné les détenus du QCD. À l’éloignement géographique vient s’ajouter, comme le déplore le directeur, « la double peine de l’isolement de la maladie psychiatrique et de l’isolement de la délinquance ». Lors du repas de fin d’année organisé pour les détenus et les familles, peu nombreuses, il dit avoir « noté leur lassitude et leur souffrance d’avoir un enfant malade, parfois très malade, et qui souvent a fait des choses abominables en lien avec la maladie. Les familles moins construites laissent tomber. C’est terrible, et nous n’avons pas de solution ».

* Chiffres au 1er janvier 2016.


(1) Circulaire du 21 février 2012 relative à l’orientation en établissement pénitentiaire des personnes détenues.
(2) Originaires de la région, les personnes détenues au QCD purgent des reliquats de peine relativement faibles et sont « a priori destinées à travailler au sein du service général de l’établissement » (Rapport d’activités 2016 de l’établissement).
(3) Rapport d’activité 2016 du centre pénitentiaire.
(4) Détenus qui travaillent au service général des établissements pour le compte de l’Administration pénitentiaire.
(5) Rapport d’activité 2016 du centre pénitentiaire.
(6) Lois du 5 juillet 2011 et du 27 septembre 2013.
(7) Circulaire du 21 février 2012 relative à l’orientation en établissement pénitentiaire des personnes détenues.
(8) Réponse du ministère de la Justice au rapport de la visite du CGLPL à Château-Thierry, 14 avril 2017.
(9) 22 mars 2018, communication du député Stéphane Mazars, « La prise en charge des détenus souffrant de troubles psychiatriques ».

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