L’artiste Nicolas Frize intervient depuis près de trente ans en prison. Il est à l’origine de plusieurs ateliers de travail, qui mêlent aussi formation et création. Il défend une vision de l’activité qui apporte aux personnes détenues de l’inconnu, la découverte d’autres pratiques culturelles, modes de pensée ou de relation. Pour les amener à se repositionner dans leur rapport aux autres et au droit. Une sorte de « réinsertion culturelle ».
Comment avez-vous été amené à intervenir en détention ?
En 1988, j’ai été sollicité pour faire une création musicale en maison d’arrêt pour femmes. J’en ai retiré une très grande frustration : en tant qu’artiste, je ne suis pas simplement là pour divertir et occuper des détenus de cinq à sept le mercredi dans l’espace socio-éducatif, pour amuser la maison et faire en sorte qu’ils supportent mieux la détention. J’ai alors décidé de créer l’atelier de Saint-Maur, en tant que concessionnaire. L’activité est portée par mon association, Les Musiques de la boulangère.
Quelle est la particularité de cet atelier ?
C’est un lieu culturel, incluant une activité professionnalisante et qualifiante de numérisation d’archives sonores. Beaucoup de formations en prison ne débouchent sur aucune activité professionnelle : mais si les personnes ne pratiquent pas dès la fi n de la formation, elles perdent tous les acquis. J’associe à ce binôme travail-formation professionnelle des activités culturelles et de création, avec des rencontres de professionnels d’horizons variés, des formations à l’art, des cours d’instruments de musique et de chant, des expositions, des conférences, l’accès à une bibliothèque spécialisée et à une sonothèque… Il faut que les activités soient liées entre elles, que l’activité culturelle soit reliée au travail, à la formation professionnelle, à l’enseignement si l’on veut que la personne détenue voit du sens à ce qu’elle fait, dans un quotidien carcéral isolant et désincarné. Il n’est pas question d’en rester au stade scandaleux de l’occupationnel. Travail, formation, création : tout est dans tout. Car l’objectif visé n’est pas seulement l’acquisition de compétences techniques. Si on n’associe pas la création à la formation et au professionnel, on oublie le sensible. Et si le sensible n’est pas intégré au travail et à la formation, on ne travaille pas la confiance en soi, l’émancipation, l’initiative, les relations humaines…
Dans cet atelier, les personnes détenues perçoivent une rémunération…
Tous sont payés au SMIC net, quel que soit le poste qu’ils occupent (les postes tournent). La rémunération est un aspect important, mais pas le seul. Je conçois que toutes les activités en prison ne peuvent être rémunérées, néanmoins, cet aspect permet à la personne d’entrer dans un processus d’échange social et participe d’une plus-value redistributive.
C’est permettre aux personnes détenues de retrouver une forme de reconnaissance sociale ?
Oui, à condition de ne pas produire pour un patron privé mais pour la communauté, ce qui est le cas ici. Si on n’a pas d’activité productrice de sens, on est mis dans une inutilité sociale totale. Et c’est ce que la peine dit au détenu : « A partir de maintenant, tu es inutile. Tout ce que tu fais ne sert à rien. On va te garder, te soigner, tu feras des études si tu veux. Cela nous est indifférent. » Le salaire est là parce qu’il y a un contrat, qui signe l’existence d’une utilité sociale, productrice de bien public. Une activité utile produit de l’intelligence, de la sensibilité collective, de l’échange ou des objets qui serviront à d’autres… Une activité qui remplit son rôle doit aussi amener les participants à s’impliquer, intellectuellement et affectivement. Sans cela, une activité est comme tout ce qui se passe en prison : elle ne sert qu’à « gérer la détention », ou plutôt à gérer l’impuissance de l’institution à proposer à des personnes de faire quelque chose de cette situation paradoxale et perverse : se réinsérer en étant coupées du monde ! Si j’associe des activités créatives et culturelles à la formation professionnelle et au travail, c’est aussi parce que je ne crois pas à la réinsertion par la seule acquisition de compétences et savoir-faire techniques.
Je crois dans la réinsertion culturelle. C’est à cela que doivent servir les activités en prison. Ouvrir au monde et à l’altérité, élargir le champ des perceptions.
Qu’entendez-vous par « réinsertion culturelle » ?
Je pense que les problèmes que ces personnes ont rencontrés dans leur parcours sont avant tout de nature culturelle au sens large. Ils ont une vision de la vie et des rapports sociaux dysfonctionnelle. Pour beaucoup d’entre eux, tout est rapport de force, les choses ne se demandent pas, mais se prennent. On prend le corps de l’autre, on prend sa voiture, sa maison, son argent… Pour d’autres, les conflits ne se règlent pas, ils se soldent par leur négation ou par la violence.
Cette vision de la vie résulte de trajectoires psychiques parfois dévastées, d’un manque de confiance en soi, de problèmes affectifs, mentaux, de conception machiste des rapports sexuels, de méfiance par rapport à la loi… C’est tout cela qu’il faut réparer. Si on leur apprend un métier sans toucher à la posture idéologique sur laquelle repose leur rapport au monde, on ne fait rien du tout. En sortant, ils auront exactement les mêmes comportements. Cette réinsertion peut se faire par l’activité artistique. Elle développe le goût, l’expression, le sens des nuances et de la distance.
En se rapprochant de l’abstraction, elle permet à des gens de prendre du recul par rapport au réel, à remettre en question leur perception de la réalité… Elle apporte beaucoup de bénéfices – même si ce n’est pas suffisant.
Quels autres leviers activer pour y parvenir ?
On peut commencer par introduire le droit en détention.
Dans l’atelier de Saint-Maur, les personnes détenues signent un contrat lorsqu’elles intègrent l’atelier. Ce document n’a malheureusement qu’une valeur symbolique, mais c’est un formidable outil pédagogique. Lorsqu’ils le signent, ils ne sont plus détenus, ils sont travailleurs. Plus encore, ils sont sujets de droits. Le contrat est un levier de reconstruction identitaire, il engage tout un processus de relations sociales.
Le statut qu’on leur reconnaît à travers ce contrat leur permet de penser la vie autrement qu’en termes de rapports de force. Cela passe aussi par l’organisation du travail : à l’atelier, les gens tournent sur les différents postes. Ils sont donc tous amenés à occuper celui de responsable ou de contrôleur qualité. C’est un métier difficile car il faut parfois refuser le travail de quelqu’un s’il n’est pas conforme au cahier des charges. Ce n’est pas simple, entre détenus, de se dire « celui-là, je te le refuse ». C’est tout un apprentissage des rapports humains, de la confrontation et de la dispute professionnelle. Les activités doivent s’appuyer sur ce type d’expériences alternatives, qui permettent aux gens de se repositionner dans leur rapport au monde. Les incroyables résultats positifs de cet atelier sont essentiellement culturels, au sens large du terme : en partant, ils n’ont plus le même langage, ont déplacé leurs valeurs ou centres d’intérêt, cherchent d’autres relations aux autres et disent avoir « l’impression d’être quelqu’un d’autre ».
Qu’apportent plus spécifiquement les expositions et conférences ?
L’idée, c’est de sortir de soi, de ne pas se contenter de faire ce que l’on sait déjà. Dans le cadre d’un partenariat que nous développons actuellement avec un grand musée national, ils découvrent des œuvres d’Egypte ancienne ou de la période romantique. Pour eux, c’est l’altérité totale, l’étrangeté.
En prison, il n’y a plus d’altérité, plus de rencontre.
Notre devoir est de faire rentrer toute la société à l’intérieur.
Car la confrontation à l’étrangeté révèle en chacun des questionnements et des capacités insoupçonnés. Il y a plusieurs années, un philosophe que j’avais invité est venu leur parler de Nietzsche. L’un d’entre eux s’est vite rebellé : « Mais pourquoi vous me parlez de ça ? Je suis détenu. Vous croyez que je peux répondre, que ça peut m’intéresser ? » Il était en autocensure, comme les gens qui n’osent pas aller voir de l’art contemporain parce qu’ils pensent que ce n’est pas pour eux. Le philosophe lui a répondu : « Ce n’est pas marqué sur votre front. Je travaille là-dessus en ce moment, et je suis venu en parler avec vous. » L’homme s’est redressé. Plus tard, il nous a dit : « Il y a une part de moi qui est touché par la philosophie et je ne le savais pas. » Voilà ce que devrait être une activité : aller chercher l’inconnu au plus profond de soi. Cela s’appelle bêtement s’émanciper, échapper au déterminisme de sa condition, de son éducation, de ses croyances, de ses influences…
Pour vous, les activités doivent être portées par la société civile. Quel rôle l’administration pénitentiaire [AP] doit-elle jouer ?
Il faut qu’il y ait de la part de l’administration un désir politique d’impliquer l’institution. Une action qui n’est pas portée par l’institution meure à la minute où l’intervenant s’en absente. Il faut expliquer à l’AP ce qu’on cherche à faire, la mettre dans le coup, faire en sorte qu’elle veuille se battre pour que l’activité existe et perdure. Ce travail prend du temps, mais il est indispensable. A chaque fois qu’un nouveau directeur arrive, je demande un long entretien d’explication et d’échange. Mon devoir, c’est aussi de savoir ce qui se passe dans l’établissement, sinon je fais une action isolée et ça n’a pas de sens. Ce qu’on fait en prison, il faut le faire de façon politique. C’est moins le cas lorsqu’on est « simple » intervenant, comme je peux l’être dans l’atelier son de Poissy par exemple (atelier de numérisation sonore que j’ai créé en 2000 pour le compte de la Régie industrielle des établissements pénitentiaires), où j’interviens seulement en qualité de conseiller technique et culturel, pas en acteur économique, et sans pouvoir de décision. On est alors beaucoup plus tributaire des raideurs de l’institution, de sa hiérarchie, de ses nombreux cloisonnements et de ses marges de manœuvre limitées.
Qu’est-ce qui dans le système carcéral peut faire obstacle à une telle démarche ?
Le manque d’argent et de locaux peut être un problème, mais il ne faut pas le nier : il y a aussi des barrages idéologiques et des paresses institutionnelles à trouver des opérateurs extérieurs. Certains syndicats de surveillants ne comprennent pas qu’on puisse porter tant d’attention aux détenus. Pour eux, bien souvent, la réparation personnelle n’existe pas. On doit faire comprendre aux surveillants que la réparation, ça existe, et qu’ils peuvent y participer, en s’intéressant à ce que font les détenus. A Saint-Maur, beaucoup de surveillants l’ont compris et s’investissent à nos côtés. Dernier obstacle, de taille : l’absence de désir des détenus. Certains fuient la confrontation avec l’extérieur pour arriver à supporter d’être enfermés.
Ils se sur-adaptent. Il est difficile de toucher tout le monde, il faut proposer une offre très contrastée, très hétérogène. Il manque un panel d’activités beaucoup plus grand pour qu’un choix porteur de sens soit possible.
Depuis que vous intervenez en milieu carcéral, avez-vous relevé des évolutions sur la question des activités en détention ?
Beaucoup de possibles se sont refermés, essentiellement en raison de l’hystérie sécuritaire : ce qu’on constate à l’extérieur – avec la prolifération des caméras de surveillance, le contrôle généralisé – est encore plus prégnant à l’intérieur. Il y a quelques années, j’ai organisé des concerts avec plus de 100 personnes invitées de l’extérieur et un colloque avec 70 participants sur deux jours. Aujourd’hui, ce serait impossible. Etions-nous moins conscients ou sommes-nous devenus craintifs ? On dit que le chien qui aboie est un chien qui a peur. Voilà, l’institution a compris son impuissance et elle en a peur.
Recueilli par Laure Anelli